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Les élèves qui clament avoir « tout loupé » avant chaque dix-huit sur vingt suscitent immanquablement l’ire de leurs condisciples. Le « peut mieux faire », lui, a coutume d’agacer ceux qui liront sa copie. Poussif jusqu’en fin de trimestre, le bougre a l’art de mettre le coup de collier qui convient pour réussir, à points comptés, son examen. S’il est impossible de lui refuser la moyenne, passé l’ultime paragraphe, c’est bien la frustration qui prédomine. Dès lors, l’inviter à faire mieux n’a rien de condescendant : l’appréciation suppose qu’on lui reconnaisse un talent certain. Une fois refermé Né d’aucune femme, dernier roman de Franck Bouysse largement salué dans la blogosphère littéraire, je n’ai pu m’empêcher de tâtonner à la recherche du feutre rouge que je ne possède pas.
« Onésime repoussa les porcelets avides à coups de pieds et sortit. Le ciel se décantait, projetant en altitude un bleu d’azur vide d’oiseaux. D’une manche crasseuse, il épongea son front en nage, laissa pénétrer un peu de lumière dans ses yeux, puis longea les cours à cochons, puis l’étable, jusqu’à parvenir devant la porte de la maison. Après une brève hésitation, il entra dans l’unique pièce où l’on se retrouvait pour manger, dormir et quelquefois se mélanger les chairs à souffles tus, à plaisirs contenus. Car s’aimer aurait été un bien grand mot pour exprimer cette faim-là, et ce qu’il en coûtait toujours de l’assouvir. »
Indéniablement, l’ensemble prend vie
Né d’aucune femme alterne styles et points de vue pour narrer l’histoire de Rose, fille de paysans landais vendue à quatorze ans comme bonne à tout faire à une famille de notables du coin, dont on devine très vite qu’ils la traitèrent mal. Le récit s’ouvre en effet sur la découverte par le curé Gabriel de cahiers qu’elle tint en secret jusqu’à sa mort, alors qu’elle vivait recluse dans l’asile voisin. Qu’est-il donc arrivé à cette malheureuse, bien moins folle que le prétendirent ceux qui ordonnèrent son internement ? Des années plus tard, la destinée de Rose hante toujours Gabriel.
Au fil des fameux cahiers, ainsi que des actes et réflexions de ceux qui connurent la jeune fille, on découvre la succession de brimades, sévices et humiliations que Rose subit de la part du tout puissant Maître des forges et de sa mère maléfique, dans les coins et recoins de la vaste demeure perdue dans la forêt. Pas une branche d’arbre centenaire, ni le moindre panneau d’ardoise séparant les stalles d’une écurie, et encore moins le plus infime rapiècement de pantalon usé ne manquent au tableau naturaliste composé au fil des pages. Indéniablement, l’ensemble prend vie.
« Tu ne réponds pas. J’ai pas à me plaindre, j’ai dit en fuyant son regard. Nous ne te voulons aucun mal. Nous aimerions que tu te sentes un peu comme dans une famille. Une famille, j’en avais qu’une et il faisait partie de ceux qui m’avaient forcée à quitter. Et ce qu’il faisait semblant de m’offrir, c’était sûrement pas la famille dont je rêvais. Les mots sonnaient faux dans sa bouche. Je savais qu’on pouvait pas avoir deux familles dans une seule vie, que les rêves sont rien plus que des rêves, et que ceux qu’on nous vend sans qu’on les rêve soi-même, il faut les fuir à tout prix. Je suis rien que votre bonne, j’ai dit. Bien sûr, que tu es à notre service, mais les choses peuvent évoluer, ce n’est qu’une question de confiance mutuelle. Je sentais que j’allais m’effondrer si je parlais pas. Qu’est-ce que vous attendez de moi. Il a pris un temps. Il me reluquait. J’avais pas besoin de le regarder pour sentir ses yeux posés sur moi. Sais-tu combien ton père t’a vendue. J’ai dû prendre du temps pour encaisser, avant de répondre. J’ai relevé la tête. Combien vous m’avez