Méridien de sang, Cormac McCarthy

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« Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups. Sa famille ce sont des tâcherons, fendeurs de bois et puiseurs d’eau, mais en vérité son père a été maître d’école. Il ne dessoûle jamais, il cite des poètes dont les noms sont maintenant oubliés. Le petit est accroupi devant le feu et l’observe. »

Après un incipit aussi sublime, il faut quatre pages à Cormac McCarthy pour présenter le personnage de l’enfant et son périple initial de vagabond, la dureté du monde des hommes et celle de la nature, la connaissance approfondie qu’il en acquiert et les forces telluriques qui cabossent ainsi sa boussole morale au risque de la fausser à jamais. Une narration à ce point véloce et puissante n’est pas qu’une question de maîtrise de la syntaxe ou d’un épais dictionnaire de synonymes. Elle requiert une rare conscience de l’essentiel, formule qui résumait à elle seule les immenses qualités de La route. On attribue naturellement cette faculté à un auteur au faîte de ses talents, ayant accumulé l’expérience patiente d’un vétéran de son art ; de fait, lorsqu’il reçut le Pulitzer de la fiction pour son chef d’oeuvre de 2007, McCarthy était septuagénaire. Mais Méridien de sang fut publié plus de vingt ans auparavant, et l’écrivain y apportait déjà la preuve irréfutable de l’exact même pouvoir.

Les quatre pages en question forment un récit en soi, et suffisent donc à convaincre qu’on tient là une compréhension unique de ce qu’est la littérature. Il en reste alors quatre cent cinquante-cinq dans la – très belle – réédition de ce roman entreprise à l’occasion des trente ans de l’Olivier, et l’on sait d’emblée qu’on la refermera une fois riche de la connaissance intime d’une vie entière. Pour l’heure, l’enfant échoue dans un bled de plus où il pleut depuis des semaines. Sous une tente minable et bondée, il assiste au prêche d’un triste prédicateur. Apparaît un colosse parfaitement imberbe qui interrompt la cérémonie et accuse ce dernier des pires forfaits. Chaos et lynchage s’ensuivent. On appelle cet éloquent mastar le juge Holden ; il est à peu près le contraire d’un homme de loi.

Ils parlementèrent sans descendre de leurs montures et les chasseurs de bisons allumèrent leurs petits cigarillos et dirent qu’ils se rendaient aux marchés de Mesilla. Les Américains auraient pu faire un échange contre un lot de viande séchée mais ils ne transportaient pas d’articles équivalents et le troc leur était étranger. De sorte que les deux parties se séparèrent sur cette plaine nocturne, chacun refaisant le chemin par lequel l’autre était venu, accomplissant comme il arrive fatalement à tous les voyageurs des permutations sans fin sur les parcours des autres hommes.

L’enfant demeure dans le trou perdu ; il boit tout ce qu’il possède et se bat souvent, avec un talent certain. Vient la fois où Toadvine, gredin essorillé et marqué au fer rouge sur le front pour ses crimes, l’assomme net. Pas rancunier, le gamin l’aide ensuite à commettre un meurtre. Puis il reprend sa pérégrination, partage le brouet d’un ermite, tue un serveur qui le méprisait, perd et retrouve sa mule. Il finit enrôlé dans une troupe d’irréguliers américains en charge de semer mort et désordre côté mexicain pour aider à ce que recule la frontière du Texas. Leur errance à travers le désert s’avère terrifiante ; les éléments seuls commencent à les décimer… avant qu’une horde de Comanches ne le fasse tout à fait, dans une scène sidérante de brutalité. L’enfant en réchappe. Il se joint à un autre survivant. Tous deux traversent des paysages désolés en cherchant de l’eau potable, visitent des villages dévastés par la horde, jusqu’à atteindre une ville où des soldats mexicains les font prisonniers. En taule, l’enfant retrouve Toadvine. La bande de tueurs d’Indiens du Capitaine Glanton, rétribués au scalp, les rachète au gouverneur local. Le second du Capitaine n’est autre que le juge Holden.

