Une assemblée de chacals, S. Craig Zahler

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S. Craig Zahler est plus souvent comparé à Quentin Tarantino que Yoann Gourcuff fut appelé « le nouveau Zidane »,  et on lui souhaite de mieux soutenir la comparaison avec son illustre aîné sur le long terme. Sans s’attarder sur le groupe de black metal au sein duquel il sévit en tant que batteur, précisons que Zahler a écrit et réalisé des films de genre prisés par la critique dans lesquels il est question de western, de criminels, d’épouvante, de second degré et parfois même des quatre à la fois.

Le bonhomme a aussi signé des romans dans la même veine, dont le saisissant et spectaculaire Les spectres de la terre brisée, règlement de comptes dans l’Ouest sauvage auprès duquel Django Unchained passerait pour une aimable chronique de moeurs psychologisante. Également paru en français chez Gallmeister, Une assemblée de chacals fut à ces Spectres de la terre brisée une manière de Reservoir dogs précédant Pulp fiction : une moindre débauche d’effets et d’outrances, mais un esprit en tout point comparable, et un récit globalement mieux tenu.

Oswell embrassa le front de sa fille, tira la couverture jusqu’à son menton, s’avança vers le lit de son fils, tapota son épaule, se dirigea vers la lampe à huile pendue à un crochet de la porte et tourna la clé à sa base, invitant l’obscurité à entrer dans la pièce.

– Dormez en paix.
– Bonne nuit, papa, dit Loretta.
– Bonne nuit, p’pa, dit Benjamin.

Le rancher se rendit dans le couloir et ferma la porte derrière lui, conscient de la moindre particularité comme s’il était un insecte observant de gigantesques menus détails. Le lendemain, il retrouverait Godfrey à la gare, prendrait un train vers le nord, pour la Pennsylvanie, y rejoindrait Dicky (le New-Yorkais avait envoyé un télégramme la veille) puis monterait à bord du train continental et ferait le trajet vers l’horizon à l’ouest, où son passé l’attendait telle une pièce sombre remplie de pièges à ours.

Jim Lingham est un doux colosse à la grammaire boiteuse et l’indéniable talent de menuisier. Il va épouser la belle Beatrice, fille du shérif de Trailspur, Montana. Sa communauté d’adoption ignore tout de son passé de hors-la-loi, membre du « Gang du grand boxeur », et des terribles extrémités auxquelles l’a conduit une association malvenue avec des pourritures sans nom. D’impitoyables psychopathes dont le chef Quinlan se rappelle au bon souvenir de Jim : puisqu’il l’a retrouvé, il sera de la fête. Et pas comme joyeux convive.

Lingham n’a pas le choix : il convoque ses anciens complices, les frangins fermiers de l’Arkansas Oswell et Godfrey Danford, et le dandy Dicky Sterling. Tous se sont bricolé, avec un inégal bonheur, des vies de citoyens respectables. Aucun ne vivra en paix tant que Quinlan connaîtra leur secret, et voudra se venger d’eux de la pire des façons. Avouez que le mariage de Jim et Beatrice promet.

Le train était pour l’heure arrêté près d’un château d’eau ; les mécaniciens actionnaient le soufflet. La vue de Dicky était voilée par un rideau de vapeur chassé par un fort vent d’ouest. Durant un moment, les deux côtés de la voiture flamboyèrent sous la fumée d’échappement d’un blanc lumineux qui bouillonnait.
– C’est comme si on volait. Dans les nuages, fit remarquer Godfrey.
– Profite de la vue. Je suis à peu près sûr qu’aucun ange n’est en train de préparer nos lits au paradis.

En bon scénariste, Zahler sait tout de la construction d’un récit solide en une succession de scènes très visuelles : après un prologue en fanfare où l’on découvre une bien séduisante paire de méchants, il s’applique à faire remonter la tension par petites touches anxiogènes, à mesure que les protagonistes gagnent le Montana puis se préparent aux festivités. Frénétique dans Les spectres de la terre brisée, le tempo s’avère ici plus retenu, au service d’une patiente montée en puissance.

Héros et seconds rôles sont impeccablement caractérisés, à la fois dans l’attitude et l’apparence physique. En découvrant peu à peu ce que tous ont à perdre, on s’attache au Gang du grand boxeur et à leurs alliés de circonstance… à supposer qu’ils soient tous bien du même camp : les soupçons du shérif à l’égard des étranges amis de son futur gendre vont croissant. Et resteront-ils loyaux entre eux, au plus fort de la terreur qui s’annonce ? Quinlan et ses acolytes inquiètent d’autant plus qu’ils se font attendre pour l’apothéose, et que l’auteur ne les évoque qu’à mots comptés. Lorsque survient enfin l’inévitable confrontation, le sens de la mise en scène et du détail horrifique de Zahler rendent le bouquin impossible à lâcher.

Deux autres détonations assourdies claquèrent à l’horizon. Les tâches se déployèrent tout en continuant de galoper droit sur l’église. La poussière et la terre que les chevaux soulevaient diminuaient considérablement la visibilité qu’avait Dicky : il ne voyait plus le paysage derrière les animaux. Le New-Yorkais réalisa que tel était probablement le but de leur cavalcade stimulée par les revolvers, et son estomac se noua.

Dicky fit scintiller trois fois son miroir à l’intention des Danford ; il scruta à nouveau l’horizon à l’est.

Les bêtes lointaines faisaient naître dans leur sillage un nuage gris de gravillons sur la plaine, en direction de l’église. Le coeur du New-Yorkais martelait sa poitrine ; il ne douta pas un instant que Quinlan était le prestidigitateur derrière le voile de poussière.

On retrouve aussi avec plaisir la redoutable intelligence de l’auteur, qui sait respecter les codes du genre tout en ajoutant une profondeur inattendue au pur exercice de style. Il s’agit ici de l’idée de rédemption, bien présente mais abordée différemment dans Les spectres de la terre brisée. Vu de la paisible communauté de Trailspur, que penser d’anciens desperados par qui le malheur arrive, mais qui sont aussi prêts à donner leur vie pour de parfaits étrangers, en ultimes remparts contre bien pire qu’eux ? À cet égard, le dernier chapitre d’Une assemblée de chacals, étonnament poignant, est en tout point magistral. Le dernier western de Tarantino, Les huit salopards, a tout du ratage verbeux et décousu. Sorti en 2010, le premier de Zahler est un roman parfaitement équilibré, que l’on s’étonnera de n’avoir toujours pas vu adapté au cinéma.

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