Trois cartouches pour la Saint-Innocent, Michel Embareck

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La scène se passe à Roche-Les-Eaux, joyau thermal du désert français du milieu-mais-un-peu-à-gauche-sur-la-carte. Jeanne Moreau – rien à voir avec l’actrice – traverse le centre-ville pittoresque pour attraper le journal chez un marchand qu’on décrochera quelques minutes plus tard, au couteau à pain, du lustre auquel il s’est pendu. Désespérance provinciale ordinaire. Franck Wagner, contemporain de Jeanne et vieux routier des pages Justice d’une presse quotidienne régionale qui le « payait pour violer le secret de l’instruction », aujourd’hui à la retraite, a garé son camping car dans les environs. ll la détronche par hasard au comice agricole septennal que le monde entier envie à Roche-Les-Eaux ; soucieuse de son anonymat, l’intéressée s’en aperçoit et lui joue un fameux tour de cochon.

Une dure de dure rendue moins tendre encore

Le fait-diversier a du temps à perdre et la rancune tenace : il se rencarde sur cette condamnée confirmée en appel pour avoir truffé de plomb son mari Jean-Yves, embastillée puis graciée sous la pression d’un intense battage médiatique aux accents néoféministes avant sa canonisation par apposition de téléfilm sur TF1. Toute ressemblance avec la médiatisation récente d’une Calamity Jane septuagénaire de la même eau (sauvage, vous l’avez ?) n’est pas fortuite du tout. Or un ou deux éléments du dossier titillent le déconomètre de notre limier. C’est décidé, Wagner creusera l’affaire et publiera son enquête dans l’un de ces mooks épais et bien dans leur temps dirigé par une ancienne stagiaire à lui. « Pas pour l’argent, juste pour le plaisir de se sentir utile à quelque chose », ou plus sûrement parce que depuis son veuvage « il erre comme un manouche orphelin ».

Le ciel s’est levé du pied gauche au-dessus de Roche-Les-Eaux avant de s’étaler en travers d’une flaque de pluie glacée. Depuis trois jours, alors qu’au calendrier l’été pointe le museau, un temps de chrysanthèmes balaie la campagne aux confins du Poitou, de la Touraine et du Berry. Sous la course à l’échalote des ondées, le vent secoue les fleurs de pommier noircies par le gel d’avril. Il en faudrait cependant davantage pour que Jeanne Moreau renonce à son délice du mercredi.

Inutile de se faire remarquer par un accoutrement trop élégant. Elle enfile un vieil imper couleur mastic, le jean fourré dans les botillons, un chapeau de pluie Floppy noir, celui à large bord où les gouttes rebondissent tels des grains de riz, et une écharpe de grosse laine grise qui lui mange le bas du visage.

La septuagénaire grimpe le raidillon herbeux qui conduit par l’arrière du jardin vers la place Yann-Lapasset – ancien chef du maquis FTP, 1890-1971 – de Roche-Les-Eaux, indifférente à la bourrasque, l’esprit vermoulu de rancoeur après une nuit hachurée de cauchemars, le pas caoutchouteux mais assuré.

Jeanne est une dure de dure que la prison a faite moins tendre encore. Elle n’a rien déposé de plus qu’une plainte fantôme contre son mari, pourtant décrit comme abusif à longueur de témoignages. Elle a évincé une maîtresse avec la détermination d’un Terminator à fichu. Pour les gens du coin, elle formait avec Jean-Yves un couple amoureux, séduisant et canaille ; à ses côtés, elle a bossé à l’ancienne sur les marchés, pionnière de la crèmerie à l’aise avec les comptes avant et après l’arrivée des caisses enregistreuses, et rempli son matelas sur la base d’un contrat de mariage avec séparation des biens, ce qui n’intéressait personne au tribunal… Pas plus que l’héritage copieux perçu aux dépens de sa fratrie. Jeanne et Jean-Yves firent construire une coquette maison sur sous-sol et achetèrent bagnoles, grosses motos et un arsenal de fusils de chasse suffisant pour conquérir un petit pays des Balkans.

