Ransom, Jay McInerney

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J’ai beau me revendiquer fan de longue date de Jay McInerney, je dois à mon récent passage chez un bouquiniste d’avoir découvert Ransom, son roman daté de 1985 dont je n’avais aucune idée de l’existence. Une telle omission la fout d’autant plus mal que l’auteur n’est pas le plus prolifique de sa génération. Pour la sortie française de son dernier livre Les jours enfuis, j’avais pourtant poussé le bouchon, lors des questions-réponses d’une conférence parisienne, jusqu’à bien laisser entendre à l’intéressé comme à l’assistance que j’avais déjà lu ledit bouquin en version originale. Au moment de signer mes exemplaires français et américain de ce « Bright, precious days« , McInerney, splendide sexagénaire au brushing aussi impeccable que le costume assorti à ses yeux bleu cobalt, s’était fendu d’un très étasunien « That was a good analysis » pour saluer mes trois commentaires en broken English. Sans doute eût-il à peine froncé un sourcil élégant s’il avait connu mes limites comme exégète certifié.

Un sourcilleux senseï

Trève de mortification : toute honte bue, je connaissais assez bien son oeuvre pour vite comprendre que ce Ransom était en quelque sorte la suite d’une nouvelle de 1982 publiée dans le recueil Moi tout craché. Intitulée Dans la province frontalière du Nord-Ouest, elle est reprise dans Ransom à de menus détails près sous forme de flashbacks et décrit l’errance de trois jeunes occidentaux en quête d’eux-mêmes dans les montagnes d’Afghanistan, après des étapes à Katmandou et Goa. Christopher Ransom, héros du roman éponyme, a vécu ce même périple. Deux ans plus tard, en 1977, il vit à Kyoto de son petit salaire de professeur d’anglais, refusant de rentrer à Los Angeles comme d’encaisser les chèques adressés par son père. Ce dernier fut un scénariste de talent avant de devenir producteur à succès de séries insipides, et incarne aux yeux de son fils une certaine idée du renoncement. Ransom, lui, se veut fidèle à ses principes. Après avoir envisagé de se retirer dans un monastère taoïste, il a déccidé d’accéder à la maîtrise du karaté shootokan. Pour ce faire, il respecte une acèse et s’entraîne quotidiennement sous la supervision d’un sourcilleux senseï.

La chaleur gagnait, d’abord par poches dans certaines régions – derrière le réfrigérateur, dans les taches de lumière vive que le soleil mettait sur le tatami -, se répendant dans toute la cuvette formée par les montagnes qui entouraient la ville. Sur les terrasses des grands hôtels, les brasseries rouvrirent, et l’air même s’affaissa, comme gagné par la lassitude ; les cerfs-volants qui dansaient au-dessus du fleuve disparurent peu à peu et sous le fardeau de l’humidité qui pesait de plus en plus lourdement, le ciel sembla descendre sur Kyoto comme une toile de tente qui ploie sous l’eau de pluie qui s’y est accummulée. Le seuil de saturation serait atteint vers la mi-juin, et le ciel s’ouvrirait pour de bon, commençant le tsuyu, la saison des pluies.

Pour rompre sa solitude de gaijin expatrié, Ransom traîne souvent au Buffalo Rome, rade semi-interlope tenu par son ami Ryder où se presse une clique de compatriotes déphasés et de Japonais qui rêvent d’Amérique. De Vito, un ex-marine agressif et hâbleur qui pratique lui aussi le karaté, vient souvent au même bar et tient absolument à défier le placide Ransom en combat singulier. Il y croise aussi Marilyn, la maîtresse vietnamienne de Ryder, qui lui demande de l’aide en aparté pour une sombre histoire d’amant jaloux, yakuza de surcroît… Depuis deux ans et malgré tous ses efforts d’intégration, Ransom est habitué à être scruté où qu’il aille, voire à ce qu’on le prenne pour Keith Richards – les Rolling Stones sont d’ailleurs en tournée dans l’archipel. Mais le respect résolu de ses valeurs chevaleresques qui le pousse à ignorer De Vito et secourir Marilyn lui vaut désormais de ressentir une sourde menace au moindre coin de rue.

Une plume quasi documentaire

On connaît mieux McInerney en chroniqueur ironique mais bienveillant de la vie newyorkaise dans le fulgurant et déjanté Bright lights, big city, qui en fit une star précoce, ou la trilogie romanesque suivant sur 25 ans la vie de Corinne et Russell Calloway (Trente ans et des poussières, La belle vie et le susnommé Les jours enfuis). Sa plume se fait ici plus sobre, voire quasi documentaire. Il faut dire que le Japon, superpuissance émergente du temps de l’écriture de Ransom, avait de quoi fasciner. McInerney décortique une civilisation tiraillée entre l’austère élégance de ses traditions et un mauvais goût omniprésent, parfois importé des États-Unis ; de quoi contrarier la quête d’authenticité de l’Américain en goguette. La courtoisie extrême de certains échanges le dispute à l’infinie bizarrerie de certaines attitudes que Ransom peine toujours à déchiffrer.

