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On dit qu’il n’y a plus de Rive gauche, mais je rentre d’une soirée d’hommage à un écrivain où l’on s’est mis sur la gueule au sens propre. Avouons qu’en 2019, on fait moins rock n’roll.
Le plein dans l’absintherie
Il faut dire qu’à 83 piges, celui qui se qualifia lui-même d’archange aux pieds fourchus n’en est pas exactement à sa première polémique. Il s’agit de l’ineffable Gabriel Matzneff, toujours splendide et rectiligne en blazer bleu marine, pochette écarlate et chevalière lustrée de frais, drainant dans l’absintherie de la rue du Cardinal Lemoine aux murs de pierre brute un aréopage hétéroclite de vieux et moins vieux, dont force messieurs solitaires et demoiselles en toilettes surannées. Ultime pied de nez à la modernité, celle qui s’assit face à moi était armée d’un appareil argentique.
Sur l’estrade, avec emphase, on chantait Ferré, scandait des poèmes et disait des éloges, approuvés par le maître de l’inclinaison discrète d’un chef parfaitement lisse. Se racontait au fil des interventions la geste d’un écrivain de premier plan, pape sulfureux d’un syncrétisme dément entre foi orthodoxe, amours – trop – libres, sagesse des penseurs antiques, art de la fuite, dandysme acharné, citoyenneté du monde et régionalisme militant circonscrit au Quartier Latin.
La main dans des gueules tristes
À la faveur d’un flottement dans le programme de la soirée s’anima une poignée d’agitateurs, balançant des slogans au micro et des tracts par poignées, résumables en une phrase pas si farfelue : la pédophilie, c’est mal – encore eussent-ils pu se réclamer d’un pedigree plus irréprochable que celui d’un obscur « Paris nationaliste ». Parce que voilà : Matzneff joua, des décennies durant, près des lignes tracées par le Code Pénal à l’heure de rafraîchir son cheptel de « petites amoureuses », et fut aux Philippines ce qu’il convient d’appeler un touriste sexuel. Pis, il narra – et théorisa – sa débauche de « philopède » à longueur de journal, essais et romans, avec le naturel confondant d’un cruciverbiste partageant sa passion.
Les importuns furent éjectés manu militari, non sans qu’on déplorât de menus bris de mobilier. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un jeune patron de revue littéraire faire le coup de poing. Les invectives se poursuivirent jusque sur le trottoir, avec cette fois d’autres contradicteurs, par les relents de scandale alléchés. Point d’orgue de la gêne, un pochard habitué des lieux en profita pour tirer sa révérence en brâmant un sonore « Tous à poil à Madagascar ! » devant l’assistance médusée.
Le noir saint sur l’estrade
Le mal était fait : renfrogné malgré la reprise des réjouissances, le célébré semblait plus seul que jamais, épargné par la législation poreuse du temps de ses frasques mais boycotté et condamné à sa moindre sortie publique. Même entouré d’admirateurs, inexorablement banni. Ne pas plaindre le bonhomme – comme reconnaître la majesté de sa plume – constitue un droit inaliénable.
Bougon et peu convaincu par certaines des dernières interventions, tout juste se dérida-t-il à l’heure de la remise de cadeaux, dont une bouteille de vin et un portrait au fusain. Puis il monta sur l’estrade pour lire quelques pages réjouissantes de l’un de ses bouquins, introduites par une brève présentation de son oeuvre romanesque et un parallèle avec son complice Hergé. La voix claire et la diction sûre rappelèrent celles d’un Mitterrand tardif. Le cabotinage assumé, aussi. Gourmand et confiant en ses effets, le bougre pouffait à ses antiques saillies de galopin érudit.
Le poing haut pour les lettres
Les organisateurs de l’événement, un quarteron d’étudiants en lettres, le dévoraient de leurs yeux brillants. À la fois forts en gueule et intimidés par l’idole, dont ils entonnèrent le nom sur l’air des lampions, il avaient mis tout au long de la soirée une touchante application à interpréter leur vision d’une époque fantasmée, celle où la jeunesse romantique du quartier s’enflammait pour des géants d’un autre calibre. Admettons qu’il devienne délicat d’en faire venir de vivants ou approchants. À cet égard, mention au garçon courageux qui détailla sans rire – mais pas sans talent – la filiation artistique reliant Gabriel Matzneff à François René de Châteaubriand.
Qu’il lui soit beaucoup pardonné : au-delà des hyperboles, rixes improvisées et maladresses du soir, ce panache-là fut rassurant. On dit qu’il n’y a plus de Rive gauche, mais elle bouge encore un peu.