achetée, vous voulez dire. Son sourire s’est élargi. Si tu veux, qu’il a dit. J’aimerais mieux pas le savoir, si ça vous fait rien. Il a alors pris un air gentil qui sonnait faux, comme le reste. Tu lui en veux. On a toujours été pauvres, et il y a pas tant de façons que ça d’en sortir un peu, de la pauvreté. Tu ne réponds pas à ma question. Si, je crois bien que c’est ce que j’ai fait. Tu vois, moi, même si j’étais le plus pauvre des hommes, je ne crois pas que je vendrais ma propre fille, il a dit, avec une mine qui se voulait peinée. C’était pas un bon acteur, ni pour la peine, ni pour la gravité, ou alors, il faisait exprès de ne pas bien jouer. Vous avez jamais été pauvre, j’ai dit. Non, c’est vrai. Nous voulons simplement ton bonheur, tu sais, Rose. C’était la première fois que je l’entendais m’appeler par mon prénom. Ses lèvres ont disparu dans sa bouche et elles sont ressorties toutes humides. »
Longtemps, un téléfilm un rien scolaire
Las, intrigue et personnages suggèrent plutôt le téléfilm un rien scolaire que l’oeuvre d’auteur espérée. Les hommes sont pusillanimes et les femmes courageuses, les riches s’avèrent des crevures manipulatrices et les pauvres font de dignes victimes, alors que l’innocente Rose, elle, brille justement par son innocence, même lorsque son regard s’attarde sur les épaules du palfrenier brave et sexy, ou que la curiosité la pousse à fouiner du côté de l’intriguante pièce interdite. Nous sommes sur France 3, il est bientôt vingt-deux heures, et quand survient l’irréparable, l’enjeu est autant de préparer une nuit réparatrice de milieu de semaine que de surprendre une foule qui retient son souffle.
Alors que Rose rejoint l’asile, il reste un bon tiers du bouquin à parcourir. Assez pour piquer la curiosité du lecteur, et permettre à Franck Bouysse de montrer dans la foulée, en bon auteur de polars, son savoir-faire lorsqu’il s’agit de combiner ruptures de rythme et rebondissements bien amenés. L’ambiance de l’établissement, certes attendue en stricts termes d’agrément, s’avère plus envoûtante que celle de la maison du fond des bois, et son méchant plus réussi.
« J’imagine que pas vouloir laisser souffrir quelqu’un qu’on aime, c’est être fou, aller contre la souffrance que Dieu a décidé de nous faire subir. Ici, y’a que des gens bloqués sur une souffrance qu’ils ont jamais acceptée, c’est la seule vérité, c’est pour ça qu’ils se réfugient de l’autre côté de cette souffrance, dans un temps qui file à l’envers, alors crois pas que je suis folle, petiote, si je l’avais été un jour, mon petit serait encore vivant et il respirerait encore, il respirerait juste comme avant, pour rien, alors tu vois le marteau, il a jamais quitté ma main, il pèse toujours dedans, il la quittera plus, sauf que ce sera toujours rien qu’un marteau fait pour enfoncer des clous et pas pour une autre raison, à quarante-quatre, c’est rien que ce marteau-là. »
Au final, peut mieux faire
Rose, qui fut toujours fascinée par les mots, s’affranchit de son sombre destin et de ce nouveau lieu d’enfermement à mesure qu’elle fait l’apprentissage de l’écriture. Sa langue brute, naïve et sincère convainc tout du long, comme d’ailleurs le travail de l’auteur sur les autres registres de Né d’aucune femme, le monologue littéraire surrané de Gabriel, les ruminations doloristes du frustre garçon de ferme Edmond, ou la phrase élégante qui raconte le devenir des deux parents de Rose.
Si l’on se résume : un riche travail d’écriture à saluer, la construction d’un dénouement satisfaisant, et une protagoniste intéressante. Que demande donc le peuple – ou, plus sûrement, votre serviteur – ? Dit simplement, deux cent premières pages à la hauteur des suivantes. Peut mieux faire, donc. Et a déjà fait mieux, je n’en doute pas.