Aux nobles chiens de la casse du fait divers

D’ailleurs Madame brille au ball-trap, tireuse émérite depuis l’enfance. Ça lui vaut des sorties avec le beau linge du cru. Figurez-vous qu’elle a remisé à portée de main deux cartouches et une balle une semaine avant le meurtre, des méthodes éprouvées de chasse au gros gibier. Et la balle qui achève, il faut bien l’ajuster. Tacticienne éprouvée à la mémoire d’un comptable de cartel mexicain, elle joue au tarot avec un cercle de notables depuis sa libération, sans les avoir affranchis sur la réalité de son passé pénitentiaire. La bougresse avait aussi bien noyé le poisson pendant les audiences, couvrant ses contradictions et inventions supposées – comme les 2 cachets de Stilnox qu’elle aurait pris avant le drame et lui auraient embrumé l’entendement, sans laisser de trace dans les analyses.

Il écrivait en phrases courtes, où perçait parfois un humour de dérision, à destination de lecteurs au vocabulaire étriqué pour qui justice n’était réellement rendue qu’à la page « Tribunal correctionnel ». Et celle de la cour d’assises, une fois par trimestre. On passait alors de pan-pan cul-cul des heures de TIG au grand frisson de la perpète encourue. Ses seules fantaisies lexicales se limitaient à placer parfois, à l’angle d’une phrase, une expression populaire oubliée comme « une maison où il rentre des sous et sort de la fumée » pour qualifier un couple avaricieux.

Sa carrière avait débuté alors qu’on fabriquait encore les journaux au plomb. Ah, le cliquetis symphonique des linotypes, les coups de sifflet du délégué syndical indiquant l’heure de la « brisure », le craquement sourd de la brosse sur la morasse où les secrétaires de direction vérifiaient les tournes avant de gueuler « Elle est bonne ! Emportez ! »… Wagner avait aimé l’atmosphère de l’atelier, les marbres d’acier que l’on dégraissait au Coca, correcteurs omniscients, ouvriers du Livre ronchons mais bienveillants, autant qu’il avait détesté l’ère glaciaire de l’informatique.

Tout ça mis bout-à-bout, l’amie Jeanne aurait agi bien posément pour accréditer l’étrange « légitime défense préventive » à l’américaine plaidée en appel. Et s’il fallait « suivre les sous » pour trouver le mobile, le credo de Wagner qu’il répète comme un mantra ? Voire se repasser le contexte politique du dossier, une transition discourtoise entre un « président de droite très à droite » et un de « gauche assez à droite », marquée par l’ardent désir de vengeance du premier, pour piger le pourquoi de la grâce finale ? De la façon dont Michel Embareck décrit les investigations minutieuses de son alter ego à T-shirt du Che et sac banane émane une profonde nostalgie de la chronique judiciaire d’avant l’ordinateur, du temps des bannettes de PVs qu’on fouillait tranquille sous l’oeil bienveillant des poulets. Et une vraie tendresse pour les nobles chiens de la casse du fait divers, au courant de tout et à l’abri de rien, francs-tireurs obsessionnels et méticuleux que les directeurs de publication traitaient comme un mal nécessaire.

Le luxe de ceux qui peuvent bien se cogner de tout

Au fil de ce démontage appliqué de l’affaire Jacqueline Sauvage sous forme de fiction, on ne peut guère soupçonner Michel Embareck d’être vendu aux puissances occultes du patriarcat réactionnaire. La carte de visite ne colle pas. Il refuse juste d’être pris pour un jambon dans une affaire qui rappelle vaguement le cas OJ Simpson, précurseur d’une justice rendue hors des prétoires. Il leur importe, à Wagner et lui, de piger pourquoi l’avocat a si facilement fait tomber la préméditation dès la première instance, et comment les vengeurs – plus ou moins – masqués de réseaux sociaux ont fait le reste. Un authentique idéalisme les pousse ce faisant à rêver d’un monde à l’ancienne où chacun ferait son turbin proprement, police, justice et plumitifs. L’auteur a refilé à son protagoniste une allergie aiguë au storytelling à la mode qui rend l’information aussi insipide qu’inutile ; comme lui, Wagner jouit d’une paix royale pour enfin décortiquer comme il se doit l’histoire de la meurtrière, le luxe de ceux qui peuvent bien se cogner de tout, même des jets de tomates virtuelles.

