L’Anomalie, Hervé Le Tellier

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En janvier 2021, un événement insensé bouleverse les vies d’une poignée d’hommes et de femmes, tous passagers d’un train de banlieue en provenance de Saint-Nom-La-Bretêche. Le 17h08 arrive à Saint-Lazare avec à son bord leurs parfaits alter ego du 19 octobre 2020. Parmi eux, Antoine rentre chez lui comme si de rien n’était, sauf qu’à la table du salon c’est un autre lui-même qui fignole un nouveau billet pour 130 livres.

Pour évacuer l’instant de légitime stupéfaction, les deux Antoines – on conviendra de les appeler « Octobre » et « Janvier » par commodité – s’entendent aisément sur l’ouverture d’un Côtes-du-Rhône (« Force majeure. Tant pis pour ma saleté de dry january. » « Attends, on est le 19, bel effort déjà. » « Tu imagines bien que je n’ai pas commencé à minuit pétantes le soir du non-réveillon« ). Sur un ton étrangement placide, les voici qui commentent les faits remarquables des trois derniers mois loupés par une moitié d’entre eux. Leurs échanges courtois sont ponctués de soupirs profonds suivis de « Enfin, tu vois le truc« , « Putain de sciatique« , « Bacri, quoi » ou « C’est pas comme si les Ricains avaient le cul sorti des ronces. » Jusqu’à ce que tombe la question :

JANVIER : Qui a eu le Goncourt, au fait ?

OCTOBRE : Le Tellier. D’ailleurs je fais mon billet sur L’Anomalie, là. Tiens, j’y pense, pour les prochains il va falloir qu’on instaure un roulement…

JANVIER : L’Anomalie ? D’accord, c’est Gallimard, mais c’est plutôt couillu. L’année où Carrère balance son Yoga, alors qu’on ne parle pas vraiment du plus fameux des auteurs français… Plutôt le profil aimable et respecté des acteurs au long cours qui récoltent un César d’honneur, quoi. Et puis ça fait plaisir : c’est quand même un vrai bon bouquin.

OCTOBRE : Attention, mec, pour une fois tu t’adresses à LA personne qui peut dire que tu n’as pas lu un livre.

JANVIER : Euh… OK. Enfoiré.

OCTOBRE : Ce que je peux aussi t’affirmer, c’est que vu d’aujourd’hui, pour le vent de fraîcheur, on repassera : plus de huit cent mille exemplaires vendus. Huit. Cent. Mille. On finira par approcher L’Amant, à ce rythme-là. Le pilonnage marketing est devenu une science exacte. Non seulement tu as le bandeau Prix Goncourt, mais en plus je te prie de me croire : entre les pubs et les mentions à l’antenne, l’auditeur de France Inter en a encore plus marre de L’Anomalie que du dernier McCartney – oui, il y a un nouveau Macca, et non, ce n’est pas franchement la peine de te jeter dessus.

JANVIER : D’accord, on enfonce une porte ouverte : je n’ai pas toutes tes informations. Mais des papiers sur L’Anomalie, à la rentrée littéraire, j’en ai vu passer quelques-uns dans la presse, sur les blogs, via Bookstagram… Des gens dignes de foi disaient que c’était vraiment bon. Avant qu’il reçoive le prix on parlait déjà beaucoup des premiers chapitres, la dizaine de protagonistes qui sont tous présentés dans un style bien particulier, le tour de force d’écriture que ça représente…

OCTOBRE : C’est vrai… et c’est faux. Pendant toute la première partie, le ton, l’univers et les enjeux changent énormément selon le personnage. On alterne entre un tueur méthodique de roman noir, un écrivain pétri d’échecs ordinaires dans une fable germanopratine, la relation entre un vieil architecte rupin et une jeune monteuse de cinéma qui vire au mélo, un roman catastrophe de pilote d’avion en pleine tempête du siècle, le drame intimiste entre frères newyorkais tellement bavard et chargé de pathos qu’on le croirait non-goy, et je t’en passe. Seulement voilà : la phrase et le tempo, eux, restent identiques. Peu de mots entre les virgules, une suite de juxtapositions chiche en subordonnées. Je ne discute pas la fluidité de l’ensemble, ni même la richesse et la vraisemblance des détails, mais l’exercice de style n’est pas si impressionnant qu’on l’a laissé entendre.

