Dirty boxing

A l’heure où l’inoxydable Bernard Hopkins célèbre sa reconquête d’un titre mondial significatif à l’âge record de 48 ans, par décision et face au limité Tavoris Cloud pour la ceinture IBF des mi-lourds, il est de circonstance de rendre hommage à ce maître du genre en explorant ce que les américains appellent le « dirty boxing », littéralement « la sale boxe ». On l’a déjà dit ici, « The Executioner » n’a jamais eu un style particulièrement flamboyant, et sa carrière interminable l’a conduit à explorer toujours plus brillamment l’art du dirty boxing, souvent bien utile pour dérouter un adversaire disposant d’atouts physiques supérieurs.

Il est paradoxal de pouvoir parler d’un combat « propre » quand l’un des protagonistes – voire les deux – donne au final l’impression d’avoir traversé un pare-brise de camion, ce qui n’est pas si rare en boxe anglaise. Que signifierait donc le fait de boxer « proprement » ou « salement » ? Dans un sport fondé sur la codification et la maîtrise de la violence, à grands renforts de principes édictés par un marquis anglais du XIXe siècle, et que de nombreux béotiens peinent à reconnaître comme un « Noble art » ou une « Sweet science », le dirty boxing consiste tout simplement à passer outre le règlement en évitant que l’arbitre ne le remarque.

Gardons-nous de faire injure à Bernard Hopkins en prétendant que sa technique ne serait que « sale », tant le bonhomme dispose d’une rare maîtrise de l’essentiel des gestes offensifs et défensifs de la boxe. Mais il faut bien reconnaître que depuis le début des années 2000 et pour parler poliment, le garçon travaille autant comme un professeur que comme un filou, et qu’il est sans doute l’un des combattants actuels les plus complexes à arbitrer. On retrouve chez Hopkins l’essentiel de la panoplie du dirty boxer, toujours à la limite, alors qu’il écope très rarement du point de pénalité (et jamais de la disqualification) dont un arbitre sanctionnera l’auteur peu discret. Ladite panoplie comprend  :

  • L’accrochage volontaire, bien utile pour casser le rythme d’un combat et empêcher l’adversaire de répliquer ou d’enchaîner ;
  • Les nombreuses déclinaisons du coup porté à une zone interdite : le coup bas (low blow), bien sûr, mais aussi ses cousins le coup à l’arrière de la tête (ou rabbit punch), voire sur les reins (kidney punch) ;
  • Le coup porté tout en tenant son adversaire de l’autre bras, souvent dévastateur ;
  • Les coups portés autrement qu’avec le poing fermé, à l’origine de bien des saignements, principalement le coup de tête ou le coup de coude, voire le redoutable pouce dans l’oeil ;
  • Le coup après la cloche, dont il est parfois difficile de déterminer le caractère intentionnel ;
  • Son terrible frangin, le coup sur l’homme à terre, dont l’intentionnalité est plus rarement contestable ;
  • Enfin, toute application de clés et de projections directement issus du judo, de la lutte bretonne, etc. ;
  • La liste n’est pas exhaustive, tant les protagonistes peuvent faire preuve de créativité.

Parmi les combats récents de Bernard Hopkins, un coup d’oeil sur la revanche face à Roy Jones Jr est significatif, et a inspiré à un utilisateur de youtube un montage assez édifiant en 2 parties.

Il est saisissant de voir comment B-Hop s’accroche avant d’offrir toute possibilité de contre, frappe les reins, l’arrière du crâne, la coquille, joue dangereusement de la tête dans les corps-à-corps… et surjoue sur deux coups bas et un coup du lapin de Jones, pour se rouler par terre à trois reprises dans une composition savoureuse rappelant la mort de Marion Cotillard à la fin du dernier Batman. Du grand art, quand bien même sa victoire face à l’ombre de Roy Jones Jr. fut incontestable.

Hopkins s’inscrit dans une tradition aussi ancienne que la boxe elle-même, et dans laquelle on retrouve plus d’un pensionnaire actuel ou futur du Boxing Hall of Fame. Les images des 3 combats entre Willie Pep et Sandy Saddler remportés par ce dernier, et postées ici dans la biographie de Pep, préfigurent 50 ans plus tôt ce que sera l’ultimate fighting… en à peine un peu plus sale. Il faut dire qu’une époque où les arbitres veillaient moins à la sécurité des athlètes, et où le corps-à-corps occupait une place plus importante dans les échanges, se prêtait bien aux différentes déclinaisons du dirty fighting.