Inspirée de faits réels, l’histoire de l’enfant débute en 1833, précisément un siècle avant la naissance de McCarthy, et l’on imagine que ce choix n’est pas fortuit tant sa fascination pour des temps à la fois si barbares et si proches transpire de tout le récit. Une âpre poésie en prose suit l’enfant au sein de la bande d’âmes perdues. Travaillé au possible et parfaitement rendu par la traduction de François Hirsh, le rythme du texte alterne saccades et absence de ponctuation – on sait que l’auteur ne prise gère les virgules ou les marqueurs habituels des dialogues. Scandez une page à haute voix et elle vous évoquera aisément légendes et textes sacrés empreints de l’archaïsme d’époques immémoriales.

Sur une pente du côté ouest de la playa ils passèrent devant une grossière croix de bois sur laquelle des Maricopas avaient crucifié un Apache. Le corps momifié pendait à la traverse de la croix, la bouche béante un trou à vif, une chose de cuir et d’os tannée par les vents de pierre ponce qui souffaient depuis le lac et l’arbre pâli des côtes visible à travers les lambeaux de peau accrochés à la cage thoracique. Ils continuèrent. Les chevaux foulaient d’un pas morne ce sol d’un autre monde et la terre circulaire roulait en silence en dessous d’eux, tournant dans le vide plus vaste dans lequel ils étaient contenus. Dans l’impartiale sévérité de ce terrain tous les phénomènes accédaient à une étrange égalité et il n’était rien, pas une araignée pas un caillou pas un brin d’herbe, qui put revendiquer la préséance. La clarté même de ces choses en démentait la familiarité, car l’oeil présuppose l’ensemble à partir d’un signe ou d’un fragment et tout ici était pareillement lumineux ou pareillement enveloppé d’ombre et dans la démocratie opaque de ces paysages toute préférence devient un caprice et un homme et un rocher acquièrent des liens de parenté insoupçonnés.

La perception des environnements hostiles est brouillée par les éléments, la faim, la douleur, l’alcool, jusqu’à dessiner un monde à la fois fantasmagorique et riche d’un incroyable luxe de détails précis. Les loups y sont omniprésents. Ce monde-là est celui des réprouvés de Dieu – Il est partout chez les hommes et justifie que l’on châtie les infidèles. Chaque partie prenante de la terre maudite traversée par l’enfant, Américains, Mexicains ou Indiens, se comporte de manière également atroce dans ses exactions. Les décors désolés que traversent les protagonistes sont moins effrayants et inhospitaliers que l’esprit déviant des hommes, que l’on découvre ici au travers des actes et des dialogues, fort peu dans des passages psychologisants. L’humanité donnée à contempler dans Méridien de sang ne se borne pas à la sauvagerie et au cynisme, elle est parfois capable d’une bonté inexplicable, qui semble presque déplacée et finit rarement récompensée.

Si bien des choses au monde étaient mystérieuses, les limites de ce monde ne l’étaient pas, car il était sans mesure ni frontière et il contenait en son sein des créatures plus horribles encore et des hommes d’autres couleurs et des êtres sur lesquels nul regard humain ne s’était posé et rien, pourtant rien en lui de plus étranger que ne l’était en eux-mêmes leur propre coeur, malgré tant de solitudes là-bas et tant de bêtes fauves.

Parmi les plus épatants tours de main de Cormac Mc Carthy figure la maîtrise du temps, que se succèdent saisons et intempéries ou que l’Histoire ralentisse puis s’accélère. Après qu’il a vécu mille vies jusqu’à ses seize ans, l’errance du gamin auprès de Glanton s’étire dans une venimeuse langueur. Fêtée à Chihuahua pour avoir rapporté cent vingt-huit scalps et huit têtes, la bande célèbrera son triomphe jusqu’à ce que ses excès la fassent détester par les locaux. Repartie dans la poussière des canyons et des plaines, elle accumulera les nouveaux massacres, sans qu’il s’agisse toujours d’éliminer ceux qu’elle est payée pour traquer… Puis le temps suspendu reprendra sa cavalcade et l’enfant, devenu l’homme, tuera celui qu’il fut – un gamin perdu et en colère – puis fera face à son destin.

