Vipères aux points – Partie 1

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Et voilà, ça n’a pas manqué : après deux samedis de boxe illuminés par des têtes d’affiche à la hauteur des espérances, Spence vs Porter et Golovkin vs Derevyanchenko, conclus sur des décisions serrées, ce qui concentre l’essentiel des réactions est le débat sur les pointages des juges. Ils auraient lésé les outsiders vaincus Porter et Derevyanchenko, pourtant auteurs de performances de choix, victimes de sombres manipulations ourdies en coulisses par les grands argentiers du noble art que sont les promoteurs et diffuseurs de ces matchs. Désormais, le phénomène se répète peu ou prou à chaque combat vedette qui va jusqu’à la décision, occultant les discussions sur la qualité des combats eux-mêmes, les performances des protagonistes, et l’avenir qui leur est promis.

On n’est pas à The Voice, ici

Alors oui, pour parler poliment, l’Histoire de la boxe n’est pas exempte de scandales.  Et internet, caisse de résonnance idéale de la moindre théorie complotiste, se prête bien aux controverses sur les pointages. La toile permet à chacun de réagir dans l’instant à la moindre contrariété, dans l’illusion que sa propre voix fera avancer le schmilblick, et que le véritable résultat d’un combat serait issu d’une sorte de vaste sondage en ligne mêlant l’opinion des médias spécialisés (dans un esprit assez proche des newspaper decisions d’antan) et celle des millions de fans de boxe à travers le monde. Autrement dit, les règles de The Voice ou la Nouvelle Star appliquées au plus beau des sports. Au secours.

Comme pour tant d’autres sujets, une part croissante du débat public sur la boxe est aujourd’hui occupée par la polémique, réduisant la pédagogie à la portion congrue. Pour ce sport, le préjudice est évident : même des combats de haute tenue contribuent à le décrédibiliser. Il est plus que temps de rappeler pourquoi les règles actuelles d’attribution d’une victoire par décision sont toujours, comme la démocratie en politique selon Churchill, le pire des systèmes… À l’exception de tous les autres. En commençant par rappeler leur véritable contenu, trop souvent ignoré, puis en déduire que les bizarreries et paradoxes apparents sont inévitables, avant de revenir sur quelques controverses fameuses et plus ou moins fondées.

Simple, basique. Avec des exceptions.

Commençons donc par les fondamentaux. Au terme du nombre de rounds prévu pour un combat, le vainqueur désigné par décision sera le boxeur gratifié du total de points le plus élevé par 3 juges installés au bord du ring. Depuis la fin des années soixante, pour effectuer ce comptage, on utilise le 10 points must system, ou système dit des « 10 points de base ». Le principe est simple : le boxeur qui gagne un round obtient 10 points, son adversaire en gagne 9, le score final s’établissant en sommant les points obtenus par chacun sur l’ensemble des rounds. Pourquoi 9 et 10, et pas 1 et 2 ou 0 et 1 ? Ça manque de logique ? Observez-donc l’évolution des scores d’une partie de tennis, puis revenez me voir, la tête basse. Bien.

En pratique, si les rounds scorés 10 – 9 sont majoritaires, les exceptions ne manquent pas.

  • Si un round est très serré, le juge peut le déclarer nul, et le scorer 10 – 10. Comme le stipulent les directives de l’Association of Boxing Comissions (ABC), ce cas doit rester rare. Un juge compétent est réputé savoir trancher. Non mais.
  • Sans même l’avoir envoyé au tapis, un boxeur qui domine outrageusement son adversaire peut remporter un round 10 – 8. Là encore, un tel pointage reste inhabituel.
  • Tout knockdown subi revient à perdre le round 10 – 8, même si le boxeur mis à terre dominait le reste des débats. La boxe, la pute.
  • Deux voyages au tapis dans un même round sont sanctionnés d’un 10 – 7. Trois ou plus, c’est 10 – 6, et de bonnes chances qu’un arbitre ou un entraîneur charitable mette fin à la boucherie.
  • Si chaque boxeur subit un nombre de knockdowns identique dans un même round, comme par magie, ils ne comptent plus.
  • Un boxeur peut être puni par l’arbitre d’un point de pénalité en cours de round s’il a contrevenu au règlement : coups bas, coups de coude, coups de tête volontaires, accrochages trop fréquents, etc. Savoir le faire en douce est un art en soi.