Le consensus des historiens de la boxe anglaise identifie un quasi-contemporain de Saddler et Pep comme la référence absolue en matière de techniques prohibées : l’américain d’origine croate Fritzie Zivic. Beaucoup de la réputation de la « Croatian comet » lui vient d’un affrontement épique face à la légende Henry « Homicide Hank » Armstrong en 1941, à l’issue duquel il s’empara à la surprise générale du titre mondial des poids welters. Bénéficiant d’une certaine mansuétude de la part de l’arbitre, les deux adversaires firent largement usage de leurs coudes, épaules et crânes respectifs, et Zivic finit le combat en trombe pour s’imposer aux points face à un Armstrong littéralement défiguré. Il y a peu d’images disponibles de Fritzie Zivic, et aucune qui rende vraiment justice à sa légende, mais ce beau gosse aux manières de playboy hors du ring concédait volontiers « boxer, et pas jouer du piano », et avait l’étonnante habitude de s’excuser auprès de ses adversaires après chaque irrégularité. Comme dans le cas d’Hopkins, il serait profondément injuste de réduire Zivic à son seul arsenal de coups tordus, puisqu’il emporta 158 victoires en 232 combats, des légers aux mi-lourds, notamment face à Charly Burley, Henry Armstrong, Jake LaMotta ou Sammy Angott, et affronta les grands Sugar Ray Robinson, Beau Jack et Billy Conn, en tout 7 de ses camarades du Boxing Hall of Fame.

Ici, des images (pas d’une clarté folle) de sa victoire aux points de 1940 sur Sammy Angott :

Plus loin de nous encore que Fritzie Zivic, une autre légende mérite une mention parmi les plus grands truqueurs de l’histoire de la boxe anglaise, encore que certains des épisodes célèbres de sa carrière évoquent autant la farce que la triche : l’américain Charles « Kid » McCoy. Kid McCoy était avant tout un sacré boxeur, qui s’est illustré des welters aux poids lourds, et que ses épaules étroites n’empêchaient pas de disposer d’un certain punch (65 KOs en 81 victoires). Innovant par sa technique (il inventa le « corkscrew punch » ou coup en tire-bouchon, vissant sa droite au moment de l’impact pour occasionner plus de dégâts à l’épiderme), il le fut aussi par ses improbables stratégies de déstabilisation. Il défia le champion welter invaincu Tommy Ryan en 1896, et feignit la maladie le jour du combat en se passant notamment le visage à la farine. Une fois sur le ring, il fit preuve d’autrement plus de vigueur que prévu et l’emporta par KO sur un adversaire rendu imprudent.

Il est aussi dit que Kid McCoy avait pour habitude d’avertir son adversaire que son lacet était défait, pour mieux l’aligner s’il baissait le regard. Ou qu’il défia un géant local qui boxait pieds nus lors d’une tournée en Australie, et demanda à ses hommes de coin de semer des punaises sur le ring… Quelle que soit la part de vérité dans ces stratagèmes devenus mythiques, McCoy est un membre respecté du Boxing Hall of fame, lui qui détint le titre mondial des moyens et défia de nombreux poids lourds réputés de son temps à la poursuite du plus prestigieux des titres, battant Joe Choynski et Peter Maher, et cédant face à Tom Sharkey et Gentleman Jim Corbett… encore que la défaite face à ce dernier soit possiblement le fait d’un trucage de pari.

Voici justement des images étonnantes de 1912 de McCoy (le plus chevelu) et Corbett (le plus corpulent, 9 ans après son dernier combat pro) en pleine séance de sparring.

Loin des excentricités difficilement vérifiables d’un Kid McCoy et en cherchant plus rigoureusement la petite bête, il est difficile de trouver une star de ce sport qui n’ait jamais fait usage de techniques plus ou moins licites, chacune dans son propre style. La férocité de Roberto Duran sur un ring lui a valu l’admiration des foules, mais on peut difficilement nier qu’il dut une part de son premier tire mondial à un coup bas donné APRES la cloche face à Ken Buchanan (images disponibles ici-même, dans sa bio), ou que son démantèlement du jeune Davey Moore pour la ceinture d’une 3e catégorie se soit notamment appuyé sur un bon coup de pouce dans l’oeil (même remarque). Suzie Q, la droite de Rocky Marciano, était d’autant plus dévastatrice que le « Brockton Blockbuster » savait laisser traîner son coude à l’issue d’un bon cross… Et pour élégant et brillant qu’il soit aujourd’hui sur un ring, Floyd Mayweather Jr renâcle rarement à brandir son coude gauche à la face d’un adversaire trop pressant au coprs-à-corps, comme Ricky Hatton en fit les frais (et sans que l’on puisse bien sûr prétendre que plus de vigilance de l’arbitre aurait changé grand-chose au résultat)…

L’acte le plus délirant jamais vu en matière de dirty boxing – et donc la cause de disqualification la plus justifiée de l’histoire – est peut-être l’incroyable morsure à l’oreille administrée par Mike Tyson à Evander Holyfield au 3e round de leur revanche de 1997. Personnage plus que sulfureux, ex-taulard dont la médiatisation lui valut une disgrâce tout aussi hors de proportion que son avènement (et qui n’hésitait pas à sa grande époque à jouer du coude en corps-à-corps), Tyson a commis un acte à sa totale démesure. Difficile de faire plus sale :

