Robicheaux, James Lee Burke

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L’auteur texan James Lee Burke publia, en 1987, le premier tome des aventures narrées à la première personne d’un flic de Louisiane nommé Dave Robicheaux. Il avait alors la cinquantaine et n’imaginait sans doute pas que cet alter ego de fiction vieillirait avec lui pendant plus de trente ans. Vingt-et-unième épisode de la série, Robicheaux est sorti le mois dernier chez Rivages noir, et l’on sait déjà qu’il sera suivi de la prochaine traduction de The New Iberia Blues, déjà disponible en VO. Vraisemblance oblige, l’adjoint du shérif de la paroisse – équivalent local du comté – d’Iberia a cessé de vieillir depuis plusieurs tomes.

On le devine jeune septuagénaire, toujours capable de coller son poing sur un nez hostile et de participer à une fusillade sans y laisser un col du fémur. Qu’importe, au fond, si le temps s’est arrêté pour celui que ses rares amis surnomment « Belle mèche » : dans la Louisiane de Dave Robicheaux, vivants et morts coexistent aussi pacifiquement que possible, et le vieil homme a désormais la science et le discernement d’un esprit séculaire qui planerait sur le Bayou Teche. C’est ce que laisse imaginer le merveilleux incipit de Robicheaux. « Merveilleux » par son écriture, parce qu’il présente en deux pages un protagoniste au vécu considérable à ceux qui le découvriraient, et grâce au talent avec lequel Burke sait rappeler à ses fans de longue date pourquoi les monologues de son héros culte n’ont pas d’équivalent dans le roman policier, voire le roman tout court.

« (…) S’il existe une quelconque sagesse, et je doute sérieusement de sa présence dans ma propre vie, elle réside dans l’acceptation de la condition humaine et peut-être dans la conscience que ceux qui sont morts sont toujours avec nous, quelque part dans la brume, qu’ils nous montrent le chemin, qu’ils nous murmurent parfois un conseil dans l’ombre, que parfois ils nous rendent visite dans notre sommeil, aussi lumineux qu’une bougie qui brûle dans un sous-sol privé d’ouverture. (…)

Il y a longtemps que j’ai cessé d’essayer d’expliquer, à moi-même ou aux autres, des événements tels que celui-là. Comme beaucoup de gens de mon âge, je pense qu’il faut se méfier des réunions, que discuter avec les autres est de la folie, et que la sagesse d’une génération ne peut se transmettre à la suivante. Cela peut paraître cynique, mais il y a certaines vérités qu’on doit garder pour soi et qu’on ne doit pas partager, sous peine de les affadir et de les perdre en même temps. Ces vérités ont moins à voir avec les morts qu’avec la conscience que nous ne sommes pas différents d’eux, qu’ils sont toujours avec nous et que nous sommes toujours avec eux, qu’il n’y a pas d’après-vie, mais une seule vie, un continuum dans lequel toutes les époques sont simultanées, comme un rêve dans le cerveau de Dieu. »

Dave Robicheaux a trop vécu pour croire en la notion même de progrès. Il se borne à contempler l’immuable succession des saisons de Louisiane, avec force descriptions des paysages, parfums et sensations qu’il éprouve dans ce décor primitif et luxuriant, parfois fantasmagorique aux heures où la brume enveloppe la cime des arbres couverts de mousse espagnole.

« Dans la brume, la ligne côtière était d’un vert à briser le coeur. Des poissons volants trouaient la surface de la baie, et naviguaient au-dessus de l’eau comme des créatures ailées, roses et dorées, défiant toutes les probabilités de l’évolution. La vapeur de sel fendue par ma proue était froide et pure, et sentait la résilience et les merveilleux pouvoirs de la terre. Mon bateau semblait flotter sur un coussin d’air montant de ce même bouillon primordial qui avait donné naissance aux premiers êtres vivants.

