L’architecture, Marien Defalvard

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Le 26 décembre 1991, on apprend la dissolution de l’URSS. Clermont-Ferrand est de ces villes de France dont nombre de rues, places et équipements publics furent nommés en son hommage et dont le bâti depuis la dernière guerre reflète le mieux les austères partis-pris formels. Un architecte parisien doit venir y séjourner ; on sait de lui qu’il a passé son enfance dans la préfecture auvergnate. L’homme doit y participer au concours organisé pour la conception du nouveau palais de justice. Pendant les semaines qu’il y passera, solitaire la plupart du temps, entre sa chambre d’hôtel deux étoiles, ses déambulations dans la ville transie de froid et quelques réunions avec les commanditaires du marché public, il consignera ses réflexions dans un journal : elles constituent l’essentiel des 300 pages de L’architecture.

Ex-fripon à mèche rebelle

Si l’année 1992 fut celle de l’éclatement de l’empire soviétique, elle coïncida également avec la naissance de Marien Defalvard, une information un tantinet plus confidentielle qu’il est pourtant utile d’avoir ici en tête, tant ce second roman évoque son cheminement en tant qu’auteur et son rapport au langage autant qu’il traite de l’esthétique approximative de la dix-neuvième ville de France – où naquit Hervé Defalvard, dont la qualité de spécialiste en économie sociale et solidaire laisse entendre de profondes divergences politiques avec son fils Marien. Celui-ci n’avait pas vingt ans lorsque parut son premier texte, un roman intitulé Du temps qu’on existait.

(Incipit)

C’était un hiver incertain. Les nuages passaient comme des draps essorés sur l’anthracite du ciel, sur la harpe du ciel et s’arrachaient sur un pommier, s’arrachaient et saignaient un peu sur la frise d’un pommier, sur un encadrement de fenêtre trop haut placé ou sur le nichoir, tiens – le vieux nichoir en forme de papillotte brûlée, qui pendait entre les trognons et les mouches – les nuages passaient dans le réticule et venaient échouer sur l’angle haut de la fenêtre de la cuisine, aux persiennes de métal roussies : les nuages lait, amidon, plâtre qui passaient vite, comme des dépêches ou des débâcles. Le froid semblait les sangler sous le ventre, à l’endroit où la buée empèse. Le fond de l’air était d’une mobilité intrépide qui rendait les trémières fannées bizarrement saillantes, menaçantes : glaives sans fleurs. Des ombres lourdes, itinérantes, pleines d’air et d’eau, noires comme de la cendre sèche, glissaient sur les murettes de béton encadrant le jardin hivernal.

D’aucuns louèrent alors une précocité formidable et les fulgurantes beautés d’un style d’inspiration prousto-rimbaldienne, alors que d’autres brocardèrent le conservatisme sous-jacent de l’oeuvre et les affèteries de son écriture. Le fripon à mèche rebelle s’empressa de nourrir la polémique naissante en se fendant d’une tirade d’un humour approximatif où il était question du caractère fondamentalement fasciste de la forme romanesque lorsqu’il reçut le prix de Flore 2011 des mains d’un Frédéric Beigbeder médusé. Considérant les diverses chamailleries et réconciliations qu’il eut depuis avec l’ineffable Marc-Édouard Nabe, on peut douter que beaucoup d’anciens de l’UNEF lui tapent aujourd’hui sur le ventre. Il serait cependant mal avisé de n’attendre de L’architecture qu’un chapelet de provocations ordinaires de jeune lettré rétrograde, tant s’en faut.

Un sacrifice esthétique complet

Marien Defalvard s’y entend en descriptions, et la ville de Clermont-Ferrand, comme le contraste avec ses alentours de la plaine de Limagne et de la chaîne des Puys, lui offre un fascinant terrain de jeu. À bien des égards, la ville affiche un visage de créature de Frankensein qui résiste au sens. L’urbanisme utilitariste d’inspiration socialiste, à force de démolitions discutables et replâtrages hideux, a littéralement défiguré la ville. « Quelque chose de chiche s’empilait sur quelque chose de patibulairement moderne » dit Defalvard pour en illustrer les strates de la reconstruction, faisant de l’agglomération « un lieu où le beau a été, d’un geste définitif, congédié pour l’éternité ». Les juxtapositions disgracieuses d’édifices conçus au moindre coût pour pallier l’insalubrité et le quasi raffinement de la tristesse en résultant font l’objet d’un grand luxe de tableaux, aussi déprimants par les images qu’ils suscitent qu’épatants par la précision du vocabulaire et des comparaisons employés. Bref, au nom de la fraternité, Clermont-Ferrand a pris des allures de « sacrifice esthétique complet ».