JANVIER : C’est pas assez assaisonné, pas assez émulsionné, pas assez turbiné pour toi, hein ? Ton truc, c’est plus Escoffier qu’Ottolenghi, quoi. Enfin, le mien aussi, tu me diras. J’ai quand même une remarque : si le style avait plus fluctué au gré des histoires des uns et des autres, l’auteur aurait facilement accouché d’une sorte de Frankenstein dont pas mal de lecteurs auraient décroché… Tout le monde n’aime pas autant le rodéo littéraire que nous. Ce qui reste intéressant, dans ce que tu me racontes, c’est d’être arrivé à un vrai succès populaire tout en ne racontant pas l’histoire la plus évidente qui soit – plus de dix héros, tout de même. Si je le dis autrement : faire lire un bouquin plutôt ambitieux par un petit million de personnes, fût-ce en usant d’un style qu’on dira simple, ou classique, ou attendu. Et pour dire quoi, d’ailleurs, sur le fond ? On est dans du fantastique, non : a-t-on une explication ? Gaffe, no spoilers, hein. J’ai acheté le bouquin que tu chroniques, après tout, alors j’aimerais bien le lire.

OCTOBRE : Oui, Le Tellier ne nous laisse pas complètement aveugles. Une situation aussi abracadabrantesque a bien une explication – tant mieux, d’ailleurs, vu que je suis en train moi-même de parler à mon double, ce qui m’intrigue quand même un peu.

JANVIER : Tu ne dis pas « clone », c’est apprécié.

OCTOBRE : Disons que je me ménage moi-même, tu me connais, jamais complètement altruiste. Bref : l’auteur propose un jeu d’hypothèses qui permettraient de comprendre le pourquoi. L’une d’entre elles semble d’ailleurs se vérifier à la toute fin, Le Tellier a lui-même vendu la mêche en interview le lendemain de l’annonce du Prix. Dans la matinale d’Inter, tu penses bien. Il survole les différentes possibilités et leurs implications scientifiques et philosophiques. Sa manière de les présenter n’est pas dénuée d’élégance ni de pédagogie. Si même moi j’ai pigé ce qu’il voulait dire, ça devrait être à ta portée… Cela dit j’imagine que les purs amateurs de paranormal ou de science fiction n’auront pas été rassasiés par cette dimension du bouquin. J’ai trouvé plus intéressante la manière dont l’humanité – très centrée sur les États-Unis – s’organise pour gérer une crise aussi imprévisible et en chercher la cause. En gros, c’est la deuxième partie de L’Anomalie.

JANVIER : Ni un délice formel, ni un festin pour geeks, en somme… Dis-donc, je sens poindre une condescendance qui m’est familière : en gros, encore un livre très bien vendu qui ne casse pas trois pattes à un bipède. On dirait du moi.

OCTOBRE : Hin, hin, hin. Et bien non, je n’irai pas jusque là, et pas seulement pour le plaisir équivoque de prendre mon contre-pied. La résolution elle-même ne réside pas dans les origines du grand bug cosmique qui cause l’anomalie, mais dans le devenir de la palanquée de personnages, ou plutôt la palanquée de paires de personnages. C’est ce qu’évoque la dernière partie : comment vivre avec un soi plus jeune de trois mois ? Qu’attendre de lui, un rival, un remplaçant, un allié, le seul meilleur ami possible ? Certains duos s’avèrent maudits par essence, d’autres la chance d’une – ou deux – vie(s), les derniers une nuance de gris. Dans Les aventures de Tom Sawyer, Mark Twain décrivait l’accomplissement d’un fantasme insensé, celui d’assister à son propre enterrement. On dira qu’Hervé Le Tellier, à sa propre échelle de romancier – elle est loin d’être dérisoire -, creuse celui de la rencontre entre alter ego. Et je te certifie qu’il le fait avec talent.

JANVIER : Ne me dis rien. Ou juste une chose : certains couchent ensemble ? Parce que c’est bien la seule et unique façon de vraiment savoir ce qu’on vaut au plumard.

OCTOBRE : Heureusement que je sais combien tu aimes cette blague. Et que c’en est une, donc.

JANVIER : Finis ton papier, va. En attendant je fais comme chez moi.

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