Il sait que la féodalité sur laquelle se fonde le pouvoir local n’est pas près de s’éteindre ; les démagogues d’aujourd’hui ressemblent trait pour trait à ceux d’hier, l’industrie pétrolière corrompt politiciens et décors naturels, et les familles patriciennes aux belles manières surannées doivent leurs fortunes à des forfaits inavouables, comme à la résignation des dominés. Il sait que le mal est ancré en l’Homme, et que certains n’hésiteront jamais à faire subir le pire à leurs semblables dès que leur intérêt – ou pire, leurs sombres appétits – sont en jeu ; des choses qu’il a autant vécues en tant que GI au Vietnam que comme shérif de Louisiane. Il sait que le peuple d’Acadie ne sera jamais complètement assimilé aux Yankees, et que si son attachement à la culture cajun est estimable, les motifs de son amour inextinguible du drapeau confédéré demeurent troubles.

« Parfois, il est difficile d’expliquer aux étrangers la culture du sud de la Louisiane, et le dilemme qui se pose à nombre de ses habitants. Le monde dans lequel ils ont grandi est maintenant un souvenir fané, mais la plupart d’entre eux n’ont pas leur place dans le présent. Je connais des Cajuns qui n’ont jamais été plus loin qu’à deux paroisses de leur lieu de naissance. Il y a des gens, ici, qui ne savent pas faire d’addition ni de soustraction, qui sont incapables de lire un journal, et qui ne savent pas ce que signifie « 11 septembre ». (…) Nos politiciens sont un embarras, et une insulte à l’avarice et à le mendicité. »

Une conscience si aiguë de la permanence des instincts les plus primaires et les plus vils font de Dave Robicheaux un être solitaire et tourmenté, sujet à des accès de violence sidérants, et un alcoolique pour le reste de sa vie.

« Les gens se demandent pourquoi un flic se tire un coup de revolver. Essayez de vous éveiller chaque matin en voyant des serpents, pas parce que vous êtes défoncé, mais parce que vous ne l’êtes pas ».

Les pages consacrées aux démons qui le tenaillent et à la séduction physique de la gnôle et des bars s’avèrent les plus terribles que j’aie jamais lues.

« Dans des moments pareils, peu importe qu’on soit le jour ou la nuit, je ne trouvais de paix que dans un saloon. Le long comptoir et les repose-pieds en cuivre, les ventilateurs aux pales de bois, les bocaux de couenne rôtie, et d’oeufs et de saucisses marinés, la fraîcheur des bouteilles de bière ou des chopes glacées, le clin d’oeil des serveuses et l’éclat en haut de leurs seins, les petits verres de whisky brillant dans un rayonnement ambré qui semblait presque irréel, le barman spectral sans nom de famille, les sonneries des flippers, tout cela devenait ma cathédrale, un foyer sous la mère, et tout aussi mortifère. »

Et l’environnement du héros est, de ce point de vue, le pire qui soit.

« La loi, en Louisiane, n’était pas là pour être respectée. Elle était là pour fournir un vague cadre qui faisait que les gens se sentaient respectables. (…) La Louisiane n’est pas un État ; c’est un asile psychiatrique en plein air dans lequel des millions de gens sont bourrés la plupart du temps. Et je n’exagère pas. La cirrhose est un héritage familial ».

Mais Robicheaux n’est pas un simple dépressif chronique : s’il se bat toujours, c’est qu’il croit dans la vertu autant qu’en la noirceur de son prochain. Sa fille adoptive Alafair, extraite à cinq ans de la carcasse engloutie d’un avion humanitaire et devenue écrivain à succès, son ami de toujours, l’irrévérentieux et excessif détective Clete Purcell, comme la pugnace et singulière shérif Helen Soileau, sont tous des modèles de bravoure et de noblesse d’âme, pour lesquels il donnerait jusqu’au dernier de ses os. Dans chaque épisode de la geste de Dave Robicheaux, le conflit essentiel entre sa grandeur et ses failles fait écho à celui vécu par tout un peuple. Ils ne s’éteindront jamais.