L’Histoire passait dans les lointains, comme un train aux lumières éteintes ; d’ici, on n’en voyait plus le cours. Je songeais, dans la solitude mate, à la lumière sans espoir, de cette chambre d’hôtel, à ce que j’avais observé la veille, parcourant la ville pour la première fois depuis deux dizaines d’années : les agencements étranges, étanches que faisait naître l’absence d’ordre et de préparation, la vapeur métaphysique bizarre qui s’exhalait hors d’une indifférence aussi criante au sens esthétique, la hauteur que prenait soudain cette absence raisonnée du goût.

Bien que la ville, par sa réclusion dans les entrailles du pays, semble éloignée du cours de l’Histoire, l’auteur en fait une manière de cas d’école français. La chrétienté – subtil balancier des influences catholique et protestante – avait donné une forme à Clermont-Ferrand ; elle en fut ensuite dépouillée par le retour du paganisme qui point sous « l’idolâtrie de l’amélioration » au nom de laquelle on aurait – mal – fait table rase du passé. Houellebecq n’est pas cité – nous sommes en 1992 – mais on l’imagine en lecteur hochant la tête au fil des pages, sourire en coin. Pierre Jourde non plus, mais l’archaïsme fondamental que recèlent les ombres profondes de Clermont-Ferrand, souvent évoqué dans son oeuvre, est bien présent ici. Si nulle mention n’est faite aux débats clermontois sur le pari pascalien du Ma nuit chez Maud de Rohmer, la métaphysique du philosophe natif de la ville baigne les réflexions de L’architecture. Et Marien Defalvard distribue bons et mauvais points aux penseurs qui évoquèrent Clermont-Ferrand – on ne s’étonnera guère de relever que la préférence de celui qui honnit un « contexte (moderne) d’abjection féroce et de régression anthropologique » va plutôt à Chateaubriand qu’à Camus.

Une langue devenue piège materialiste

Criblé de références philosophiques et romanesques – dont l’inestimable Robert Penn Warren, merci pour lui –, L’architecture s’avère un étrange objet littéraire à la page dense et à la phrase parfois interminable, dont les circonvolutions virtuoses pourront plonger ceux qui s’y oseront dans un état de confusion certain. Il y est rarement question de scènes à proprement parler ou de véritables dialogues : descriptions et monologues intérieurs se succèdent, parfois entrecoupés de fort longues parenthèses. L’action elle-même se résume de la manière suivante : comment vendre un projet d’architecture ambitieux dans un pays et à une époque qui s’y prêtent aussi peu ? Pour ce faire, le protagoniste discute parfois avec ses interlocuteurs de la préfecture ; l’auteur décortique alors ses conversations avec les bureaucrates sans les retranscrire vraiment. Pour avoir moi-même passé un certain nombre d’heures en réunion dans le cadre de procédures de marchés publics, j’atteste qu’on y parle souvent moins d’Henry de Montherlant que ne le fait notre architecte.

Intranquille, inclémente, incurieuse, inglorieuse, impraticable : la ville – dans son moule, sa gousse ingrate en forme de carabine surelevée ; gâteau au glacis effrité composé de hauts immeubles noirâtres, brunâtres, blanchâtres, âtreâtres, aux crépis râpés et grêlés et aux lèvres séchées par l’alternance de la chaleur et du froid, carabine enrouée qui paraissait pointer sa cible vers la frise de papier peint des puys, et qui soutenait la nef centrale, le lourd vaisseau cathédralifère (cette usine à boutons, si l’on veut, mais peu taylorienne) – la ville sortait soudain d’une traînée antique de brume, et apparaissait dans toute sa réclusion, sa claustration, son archaïsme. Son ingloriosité ; son incuriosité. Sa solitude. Fantoche politique, fantoche matriciel, fantoche surexistant, fantoche qui rebattait son existence comme un hachoir un aliment, aux entrailles dures et turbulentes de fer – fantoche de pierre noire, de limaille et de craie poisseuse dans la brume rose, vêtu d’un éblouissant calicot d’hostilité.