Lentement, il se releva et se mit à courir. Au bout de cent mètres, il commença à récupérer, à prendre un rythme ; la fatigue se dissipait et avec elle la sensation d’irréalité. Une coupe fraîche laissait un rectangle dénudé au flanc du mont Hiei. Partout où se posait le regard, tous les arbres avaient été plantés et marqués, chacune de leurs branches répertoriée, toute la terre était divisée en parcelles assignées à une certaine catégorie de production. Pas le moindre espace, en dehors des temples et des sanctuaires, laissé en friche ou en jachère. Les gaijin ne pouvaient manquer de comprendre que chaque chose, chaque personne au Japon occupait la place qui lui revenait, car celle des gaijin se trouvait en dehors des anneaux concentriques de la race, du pays, de la famille. De même que les maisons étaient enfermées à l’intérieur de leurs quatre murs, de même toute chose était-elle enclose. En arrivant, Ransom avait voulu percer les murs, pénétrer dans l’intimité de ce qu’il pouvait imaginer enclos là, derrière les murs et hors de la portée du cadre et des modes de pensée qu’il avait hérités ; il voulait briser les apparences du monde pour regarder au coeur des choses. Une discipline suffisamment rigoureuse avait le pouvoir de le purifier et le transformer, il en avait la certitude.

D’une langue simple, caméra au poing, McInerney suit des ablutions aux bains publics traditionnels, des échanges de cadeaux codifiés entre futurs partenaires économiques ou des virées nocturnes dans les quartiers chauds. Au gré des dialogues et situations, il explique dans leurs grandes lignes les sociétés yakuzas, le commerce des geishas, le très déterministe fonctionnement des castes professionnelles, le système scolaire qui ne l’est pas moins, les mariages arrangés, le rituel de la prostitution, etc. Sans doute le récit s’avérait-il plus exotique et riche d’enseignements il y a trente-cinq ans, mais l’auteur a le mérite de ne pas se montrer trop pesant ou didactique. L’attrait principal du récit reste cependant le devenir – et le passé – de ses personnages, à commencer par Ransom, dont on cherche à comprendre la motivation des choix de vie radicaux. Sa quête de pureté trouve-t-elle son origine dans la relation à son père, le rejet d’une Amérique qui vient de consommer son naufrage au Vietnam, ou la culpabilité chevillée au corps qu’il semble traîner depuis l’Afghanistan ? Caché en pleine lumière dans sa retraite japonaise, cet homme qui vit l’âge des possibles semble attendre que le sort décide pour lui.

Docteur ès crise du tiers de vie

Jeune homme, McInerney a lui-même vécu deux ans au Japon à l’époque de Ransom, et il y étudia les arts martiaux. On doit à son expérience la foultitude de détails sur les entraînements de son héros, la cérébralité de ses assauts contre les autres élèves, la manière patiente dont il reprogramme littéralement son corps, l’impitoyable méritocratie que constitue le dojo et sa population. Son emploi chez un éditeur américain basé à Kyoto est sans doute à l’origine de ses observations souvent amusantes sur le décalage entre Japonais et Américains en environnement professionnel. Pour Ransom, le professorat nécessite d’apprendre aux Japonais la langue anglaise elle-même, mais aussi l’esprit individualiste et agressif propre à son pays. Ces passages tranchent avec la tonalité sombre du roman, car l’existence dépouillée de Ransom n’est pas moins une impasse que celle du protagoniste désabusé, vaniteux et défoncé de Bright lights, big city. Seul l’un des deux connaît la rédemption ; le second, un devenir glaçant.

Le soleil s’était couché derrière les montagnes et Ransom contemplait les silhouettes des bateaux se profilant sur le fleuve.

— Quand tu pleures, tu as quelqu’un pour te consoler ?

— J’ai une bassine à portée de la main.

Elle s’allongea dans l’herbe, en prenant appui sur ses coudes.

— Tu as des copines ?

— Pas vraiment.

— Tu es… tu aimes les hommes ? Je veux dire, tu es pédé ?

— Non, non, pas du tout.

Elle se redressa, prenant sa main dans les siennes.

— Je t’aime bien, Ransom.

— Merci.

— Je ne connais même pas ton prénom.

— Chris. Mais ce n’est pas terrible.

— Tu ne m’aimes pas du tout, n’est-ce pas ?

— Mais si, bien sûr, comme une amie. Et j’ai plus de chances de pouvoir t’aider si on en reste là.

— Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? dit-elle. Si on vit trop longtemps avec un chagrin, on finit par y prendre goût.

— Mes déceptions me regardent, dit-il.

L’auteur fut l’un et l’autre. À le voir aujourd’hui si magnifique, apaisé, époux en quatrièmes noces d’une héritière richissime et postant sur Instagram force plats triplement étoilés et bouteilles de Romanée-Conti, on sait qu’il encaissa convenablement sa jeunesse en équilibre au bord du précipice. Jay McInerney n’est devenu ni Fitzgerald, ni Hemingway, ni même son maître Raymond Carver, et l’on devine qu’une telle pensée a pu le contrarier un temps. Mais lui était doué pour le bonheur ; son regard sur la crise du tiers de vie n’en fut pas moins d’une acuité épatante. Moi qui étais superbement passé à côté de Ransom, je le recommande autant que Bright lights, big city, c’est-à-dire avec une insistance pénible.


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