Les mains propres, Jean-Louis Bailly

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Entomologiste français du XIXe siècle, Jean-Henri Fabre acquit une renommée mondiale depuis son village de Provence, en particulier pour ses articles de vulgarisation scientifique, bien qu’il fût largement autodidacte et longtemps ignoré par ses pairs. Il vécut assez vieux pour recueillir des hommages à profusion de son vivant, dont ceux du président Poincaré lui-même. Un tel saint laïc mériterait force panégyriques ; le projet littéraire d’un écrivain digne de ce nom, lui, consiste à user de la fiction pour en foncer quelque peu l’auréole en imaginant ce que put être sa part d’ombre. Pour ce faire, Fabre devient Anthelme, long sexagénaire aux yeux perçants et au profil d’oiseau de proie que les habitants de son patelin connaissent fort bien et redoutent peut-être un peu. Le bougre passe ses journées en extérieur à farfouiller la terre au soleil du Midi, mais ses mains arachnéennes demeurent étonnamment blanches. On prend l’érudit pour un vague rebouteux.

L’Observateur Incomparable

Anthelme noircit des tombereaux de papier sur les minuscules invertébrés qu’il observe, dans un français à la syntaxe et au vocabulaire gorgés de grec et de latin. Contre quelques sous, les gamins du voisinage lui rapportent des collines les spécimens rares qu’il désire. Parmi eux, le petit Ernest est réputé un peu lent. L’homme de science lui procure des lunettes ; Ernest s’avère alors bon élève et devient son obligé. Ses binocles lui valent désormais d’être appelé Tête-de-Mouche. Si l’excentrique Anthelme perce et décrit les mystères de ses bestioles avec une minutie extrême, son secret à lui se prénomme Rose, appetissante paysanne de dix-sept ans qui partage plus encore avec lui que sa passion pour les insectes. Ils doivent pratiquer leurs crapuleuses galipettes loin du regard d’autrui. C’est qu’Anthelme ne vit pas seul : la brave Épouse lui a donné une palanquée d’enfants, dont trois toujours en vie.

Un peu partout, dans le sol, dans les anfracuosités des murets, sous les écorces, dans les branches, dans un vieux chapeau de paille oublié depuis des années sur un clou au mur d’une ruine, dans des coquilles d’escargots morts, une vie grouille, des larves tissent leur cocon, des villes souterraines se mettent en mouvement dans les ténèbres avant de se vider pour le travail stupide et obstiné du jour qui commence. Ça vibre, ça vole, ça vrombit, ça mange, ça se mange, ça creuse, ça fabrique avec sa bouche ou son anus le mortier qui bâtira la maison, ou qui obturera au bout d’un tunnel la chambre où l’oeuf sera pondu sur le corps d’un autre insecte, festin de la larve à éclore.

Parmi les disparus, Jules est mort à seize ans. Son père voyait en lui mieux encore qu’un digne héritier au plan de l’intellect. Depuis qu’il est parti, Anthelme ne croit plus en Dieu, mais en une Raison supérieure qui présiderait au formidable et immuable agencement du vivant dont il est le témoin si attentif. Un fameux naturaliste britannique de l’époque, lui, suggère plutôt que tout ce qui bouge évolue peu à peu. Si Anthelme voit en lui un rival qui se fourvoie, il reste gonflé d’orgueil que cet Anglais illustre l’ait un jour désigné comme un « Observateur Incomparable » de ses chères bebêtes. Car Anthelme est vaniteux, au-delà de la légitime fiereté de s’être extrait de sa condition. On flatte ses talents de scientifique et d’homme de lettres. Il a traduit les vers de La Fontaine en provençal, rien de moins. À scruter si souvent un monde miniature, l’ego majuscule a tôt fait de se prendre lui-même pour une manière de divinité.

Des zozos un peu inquiétants malgré tout

Or le dieu des espèces grouillantes peut-il s’embarasser de morale ? Le voici qui se surprend à réfléchir à la méthode la plus sûre et la moins remaquable pour substituer sa fraîche amante à l’Épouse fatiguée. Lui sera-t-elle inspirée par les insectes si efficaces et impitoyables entre eux ? Par les récents progrès de la médecine qu’il apprend en cuisinant le jeune docteur du coin, trop heureux de converser avec une telle sommité pour deviner la vile manoeuvre ? Ou par l’antique savoir de la vieille solitaire du coin qu’on tient pour une sorcière, auprès de laquelle Anthelme mandate Tête-de-Mouche ? À l’évidence, Jean-Louis Bailly s’est amusé comme pas possible à faire de Jean-Henri Fabre un meurtrier égotique en puissance dans ces 115 pages au style toujours musical et ouvragé, aussi suranné que succulent.

L’a-t-il aimée ? Comment se le rappeler. Ce n’est pas impossible. Mais il lui paraît bien, pourtant, qu’il éprouve envers Rose des sentiments d’une nature toute nouvelle. Ce n’était guère la mode d’avoir de l’amour, quand on se mariait autrefois. Cela se faisait, sans doute, dans les livres ou dans les villes. Mais à la campagne on était plus raisonnable. On considérait la fille avec un peu plus de sang-froid, et beaucoup moins de déraison. Passé le premier mouvement, celui qui se rencontre dans tout le règne animal, l’attirance, la joie du contact, le soulèvement qui se transmettait, on ne sait dans quel ordre, du coeur au bas-ventre ou du bas-ventre au coeur, on était capable de regarder la fille en connaisseur, d’évaluer la largeur de ses hanches, un rouge sur les joues qui augurât bien de la santé de la jeune personne ; on se renseignait sur les parents, sans trop en avoir l’air – que trop vieux ou trop pauvres, ils ne vous tombent pas sur les bras au lendemain de la noce ; on mettait parfois sa patience à l’épreuve, sa résistance, sa douceur, pour vérifier qu’elle n’appartenait pas à la famille de celles qui tournent mégères sitôt passée la saison des chatteries. On ne se précipitait pas, on ne traînait pas non plus avant de répondre aux formalités et de l’engrosser, pour ainsi dire, sur les marches de l’église. C’était cela, aimer.

Et son lecteur se bidonne avec lui, en même temps qu’il admire l’exercice. Les mains propres n’a rien d’une démythification : bien au contraire, il fait justement découvrir à un public contemporain – fût-il restreint – un personnage aussi extraordinaire qu’il était oublié. Et en écornant joyeusement l’icône, l’auteur lui confère un relief inattendu, qui réconfortera tous ceux qui tiennent les esprits supérieurs pour des zozos un peu inquiétants malgré tout. N’excluons pas non plus que le livre, en triturant la matière grise d’un génie des sciences et l’impeccable ballet des petites choses qui suintent ou qui croustillent, vienne titiller par surprise les irrésolus parmi nous qui manquent toujours de certitudes sur le sens profond du grand bazar cosmique auquel ils furent forcés d’appartenir. La philosophie sait se faire plus digeste lorsqu’elle avance masquée.






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