Le coeur de Méridien de sang palpite durant les mois de chevauchée de l’enfant aux côtés des tueurs d’Indiens. Si Glanton fait une taiseuse et efficace machine à tuer, le chef charismatique de la sinistre équipée est bien son adjoint Holden. Le géant ambidextre, érudit et séduisant, semble jouir de tous les talents du monde. Devenu proche de l’enfant, un prêtre défroqué s’en méfie comme de la peste. Holden maîtrise la géologie et la chimie, les langues et les écritures saintes, les auteurs grecs et latins, le pistage, l’herboristerie et l’art de la guerre… Il apparut à Glanton de manière quasi surnaturelle, aidant sa bande harcelée par des Apaches et à court de poudre à en fabriquer pour repousser l’assaut. À l’instar de l’enfant, chaque membre de la troupe semble avoir croisé Holden dans une vie précédente. Il dessine ou consigne toute chose dans un carnet, avec précision, « pour les effacer de la mémoire des hommes ».

Imaginez deux hommes qui font une partie de cartes sans avoir rien d’autre à parier que leur vie. Qui n’a pas entendu des histoires comme celles-là ? Une carte retournée. Et pour ce joueur-là tout l’univers se sera péniblement traîné jusqu’à cet instant qui va lui révéler s’il doit périr de la main de l’autre ou l’autre de la sienne. Quelle justification plus irrécusable pourrait-il y avoir du mérite d’un homme ? Cette élévation du jeu à sa dignité suprême n’admet aucune discussion quant à la notion de destin. Le choix d’un homme plutôt que d’un autre est une préférence absolue et irrévocable et il faudrait être assurément bien stupide pour croire qu’une aussi lourde décision est sans autorité ou sans signification, à votre choix. Dans ces parties qui ont pour objet l’anihilation du vaincu les décisions sont tout à fait claires. L’homme qui tient tel assortiment de cartes dans sa main est du même coup rayé de l’existence. C’est la nature même de la guerre dont l’enjeu est à la fois le jeu et la puissance et la justification. Vue sous cet angle la guerre est la forme la plus vraie de la divination. C’est la confrontation de la volonté d’un homme et de la volonté d’un autre au sein de cette volonté plus vaste qui se trouve contrainte de choisir parce qu’elle est ce qui les unit. La guerre est le jeu suprême parce que la guerre est en fin de compte une manifestation forcée de l’unité de l’existence. La guerre, c’est Dieu.

Brown examinait le juge. Vous êtes fou Holden. Pour de bon.

Le juge souriait.

Maintes interprétations du fascinant personnage de Holden furent fournies par les exégètes de Méridien de sang, dont quantité de parallèles avec le Moby Dick d’Herman Melville, ainsi que Juan Asensio le rappelait sur son blog voici quelques mois. Un rapprochement avec le Monsieur Ouine de Georges Bernanos, qu’Asensio suggère d’ailleurs dans le même papier, m’a semblé plus évident encore. Comme celle de Ouine, la science infinie de Holden et son génie rhétorique lui permettent de réfuter avec méthode tout espoir de transcendance. Il renvoie l’Histoire des hommes à ces cycles ininterrompus d’apogées et de déclins qu’attestent les innombrables vestiges jonchant le désert – on ramasse même les ossements pour les réutiliser à l’infini. Le temps des civilisations et celui de leur oubli se confondent dans un présent où les hommes sont voués à croupir, avec la guerre pour seul espoir d’être grands. Mais aussi grise que soit devenue l’âme de l’enfant, elle se refuse au discours nihiliste du juge. Dans leur affrontement inévitable, il ne saurait y avoir de prisonniers.

Trève d’élucubrations, toutefois : Méridien de sang se déroule et se clôt de telle manière qu’en imposer une lecture particulière serait absolument vain – avec son extrême violence, l’autre difficulté à laquelle se virent confrontés ceux qui tentèrent, sans succès, de l’adapter au cinéma. Sans doute cette impression résulte-t-elle d’un choix délibéré. Wikipedia relaie force explications érudites à base de gnosticisme ou de théodicée. McCarthy, lui, se tait. Seule demeure la certitude d’avoir affaire au texte majeur d’un auteur rare, de ceux dont la conscience de l’essentiel en littérature fait les plus grands des écrivains.

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