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L’apophtegme ne tardera pas à se vérifier, ici et maintenant : le cul est une valeur refuge. Enfant de la Grande Dépression, Jack Andersen le ressent très violemment et très tôt, à défaut de le comprendre tout à fait. Dans son monde de privations, l’extraordinaire alchimie qui lui fait si souvent hisser le pavillon, bien qu’encore garçonnet, ne lui coûte pas un rond. Autant dire que rien ne viendra modérer son attrait précoce pour le radada. Au travers de la libidineuse montée en graine de Jack, Earl Thompson dit toute l’animalité de la vie des laissés-pour-compte de l’Amérique des années 30, dans un bouquin en tout point conforme à la collection des grands animaux de Monsieur Toussaint Louverture : un monde ample, riche et vivant concentré en 752 pages d’une traduction magistrale… Pour ne rien dire de la beauté de l’objet lui-même.
Là où les prédicateurs prêchent contre « la connaissance charnelle des femmes » comme s’il s’agissait d’un complot communiste et réclament des lois anti-tabac et anti-littérature obscène comme si l’un était une crypto-couverture pour l’autre ; là où les filles sont plus belles que dans tous les États voisins et à peine moins consentantes que celles des collines côté Missouri, et où la virginité avant le mariage (ou, en l’occurrence, la puberté) compte moins que la fréquentation assidue de l’église. Le calvinisme y est enraciné bien plus profondément encore que les silos à missiles, et les Amish plus respectés que les papistes. Ici, les femmes, échaudées de s’être entichées de Jackie Kennedy, ne se laisseront plus avoir par Jackie Onassis.
Un jardin de sable doit son titre à l’état du Kansas, vaste étendue plate comme la main du Midwest profond, fameuse pour ses champs de céréales à perte de vue et ses idéaux conservateurs empreints d’un certain pragmatisme. Jack y nait des amours juvéniles de Wilma McDeramid et d’un coureur de jupons d’origine suédoise, disparu tragiquement – bien que le récit en soit hilarant – peu après sa naissance. C’est aux parents de Wilma qu’échoit l’éducation du bambin. Surnommé « Mac », le patriarche est un homme intègre doublé d’un poissard patenté, qui poursuit Franklin Delano Roosevelt et son New Deal d’une haine inextinguible. Non sans raison, d’ailleurs, si l’on en croit le déclassement accéléré des McDeramid, contraints à renoncer à leur ferme et s’en remettre à l’État providence, malgré toutes leurs tentatives de rebondir. S’ensuivent quantité de déménagements et désillusions autour de l’obscure capitale Wichita. Auprès de Mac le fort en gueule et d’une grand-mère pétrie de principes et de bonté, Jack fait l’apprentissage d’une pauvreté digne, non exempte de colère plus ou moins rentrée, tandis que son observation solitaire de l’extérieur lui révèle déjà combien de mystérieux élancements du bas-ventre semblent faire tourner le monde…
(…) elle pouvait parfaitement s’enticher du jeu de balais d’un batteur. Ou d’un crooner s’accompagnant à la guitare hawaïenne qui lui déclenchait un frisson le long du dos. Ou éventuellement d’un client avenant, un bourlingueur en route pour Albuquerque. Mais elle refusait obstinément de faire la pute.
« Je suis la fille de mon père », déclarait-elle fièrement, convaincue que tous les hommes étaient libres et égaux, en se glissant sur la banquette arrière du bus de l’orchestre. (…)
Et puis il y avait tous les barmen, cuisiniers, serveurs, plongeurs, pas le genre de types à tourner autour du pot, toujours prêts à proposer un gorgeon sur leur bouteille perso dans l’arrière-cuisine et à emprunter une caisse après le boulot pour l’emmener dans quelque allée dérobée où les vitres ne tardaient pas à s’embuer, avec pour seule musique d’ambiance le glougloutement visqueux d’un doigt qui lui fouillait l’intimité. Ils faisaient de modestes projets, un spectacle, un pique-nique, une fête ; et puis venait le soir où lui n’avait pas trouvé de voiture à emprunter, ou bien était fauché, ou alors c’était elle qui avait une meilleure proposition et l’histoire s’arrêtait là. Sans rancune.