S’agit-il d’ailleurs bien de lui ? Assez floue, l’attribution des méditations successives alterne le « il » et le « je », et l’on trouvera quantité de correspondances entre l’histoire personnelle du héros jamais nommé de L’architecture et celle de Marien Defalvard. L’art que révère le plus le narrateur est bien la littérature ; il entretient un rapport fasciné et obsessionnel au langage. Ses pensées solitaires sur l’architecture clermontoise le poussent à essorer les possibilités d’une langue devenue prison. L’environnement d’une rudesse et d’une laideur primitives, essentielles, lui inspirent des descriptions dans lesquelles il distord toujours plus sa coulée textuelle – l’expression est un emprunt à l’auvergnate Marie-Hélène Lafon, qui écrit dans un genre certes différent –, en sublime la musicalité tout en épuisant le sens des mots choisis. Il y est constamment question de transcendance et de métaphysique alors que la langue se serait justement muée en piège matérialiste, empêchant l’appréhension de l’impalpable.

Entre élan donquichottesque et fatalisme résigné

Selon l’architecte et l’auteur, on s’accoutume trop facilement à la tyrannie du sens convenu des mots. « Ils sont utilisés servilement, pauvrement, sans imagination ». On fustige ceux des générations qui suivent comme une dégénérescence, ignorant que les nôtres en sont une au regard de celles qui précèdent. Pourtant la littérature reste grande, qui permet toujours « l’absolue réussite d’une phrase », et s’avère bien supérieure à l’architecture lorsqu’elle échappe aux carcans. Par le truchement de son personnage, Defalvard analyse sa trajectoire personnelle, son passé d’enfant précoce grisé par sa capacité à produire des phrases singulières, réalisant ainsi son rêve d’une « propriété de langue impartageable ». Peu lui importait d’être pleinement compris par ses contemporains ou de viser la postérité – en entretien, il confirme s’intéresser au statut d’écrivain publié plus qu’aux ventes à l’avenant – du moment qu’il utilisait ses mots à lui. Las, son expérience intense entre toutes d’adolescent artiste tourna court. Il résume ainsi les épisodes pénibles qui semblent avoir succédé à la publication de son premier roman : « C’était l’écriture, ou moi ». Cette figure tourmentée qui apparaît en creux, intègre malgré la posture et hantée par la parabole des Talents, parvient à émouvoir en dépit d’une copieuse estime d’elle-même.

L’intuition suivante, vers cinq heures du matin (la craie mate des immeubles, de l’autre côté de la rue, comme des pains de sel dans l’embarcadère nocturne ; il n’y a pas de vent s’il y a le froid, le froid très ancien, très indolore des montagnes, ou plutôt ce froid montagnard que la ville, dans sa cuvette, garde mieux que n’importe quel cratère de montagne : un froid concentré, pierreux, comme une nappe d’air congelé au fond du tube ; le ciel est un parpaing sans interstices), alors que le sommeil ne pouvait plus venir : il y a eu un monde antérieur dans lequel la littérature ne devait pas obligatoirement venir après ; il y a eu un monde où l’on se passait parfaitement de la vérification du monde par le langage, où cette confirmation des formes et des forces par la parole, par les fonds baptismaux de la parole, dressée, baroque, obtuse, la parole des croisillons et des petites arêtes à la tête des couronnes de bronze sur les chapiteaux romans, où cette confirmation n’était pas seulement inquêtable, mais inquêtée. Il y a eu un monde précédant la parole ; je ne peux pas en douter, il y a eu, avant le monde du langage nécessaire, de la confirmation nécessaire de la langue, un monde où le mot « indicible » avait un poids non pas métaphysique mais direct, brutal, phénoménologique ; où l’on pouvait dire « indicible » comme on aurait dit « caillou », « cercle », « épaisseur », « franchise », « pylône », « château d’eau ». Et cet anté-langage, il m’est indiqué surtout aujourd’hui par l’image et par le chant ; par les diaprures de l’image, par le démembrement de l’image par le chant.