Du haut de la Grand-Rue à la place Yann-Lapasset s’affichent les dernières tendances de la modernité rurale, tondeuses à gazon, trayeuses électriques, survitrage ou double vitrage, voiturettes sans permis, et les frivolités urbaines vues d’ici, bracelets italiens, bretelles aux couleurs jamaïcaines, autocuiseurs de forme aérodynamique. De vieux marlous bedonnants, rouflaquettes blanchies, s’extasient devant la nouvelle collection de T-shirts Johnny où des loups bleutés jappent à la lune. À coup sûr, Jean-Yves aurait fait provision. (…)

Entre les effluves doucereux de pralines et d’oignons au bord des larmes dans l’attente des andouillettes, flotte sur le bourg la discrète allégresse de se retrouver vivant au sortir des saisons de temps de chien. On se croisera de nouveau au bord du terrain de boules, on randonnera en faisant la causette sur la voie verte le long de la Creuse. La grisaille se vit vautré devant l’affligeant spectable du monde en direct commenté. Dès que pointent les beaux jours, le corps retrouve un allant vertical, fier d’avoir survécu au tunnel des âneries télévisées. Les Zoulous peuvent s’entretuer, les cannibales se cuisiner sauce aigre-douce, on vit à nouveau les pieds sur terre, la terre d’ici, celle des potagers et des géraniums de sortie sur les rebords de fenêtres.

Il procède comme il faut, c’est-à-dire à l’exact inverse d’un conspirationniste 2.0 qui bazarderait une source jugée non fiable au profit d’une autre au seul prétexte qu’elle raconterait le contraire. Il furète, défriche, recoupe, pas toujours blanc-bleu dans « ses rapines de l’actualité peccamineuse ». Incollable sur la procédure judiciaire, il joue plus près des lignes que Nadal à Roland. Démythifier, oui, mais pas question d’accabler la meurtrière. Son Jean-Yves était « une tête à claques de la pire espèce, violent, alcoolique mort à plus de deux grammes ». Elle a dézingué ce minable, gifleur d’épouse et possible tripoteur de leur fille. Au final, quatre ans tirés pour meurtre aggravé sur conjoint, même si la taule n’eut rien d’un Pierre & Vacances, on fait pire ; elle se serait d’ailleurs bien passée du vacarme persistant de certains ses soutiens. Lectrice avide de Détective, elle est aussi friande de faits divers que Wagner. Une sorte de connivence à distance s’installe entre ces deux survivants d’une époque que la nôtre peine à comprendre.

Des bienfaits des cuissons lentes

Comme elle ne parvient plus guère, et le cas présent est syptomatique, à dissocier justice et morale. Wagner veut avant tout « comprendre comment on en est arrivé à une telle escroquerie intellectuelle, comment une morale frelatée a pris le pas sur le droit ». Trois cartouches pour la Saint-Innocent constitue enfin un enième témoignage sur le gros bout de France déclassée que Wagner parcourt en camping car fatigué, et dont les gouvernants laissent s’effilocher les services publics sans autre réponse que la digitalisation de la ruralité. Soit d’autres ravages du numérique triomphant, s’ajoutant à ceux du « tribunal populaire digital » qui rejoue le match dès la sortie des assises, et de la quête effrénée du clic dans des rédactions amaigries jusqu’aux os et tendons… qui aura mis dans un fauteuil la campagne savamment orchestrée en faveur de Sainte Jeanne Moreau.