Wilma n’en démordait pas : c’étaient incontestablement les batteurs les meilleurs au pieu ; mais à part ça, ils étaient à peu près aussi fiables qu’une promesse électorale.
Trimballé de sous-sols aménagés en vérandas non chauffées, il découvre l’infinité des nuances de la laideur humaine, la honte de l’aide alimentaire, les dommages de la scarlatine, la gnôle sous le manteau en temps de Prohibition et le système D érigé en règle de vie. Aussi réaliste que soit le style de Thompson, son propos ne se veut pas démonstratif. Il s’emploie à faire vivre des anecdotes picaresques, souvent cocasses et toujours bourrées de détails, qui frappent par leur sincérité. Nulle grandiloquence ou manipulation : révolte et émotion surgissent au détour d’un paragraphe, à force d’authenticité, sans qu’il soit besoin de verser dans un misérabilisme lancinant. Jack acquiert une conscience croissante de sa différence aux yeux des autres, et déteste autant sa condition sociale qu’il aime ses grands-parents avec tendresse. Mais son vide affectif d’orphelin de père se mue en béance, loin d’une mère fantasque, incapable de filer droit, qui tarde à venir le reprendre. Lorsque Wilma débarque enfin à Wichita et le couvre de cadeaux, baisers et promesses, Jack manque d’un mode d’emploi, et en tombe amoureux.
Les samedis soir, pendant tout un été, Mac et le petit y passèrent après avoir pris leur colis d’aide alimentaire au Forum, à quelques rues de là. Mac ramenait les denrées dans un sac de jute bien propre qu’il portait sur l’épaule, et regardait carrément de travers ceux qui, dans le bus, zieutaient la chose avec trop d’insistance. Mais avant de prendre le bus, il s’asseyait sur un petit baril de clous et passait un moment avec le forgeron à échanger des souvenirs et à maudire Roosevelt. (…) Quant à Jacky, il jouait avec ce qu’il trouvait dans la forge, tout en absorbant des leçons d’histoire et d’instruction civique suffisamment authentiques pour lui hérisser ses petits poils, suffisamment vraies pour lui aller droit au coeur et y rester. Avec deux clous à ferrer, le forgeron fabriqua à Mac une épingle à cravate, et à Jacky une bague.
Et parfois, le dimanche, emportant un pique-nique, ils prenaient un autre bus pour l’aéroport et y passaient la journée à regarder les avions décoller et atterrir.
La famille avait fini par s’installer dans le West Side, afin que Mac soit tout près de la scierie de la WPA, et donc qu’il lui soit plus facile d’aller faire la queue pour quémander une journée de travail. Chaque matin au lever du soleil, sa propre hache à la main, l’homme qui avait fait les terrassements de McClain Boulevard et les pistes de la Capitale Aérienne du Monde rejoignait la file des affamés en espérant gagner un dollar par jour à couper du bois.
Elle l’emmène dans le sud, en bus, découvrir son beau-père Bill et une vie forcément meilleure. Ce voyage est un nouveau tour de force littéraire : à chaque nouvelle étape, l’argent se raréfie, la mine de Wilma s’assombrit, et Jack perçoit sans bien les saisir tous les signes avant-coureurs de la déception à venir. Sa mère s’est amourachée d’un beau-parleur monté comme un vérat et porté sur le whisky, ils vivront à trois dans une cabane louée à un cul-terreux, et toutes sortes d’entourloupes les aideront à rester à flot. L’errance reprend vite, d’Alabama en Floride, dans des états désespérément racistes et féodaux où l’on toise les yankees d’un oeil torve, au rythme des incarcérations de beau-papa. Alors qu’enfle la rumeur de la guerre, Jack doit à dix ans à peine subvenir aux besoins de l’étrange foyer… quand Wilma ne se résoud pas à monnayer ses charmes. Le gamin apprend ainsi la survie en milieu interlope, et dort d’hôtels borgnes en chambres à la semaine, souvent dans le lit de sa mère. Entre la femme-enfant et le môme grandi trop vite, la relation avance peu à peu vers l’indicible.