« J’avais connu Katrina, et ses conséquences. Bizarrement, j’aurais voulu revenir à cette époque. Dans une catastrophe, il y a une forme de pureté. On voit, à l’état nu, à la fois la nature du courage humain et de la faiblesse humaine, le pouvoir arbitraire et destructeur des éléments, la rupture des convenances sociales et de nos inventions techniques, et la libération du sauvage caché dans l’inconscient collectif. Une salle d’urgences éclairée par des lampes-torches et remplie des gémissements des mourrants et du bruit de pieds pateaugeant dans l’eau devient une scène médiévale semblable à celles qu’a peintes Victor Hugo. C’est dans de telles circonstances que nous découvrons qui nous sommes, pour le meilleur et pour le pire. Et quand tout est terminé, on n’en reparle jamais, de peur de laisser échapper la sagesse qu’on en a tirée.

Les guerres exercent la même attraction. La rhétorique s’efface, seule demeure la vérité. Dans ma ville natale, j’étais piégé par des ombres dépourvues de substance et de visage. »

Ce qui précède s’applique à l’ensemble des vingt-et-un tomes parus en français. Mais Robicheaux se distingue des épisodes précédents par son intrigue particulièrement complexe. Jimmy Nightingdale, célébrité locale briguant un siège au Sénat, et Fat Tony Nemo, un mafieux de la Nouvelle-Orléans, se disputent les droits d’adaptation au cinéma du livre d’un écrivain fameux de la région. Tous deux connaissent bien Dave Robicheaux, et se disputent son influence auprès de l’auteur. Alafair est tentée par l’écriture du scénario, malgré le pedigree des commanditaires potentiels. Couvert de dettes de jeu, Clete Purcell se trouve à la merci de Nemo comme de Nightingdale, qui ont beaucoup à lui faire payer. Il prend sous son aile le fils battu d’une petite frappe qui roule sans doute pour l’un des deux. Veuf pour la troisième fois, Dave s’accorde une nuit de beuverie… et découvre le lendemain l’assassinat du chauffard meurtrier de sa dernière épouse, sans aucun souvenir de sa propre soirée. Pire, son collègue chargé de l’enquête semble attaché à ce qu’il plonge. Et un mystérieux nettoyeur fait disparaître une par une les parties prenantes de ce fameux noeud de vipères.

La profondeur et le lyrisme d’un James Lee Burke à son meilleur engagent à dévorer ces 505 pages, pour éprouvantes qu’elles soient. Et il faut sa suprême élégance pour évoquer la situation politique actuelle des États-Unis sans jamais nommer leur quarante-cinquième président. C’est par le prisme des futures élections locales que Burke aborde la question du populisme contemporain avec son intelligence coutumière, de celles qui épatent à défaut d’apaiser les craintes.

« Est-ce qu’il faisait des provocations racistes, est-ce qu’il en appelait à la xénophobie et au nativisme remontant à l’immigration irlandaise des années 1840 ? Pas aux yeux de son public. Jimmy disait les choses telles qu’elles sont.

Ses supporters portaient des casquettes de base-ball, des chaussures de tennis et des robes fabriquées en Thaïlande. Ils étaient les gens les plus courageux de la terre, sans exception. Ils se faisaient incinérer dans l’explosion de puits de pétrole, ils étaient rendus infirmes par les pinces et les chaînes sur les plateaux de forage, ils étaient foudroyés alors qu’ils installaient des tuyaux dans un marais en plein milieu d’un orage électrique, et tout ça sans se plaindre. Si on voulait mener à bien une révolution, c’est à eux qu’il fallait s’adresser. Et il en allait de même si on voulait mettre la constitution aux ordures. »

Pour qui s’attache aux typologies dispensables, James Lee Burke est peut-être un écrivain de genre. Il est aussi, à qutre-vingt deux ans, l’un des plus grands auteurs vivants que j’aie le bonheur d’avoir lus. Puisse-t-il avancer dans sa vieillesse à pas aussi comptés que Dave Robicheaux, et nous faire profiter encore de sa science et son discernement, tels ceux d’un esprit séculaire qui planerait sur le Bayou Teche.

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