Que reste-t-il du prodige ? S’est-il, à la manière de son architecte, trouvé une prestigieuse béquille qui lui permette d’exister avec – ou malgré – ses obsessions langagières et une culture littéraire qui confine à l’hypermnésie ? À cet égard, la réponse qu’apporte ce nouvel opus – il fait suite à un recueil de poèmes intitulé Narthex – n’est pas limpide. L’architecture offre en revanche une clarification du parcours idéologique de l’auteur, comment il bascula comme tant d’autres dans la Réaction face au progressisme vide de substance de leurs pères. Gageons que celui de Marien Defalvard n’aura pas nécessairement goûté la figure paternelle distante et cynique, incarnation des capitulations modernes aux cheveux évoquant des « tagliatelles trop cuites », décrite dans le roman. Mais si la « moraline » des boomers progressistes est franchement exécrable à l’auteur, il n’envisage pas (plus ?) le fascisme et son pendant raciste comme une solution plus digne. On respire un peu. À l’image de son architecte, il semble pour l’heure osciller entre un élan résolument donquichottesque et un fatalisme raisonné, dans l’attente « d’une révolution ou d’une contre-révolution ». Notons qu’il n’est pas le seul parmi nos auteurs contemporains, dans le sillage de l’oracle à parka de la maison Flammarion mentionné plus haut.

Pour une bonne hygiène du lecteur

On ne saurait boucler un billet consacré à L’architecture sans un florilège du vocabulaire le plus exotique utilisé par l’auteur, preuve qu’il n’a pas entièrement renoncé à se distinguer complètement de ses semblables : cheire, fluer, calamistrer, gour, couze, mêmement, ratiocineur, ipséité, mnémonique, eidétique, spicilège, apophatisme, subsumer, analepse, coryphée, replétion, délinéament, propédeutique, hypallage, autotélie, schize, remembrance. Il convient d’en distinguer ce qui semble plutôt relever des marottes de l’écrivain, tant on les retrouve au fil des pages : idéatoire, mou ou molle ou mollement, reptation, jaune (l’air comme le sperme…), vortex, enter, anomique, fusain, encor (sans e, nécessairement), mercure, pièta, orbe, glaives, magnésie, ou descriptions et comparaisons à base de poudre (« pulvérulent » sonne tellement mieux que « poudreux ») et de produits laitiers – il pleut de la crème et du lait, tout le temps, quasi littéralement.

Les façades de lait répandu, qui avait la couleur profuse et idéale du lait des tableaux de Vermeer, ce lait épais aux couleurs pures passant entre les mains des laitières, ce lait qui nourrissait le regard, entre les bassins de cuivre noir, faisaient une lumière écholalique dans la nuit. Des immeubles aux allures de télésièges sommaires les complétaient ; et les maisonnettes de Gdansk, couleur de bouton-d’or éclaté, sur l’Acropole vidée par la nuit. Les places étaient inégalement revêtues, et brillaient d’un éclat humide dans l’air sec. Les murs de Volvic, dans la nuit bleue – bleue de smalt – et claire – d’une clarté marbrée d’opaline – semblaient des peaux grêlées, atteintes d’une maladie de surface. La cathédrale, honteuse, menaçante, misérable, paraissait pencher dangereusement sur un bord ; elle n’était plus la proue de la colline centrale mais une apparition grinçante, laide, entre deux rues zigzagantes, qui desservaient des chaussetiers et des marchands de graillon. Une beauté inquiétante se construisait là, dans les entrailles superficielles de la ville, de la nuit dans la ville, comme un alcool mûri dans une bassine d’étain.

De telles listes ne sont pas destinées qu’à arracher un ricanement au lecteur assez méritant pour avoir scrollé jusqu’en bas de la présente page : elles sont un moyen parmi d’autres de rappeler que L’architecture est un texte foncièrement exigeant, tantôt virtuose et lumineux, tantôt abscons et agaçant, loin des canons du roman traditionnel. En balayer l’intérêt d’un revers de main au prétexte de son « imbitabilité » frappadingue, comme ce fut le cas au Masque et la Plume, relève d’une flemmardise assez décevante de la part de critiques chevronnés. Inversement, difficile de s’en faire le thuriféraire sans susciter de légitimes soupçons de pose obligée. Au lieu d’exprimer un avis simple et définitif sur ce texte, avançons qu’on en lit peu d’une telle originalité, aussi novateurs sur la question du langage lui-même, qui obligent à un effort à ce point soutenu pour en extraire la moelle. L’une de mes rares convictions arrêtées sur L’architecture est qu’il participe d’une bonne hygiène du lecteur entre deux livres moins astreignants. Sur ce, je commence un polar.

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