Pour comprendre, il fallait avoir vécu à la campagne ce début des années 1960, celles du grand Charles dont on imitait la gestuelle avec le tire-bouchon, du certif à quatorze ans, passeport vers l’usine, la ferme ou l’apprentissage. Les jeunes frimaient sur des Motobécane, Flandria ou Malagutti, échappement libre, guidon torsadé, couraient les bals du samedi soir en attendant de partir au service, trop heureux d’échapper à la guerre d’Algérie. Les hommes fumaient des Gauloises à la chaîne sans se soucier des bronches des marmailles qu’on élevait à coups de pied au cul. Les hommes buvaient Suze après Picon en jouant à la belote coinchée, les hommes se piquaient la ruche les soirs de paye, les hommes torgnolaient leur légitime sans que quiconque y trouve à redire, ne lui demandaient pas un bon de saillie avant de la prendre en levrette devant l’évier. Les hommes faisaient bouillir la marmite. Les femmes la récuraient. Se faire serrer au volant, et même sur le siège arrière, d’une chignole volée vous expédiait direct au gnouf, les filles rigolaient quand des bidasses les sifflaient dans la rue, les vieux enseignaient aux gamins la religion du tarot ou de la coinche. La petite Jeanne se défendait sacrément bien aux cartes grâce à une stupéfiante mémoire des chiffres. Seul l’avocat général du procès d’appel avait décrypté son jeu. Dans ce monde d’hommes, Jeanne Moreau avait porté la culotte sans jamais faire la chochotte. Née à la libération de Vesoul, on l’avait jugée avec la morale de notre siècle alors qu’elle relevait de celle du précédent.

Pour relater l’enquête de Franck Wagner, Michel Embareck adopte un bagout de Tonton flingueur qui aurait lu Vialatte dont on jurerait qu’il le fait parfois pouffer sur son clavier – et le lecteur avec lui. La prose s’avère ici moins mélancolique et gracieuse que celle d’Une flèche dans la tête, le précédent opus de l’auteur. Plus volontiers que la puissance littéraire, elle vise une efficacité truculente, tout en demeurant aussi ouvragée. En témoignent les classieux paragraphes de descriptions ouvrant les chapitres dédiés à Jeanne, l’air de dire « N’oubliez pas que quand le monsieur veut, il peut » en plus d’apporter de digestes ruptures de ton. De même que Trois cartouches pour la Saint-Innocent peut être lu comme un plaidoyer pour le temps long journalistique et judiciaire, sa forme exalte la valeur des heures que passe un texte sur l’établi, comme les bienfaits d’une cuisson lente – est-il besoin d’ajouter que l’auteur est fan de jarret, palette et autres amis des cocottes en fonte ?

La b… dans le taille-crayon

Dussent-ils leur jaillissement à une subite envie de déconnade, le mot rare et l’expression abracadabrantesque tombent juste. L’ode à la Peugeot 404 scandée dans un (bon) restaurant routier de Haute-Saône arracherait une larmichette. On perçoit d’instinct « le parfum melliflu des colzas en fleur » sans avoir encore compulsé son Larousse. « La haridelle décatie sortie du camping car » fait un sacré portrait de Franck Wagner. « Une jalouse, vieille fille aigrie toujours à courir après cent sous pour faire un franc » n’inspirera guère confiance, à raison. Oui, quand ça reste sur l’estomac, on se réjouira plutôt que ça « caille sur le jabot ». « Se faire baratter le frifri » n’évoque pas que la volupté, dans l’amour charnel. Sans doute le « brindezingue de cousin » n’a-t-il pas toute sa tête. Imagine-t-on, pour finir, situation plus délicate que celle où un futur décideur a « la bite dans le taille-crayon » ?

L’orage approche. Les bourrasques d’un vent tiède font se battre en duel les branches hautes du cerisier, le tonerre roule sa bosse de l’autre côté de la Creuse alors que les premières gouttes crépitent sur les feuilles de rhubarbe larges comme des oreilles d’éléphant. Des lueurs ambrées lézardent un ciel au beurre noir en tranches foutraques, une, deux secondes, il approche à en croire, dur comme fer, un décompte appris autrefois auprès de son père. Le temps de déplacer un pot de fleurs et le ciel ouvre les vannes, un rideau de pluie grisâtre martèle le sol lorsque Jeanne Moreau s’ébroue à l’abri de la véranda.

Tandis que les gouttes arrosent le toit vitré telles des poignées de pois chiches balancées à la volée, elle reprend sa lecture des « Disparus de Saint-Brieuc » dans Détective.

On l’aura compris : Trois cartouches pour la Saint-Innocent relève plus du baroud d’honneur que du remède à notre époque, mais son panache indiscutable aidera certainement à mieux la faire glisser.

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