Là où ça se complique

Jusqu’ici, les choses restent à peu près claires. Reste la mère de toutes les questions : dans le cas général, sur quoi un juge se fonde-t-il pour dire qui a gagné les 10 points ? L’ABC donne 4 critères, largement interdépendants, sur la base desquels les deux boxeurs doivent être départagés :

  • Les coups nets et licites. Comme leur nom l’indique, ils doivent être donnés avec les phalanges, sans finir bloqués ou déviés, ni atterrir sous la ceinture, derrière la tête, etc. Fait important, l’impact est pris en compte. Toute la subtilité du critère consiste à arbitrer entre volume et puissance. Jusqu’où se compensent-ils ? 3 bon vieux parpaings valent-ils 10 jabs précis ?
  • L’agressivité efficace. Prime est donnée à l’agresseur, celui qui avance et prend l’initiative, sous réserve qu’il ne se comporte pas en sac de frappe et obtienne grâce à son pressing des résultats tangibles.
  • Le ring generalship. Un concept fondamental, mais difficile à traduire. La question est ici de savoir qui agit en patron, donc impose à l’autre les termes du combat, en particulier le rythme et la distance. Qui, de l’escrimeur ou du chiffonier, parvient le mieux à s’exprimer dans son registre de prédilection – ou celui qu’il a choisi pour ce combat précis ?
  • La défense. La boxe consiste à toucher l’autre sans l’être soi. Esquives, blocages et déplacements permettent de remplir la seconde moitié du contrat.

Toujours délicat, et parfois paradoxal

Si l’on se résume, pour effectuer correctement le pointage, il faut être capable, dans un contexte chargé d’adrénaline, d’apprécier l’activité de deux individus selon 4 critères sur 3 minutes, avant de passer moins de 60 secondes à en faire la synthèse et arrêter son choix, puis passer au round suivant. Qui, depuis son canapé, peut vraiment se prévaloir de la rigueur et la concentration – voire la sobriété… – requises ? Dans les faits, ils sont sans doute moins nombreux que ceux qui vocifèrent après chaque décision qui les contrarie. Sans même évoquer l’impartialité, soit la nécessaire capacité à mettre ses propres préférences personnelles et stylistiques de côté avant de juger. Pas simple.

Concentrons-nous maintenant sur ceux qui 1/ connaissent les règles et 2/ s’efforcent de bien les mettre en application, soit une minorité d’amateurs éclairés. Livrent-ils toujours un même pointage, reflétant une vérité absolue ? Bien sûr que non. Du haut de leur expérience, ils connaissent déjà deux grands paradoxes de la boxe anglaise inhérents à la nature même de son système de pointage :

  • Un combat disputé peut donner lieu à un large écart au score, à supposer, par exemple, qu’un même boxeur fasse toujours un peu mieux que son adversaire aux yeux d’un juge donné, round après round. Le cas d’application récent le plus évident est le favoritisme dont un Saul « Canelo » Alvarez ferait l’objet. On y reviendra.
  • Inversement, une carte peut être serrée alors qu’un boxeur est dominé la moitié du temps, et s’accroche le reste des rounds. Il suffit pour cela de lui attribuer toutes les reprises disputées. Si l’impression d’ensemble lui sera très défavorable, il pourra quand même mériter un score serré. Poussé à l’extrême, cela donne le nul polémique entre Julio Cesar Chavez et Pernell Whitaker.

Où l’on gagne plus largement… Avec des scores plus serrés

Dans les deux cas, avant de penser « arbitrage à la maison », « corruption », « incompétence » ou « complot des Illumati », il est essentiel de bien garder en tête une vérité toute simple : des combats jugés de bonne foi, round par round, peuvent avoir un résultat différent de l’histoire qu’ils semblent nous raconter. La décision la plus polémique de la carrière de l’invaincu Floyd Mayweather Jr. lui fut accordée à l’issue de son premier combat contre José Luis Castillo. Lent à se mettre en route, le Mexicain avait imposé un pressing terrible et un harcèlement au corps déboussolant la jeune star vers la mi-combat, avant que les débats ne s’équilibrent sur la fin. Le verdict des juges fut globalement de 8 rounds à 4 pour celui qu’on appelait encore « Pretty Boy », déclenchant l’ire de bien des observateurs. De fait, Floyd avait emporté tous les rounds serrés aux yeux des juges.