Après Jerry, c’est Jacky qui attrapa la scarlatine. Puis Jimmy, quelques jours plus tard. Jerry et Jacky couchaient dans le même lit. Les jours ne se distinguèrent plus des nuits, tout se mêlant dans un temps où les saisons étaient abolies. Pendant les nuits de crise, la grand-mère du petit était présente, et les autres venaient aussi de temps en temps le regarder, là bas, tout au bout de ce tunnel de fièvre. C’étaient des nuits où la mort le frôlait, des nuits où, dégoulinant de sueur sous les montagnes de couvertures, l’enfant luttait seul, par instinct, bien au-delà de l’aide de la médecine des taudis, bien au-delà du réconfort de l’amour, pour sa simple survie. Et puis ce lent, ce laborieux retour vers la pleine conscience, ce noyau solitaire du soi encore plus à soi qu’auparavant. Au fond du fond, la seule chose sur laquelle on puisse vraiment compter de la part d’autrui, c’est l’inquiétude.
Le cul, on l’a dit, est une valeur refuge. Dans Un jardin de sable, il obsède, soulage ou libère les affreux, sales et méchants. Entre arnaques et prostitution, il assure un revenu. Il reste l’unique ciment des couples mal assortis. Il s’impose, faute de mieux, comme language ou monnaie universels, et parfois même permet d’exprimer de l’affection. Il fascine les gamins privés d’enfance et d’instruction, mais pas de jugeote. Tout est baisable, du trop jeune au très vieux et de l’humain au ruminant. Ce sexe prolétaire et volontiers bestial, à la fois cradingue et divin, Earl Thompson l’aborde le plus frontalement possible. Sa palette d’ambiances, rythmes, figures, qualificatifs et émotions s’avère d’une étendue insoupçonnée, servie en version française par le travail remarquable de Jean-Charles Khalifa. Pour l’essentiel, elle sert à relater ce que découvre puis expériemente le jeune Jack, dans une confusion des émois à peu près totale. Si son Oedipe aux freins inopérants déroute le lecteur, il sonne terriblement juste, aussi crédible et effrayant que la complaisance pleine de culpabilité de Wilma. Les monstres qu’ils deviendront peut-être n’auront guère eu le choix. Et s’aimeront, par dessus tout.
Quand elle se retourna, se hâtant maintenant, les élastiques sortaient de sa culotte, dansant tels des serpents sur le haut de ses cuisses, dans le cliquetis des petites pinces chromées aux dents de caoutchouc. On distinguait un petit pli brillant dans sa culotte juste au-dessus du nombril, puis c’était lisse sur toute la rondeur unique de ce ventre de femme, jusqu’à l’endroit où la dentelle soulignait l’ombre discrète de sa touffe. Elle s’assit tranquillement, jambe droite croisée sur le genou gauche, pour commencer à enfiler un bas, qu’elle tenait des deux mains, nuage beige vaporeux, et qui remonta précautionneusement sur la jambe, vers les serpents à dents de caoutchouc tapis de part et d’autre de sa cuisse. Elle accrocha la jarretelle de devant, tendit la jambe, mis la couture bien en place de bas en haut, et, en même temps, chercha la jaretelle arrière, s’en saisit, tira dessus, la perdit. Quand elle claqua contre sa cuisse, elle minauda, la retrouva, puis l’accrocha à son tour.
Merde, faillit dire Jack, le mot lui roulant dans la bouche comme un gros caramel.
Ajoutons que la préface est signée Donald Ray Pollock, auteur de l’indispensable Le diable, tout le temps, dont on saisit parfaitement combien ce bouquin put l’influencer. Et qu’Un jardin de sable a une suite, intitulée Tatoo, qui démarre immédiatement après son ultime chapitre. Je vais m’octroyer une pause. Mais je sais que je la lirai.