Indéfendable, certes. Mais bien peu de gens prêtèrent attention à l’origine réelle de ce fameux dégoupillage : avec la bénédiction de l’arbitre, Holyfield était reparti pour lui faire subir le même traitement que 11 rounds durant lors de leur première confrontation de 1996, à savoir un frottage de museau patenté donné du front à presque chaque corps-à-corps, et dont on peut supposer qu’il contribua à saper bien peu légalement la résistance et la volonté d’Iron Mike. Dont on peut donc bien comprendre la frustration, à défaut d’en justifier la réaction carnassière… Voici un court échantillon du savoir-faire d’Holyfield en techniques illicites, et l’intégralité de leur premier combat :

Tyson-Holyfield I et II illustrent bien la différence entre la capacité à jouer à la limite de la règle, et le coup de folie furieuse sous le nez de l’arbitre, comparable à celle séparant un tirage de maillot sur corner et un tacle assassin les deux pieds décollés du sol. Mais le cas le plus fascinant de dirty boxing sur ces 20 dernières années, s’il concerne aussi des poids lourds qui s’affrontèrent en 1996, reste sans conteste la double confrontation entre l’ancien champion incontesté des poids lourds Riddick Bowe, et le fantasque polonais Andy Golota.

Avant leur premier affrontement, Riddick Bowe est sorti vainqueur d’une trilogie mythique face à Evander Holyfield. Il a aussi abandonné son titre WBC, faute d’avoir voulu affronter la star émergente Lennox Lewis, qui l’avait mis KO lors des JO de Séoul. Grand gabarit, poids lourd classique et efficace de près comme de loin à défaut de disposer d’une grande défense, Riddick « Big Daddy » Bowe doit patienter avant une nouvelle chance mondiale, soit contre l’épouvantail Lewis, soit contre le vainqueur de Tyson-Holyfield. Bien qu’entrant à peine dans la force de l’âge pour un poids lourd (28 ans), il est visiblement sorti usé de ses 3 combats contre « The Real Deal » et se présente dans une condition approximative contre le Nième « grand espoir blanc » que vit passer la catégorie des 70s aux 90s. Pour sa part, Andy Golota a pour lui de vraies qualités de vitesse, d’allonge et de punch, ainsi qu’une capacité à boxer en combinaisons rarement vue chez un lourd, et il est invaincu en 28 combats. Le monde de la boxe va découvrir qu’il est aussi un fou furieux après un premier affrontement épique du début à la fin, et ce dans tous les sens du terme.

Nul ne comprendra bien comment Golota a pu laisser échapper une victoire qui lui tendait les bras pour le seul plaisir de frapper une fois de plus son adversaire dans les gonades. Ni comment les managers de Bowe l’envoyèrent au casse-pipe dans un tel état d’impréparation, et comment son courage lui permit de durer jusqu’à la 7eme reprise. Et encore moins comment la sécurité du Madison Square Garden put laisser éclater sur le ring une mêlée générale aux délétères relents de racisme, au milieu de laquelle le manager de Golota fut victime d’une attaque cardiaque. Comme diraient les américains, « it just happened ». Toujours est-il qu’une revanche est inévitable, et elle a lieu 6 mois plus tard à Atlantic City. Golota ne sera pas sous-estimé, Bowe est affûté, le lieu a changé, la sécurité est sur les dents… Rien de cela n’empêchera que cette revanche soit plus délirante encore que leur première confrontation, du moins pendant la durée du combat. Sublime et grotesque à la fois.

A la fois double vainqueur de Golota sur le papier et victime d’une nouvelle correction, Riddick Bowe mit un terme à sa carrière dans la foulée de cette revanche. Le moins que l’on puisse dire est que ses hommes de coin auraient largement pu arrêter la boucherie au 7e round. Son come-back 10 ans plus tard fut anecdotique, et l’entendre s’exprimer aujourd’hui inspire une certaine tristesse. Quant à Golota, nombreux sont les fans qui savourèrent moins d’un an plus tard son éradication en moins d’un round par Lennox Lewis. Il poursuivit une carrière en deçà des attentes, enregistrant quelques succès sur des seconds couteaux (Corey Sanders, Tim Weatherspoon) et un nul contre Chis Byrd, mais ses défaites contre des adversaires sérieux (dont Tyson, commuée en no contest après un test positif à la marijuana) marquèrent ses limites défensives ainsi qu’une certaine aversion pour la souffrance sur le ring. On a sans doute le droit de plus respecter les « dirty boxers » qui savent accepter la douleur autant qu’ils savent l’infliger.

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