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La revanche fut un combat bien mieux maîtrisé à distance par l’Américain aux yeux du monde entier, y compris  Castillo… Et dont les cartes furent pourtant plus serrées, autour de 7 rounds à 5. Selon une seconde triplette de juges, l’attribution des rounds très disputés, entre deux boxeurs de styles si différents, avait été plus équilibrée que lors du premier combat pour leurs homologues. Round par round, les scores des deux affrontements sont compréhensibles. D’un point de vue plus global, on jurerait les scores intervertis. De quoi crier à la truanderie ? Non, si l’on garde à l’esprit le fonctionnement du système de pointage, et l’inévitable subjectivité de son application.

N’être d’accord qu’avec soi-même

J’ai récemment fait l’exercice passionnant de pointer un autre combat controversé, puis de comparer ma carte à celle d’autres fans de longue date, en expliquant mes choix à chaque round. Il s’agissait du duel de lourds entre le favori anglais Lennox Lewis, en quête de rédemption après la première perte surprise de ses titres mondiaux, et l’Américain Ray Mercer. Lewis y emporta une décision à la majorité – 2 pointages en sa faveur et un nul – et finit copieusement sifflé par le public du Madison Square Garden. Favoritisme du public pour le champion local ? L’impression d’ensemble fut celle d’un affrontement acharné tout au long des 10 rounds, quasiment dépourvus de temps morts, entre un Lewis plus actif et mobile, mais brouillon, et un Mercer prenant l’ascendant sur des salves pontuelles derrière un jab solide. Dans les conditions du direct, j’accordai 5 rounds à chacun.

En comparant ma carte à celle des autres, je mesurai une fois de plus toute la subtilité de l’exercice. Un type donnait, comme moi, match nul. Un autre avait scoré 6 – 4 pour Lewis. A priori, j’avais bien vu le même combat que le premier. Et pourtant… Dans le détail, je n’avais donné le même vainqueur que lui qu’à 4 des 10 rounds, tandis le second et moi étions d’accord sur 9 d’entre eux. Duquel étais-je vraiment le plus proche ? Aurais-je pu vraiment prétendre que l’un des deux avait raison, et que l’autre se trompait ? Faites le test, à l’occasion. Et surtout, faites-vous plaisir, parce qu’on parle ici d’un très bon combat.

Le pire système, à l’exception de tous les autres

Dans des conditions de visionnage identiques, deux observateurs expériementés peuvent ainsi rendre des cartes très différentes – y compris lorsque leurs totaux correspondent. Or aucun fan n’est amené à se prononcer dans les mêmes conditions que des juges. Ceux-ci sont assis en bord de ring ; ni l’angle de vue, ni la distance, ni le son, ni l’ambiance n’y correspondent à l’expérience d’un téléspectateur. Le procès en incompétence intenté à quantité d’officiels ne prend pas en compte cette vérité élémentaire : les juges ne voient jamais le même combat que nous, en plus d’y appliquer, comme n’importe qui, leur interprétation personnelle des critères de pointage. Au nom de quoi décideraient-ils donc du résultat d’un combat ? Et bien… Parce qu’il n’existe pas vraiment de meilleure solution.

Mettre les juges devant un téléviseur reviendrait à leur faire adopter un autre point de vue imparfait sur le combat. La scoring machine utilisée un temps en amateurs n’a pas empêché les scandales, elle imposait une vision réductrice de la boxe (1 critère sur 4), son utilisation en temps réel était elle-même subjective, et son pendant moderne Compubox est largement contestable pour quiconque essaie d’établir un comptage précis de coups nets round par round. Augmenter le nombre de juges, loin de lever les ambiguités, augmenterait encore la dispersion des pointages – on le verra avec PacquiaoBradley I. Quant à faire de la décision le résultat d’un sondage… Comment sortir du simple concours de popularité, qu’on s’appuie sur le grand public ou sur un panel de journalistes et blogueurs ?

Belzébuth a des arguments

Bref. Le système est fondamentalement imparfait, et le restera. On ne saurait jamais trop rappeler combien lucidité et humilité s’imposent à l’heure de réclamer la tête des auteurs d’un pointage discutable. En gardant bien à l’esprit les précautions qui précèdent, examinons maintenant quelques controverses parmi les plus récentes, qui continuent d’alimenter bien des débats entre passionnés. Tout en essayant d’évaluer la cohérence des juges. Oui, je me ferai souvent l’avocat du diable, et oui, Belzébuth a des arguments…

La suite…

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