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Celles et ceux qui m’honorent d’un passage régulier sur ce blog savent que je n’ai pas honte des nombreuses lacunes de ma culture littéraire. Le contraire serait absolument vain. Or, jusqu’à l’été dernier, l’oeuvre de Franz Kafka en restait l’une des plus remarquables. Parmi les romans de chevet de ceux que je tenais pour d’authentiques lettrés, Le procès revenait avec régularité. J’ai donc fini par l’aborder, comme tout texte réputé incontournable et exigeant, avec la crainte de franchement passer à côté. Une appréhension confirmée pour partie une fois refermé le bouquin : j’avais l’impression d’en avoir à peine effleuré la profondeur infinie, et de n’avoir rien éprouvé d’autre qu’une admiration béate pour l’intelligence de son auteur au fil des pages. Peut-on prétendre avoir aimé un roman qui n’a pas suscité de réelle émotion en vous ? Faute d’une réponse idoine, j’optai pour une recette éprouvée, celle du refus d’obstacle : je n’ai donc pas écrit de billet sur ce livre-là.
Une exhortation à réparer le monde
Quelques mois plus tard, j’ai découvert l’existence d’un autre chef d’oeuvre du siècle dernier traitant de l’attente interminable d’un procès absurde : L’homme de Kiev, rare attributaire du prix Pulitzer et du National Book Award, de l’américain Bernard Malamud. Loin de la grâce parfois abstraite et désincarnée du Procès pour les lecteurs un rien terre-à-terre dont je suis, L’homme de Kiev suscite un malaise et un élan viscéraux, sans que l’ambition du propos de Malamud soit inférieure à celle de Kafka. Comme Jonathan Safran Foer l’exprime avec justesse dans sa préface, il ne se contente pas de pointer les dysfonctionnements d’un monde détraqué, mais exhorte littéralement à le réparer.
C’est d’ailleurs en réparant toute sorte de choses dans un village juif d’Ukraine que le héros Yakov Bok gagne sa vie, kopeck après kopeck – le titre original de L’homme de Kiev est The fixer ou Le réparateur. Depuis que son épouse lui a infligé l’affront suprême de fuir avec un goy, plus rien ne retient Yakov dans son shtetl. Pour échapper à la misère, et malgré le climat de haine généralisé des dernières années de la Russie tsariste, il décide de s’installer à Kiev, où le hasard, ses talents d’artisan et la dissimulation de ses origines lui permettent de gagner la confiance d’un bourgeois fortuné et antisémite notoire, lequel lui confie la gérance d’une briquèterie. Quelques semaines plus tard, le cadavre d’un garçon est retrouvé à proximité, massacré à coups de couteau. La rumeur qui enfle impute le crime odieux aux Juifs des alentours ; alors que Yakov entreprend de quitter Kiev, il est arrêté par une trentaine d’hommes en armes.
Le réparateur avoua d’emblée qu’il était juif. Par ailleurs il était innocent.
Tenir jusqu’au procès
Yakov est mis au secret. Les semaines et les mois se succèdent sans que lui parvienne l’acte d’accusation qui lui donnerait droit à un avocat. Lors de la reconstitution du crime, comme dans ses échanges ordinaires avec les représentants de la justice et de la police, tout lui indique que la seule piste poursuivie est celle d’un aberrant meurtre rituel commandité par la communauté israélite de la ville. Chaque témoignage ou élément matériel, parfois grossièrement falsifié, est interprété à charge, et seul un juge d’instruction intègre semble conserver une manière d’objectivité dans son examen. Pour extorquer des aveux au prisonner, ses inhumaines conditions de détention, comme l’attitude cruelle des gardiens et de l’administration pénitentiaire, se dégradent sans cesse. Yakov Bok tiendra-t-il jusqu’à son très hypothétique procès ?
Le lecteur n’aura pas le soulagement de savoir cette histoire lugubre issue de la seule imagination de Bernard Malamud, puisque L’homme de Kiev est directement inspiré du cas très documenté de Menahem Mendel Beilis, qui fut incarcéré plus de deux ans dans l’attente de son jugement dans des circonstances analogues. L’occasion pour les intellectuels du monde entier de découvrir l’état de décomposition avancée de la société russe de l’époque. Qu’importe si le dossier de Yakov empile les conclusions abracadabrantesques : la constante prééminence du préjugé antisémite, largement exploité à des fins politiques par un État à bout de souffle, est ici restituée dans toute son horreur et son absurdité.
– Nous avons immédiatement soupçonné un Juif parce que jamais un Russe ne pourrait commettre ce genre de crime. Un Russe peut soudain au cours d’une bagarre trancher la gorge de son adversaire ou l’assommer de deux ou trois coups violents, mais jamais il ne s’ingénierait à torturer un enfant innocent en le lardant de quarante-sept coups de couteau.
– Moi non plus ! s’écria le réparateur. Ce n’est pas dans ma nature, quels que puissent être mes autres défauts.
– Le poids de l’évidence milite contre vous.
– Alors l’évidence est fausse, Votre Honneur.
– L’évidence est l’évidence, elle ne peut être fausse.
Un individu libre de sa pensée et de ses choix
Rarement la figure du Juif persécuté ne s’est avérée plus universelle que celle de Yakov Bok, car celui-ci récuse l’assignation identitaire. Il se considère avant tout comme un individu libre de sa pensée et de ses choix. En dépit d’une extraction et d’une condition modestes, Yakov a décidé de s’instruire. Et tel Spinoza, dont il a entamé la lecture patiente, il ne laissera pas sa judaité le définir en tant qu’homme, d’où sa décision – certes difficile – d’accepter d’habiter un quartier de Kiev interdit aux Juifs après avoir quitté le shtetl. Ce réparateur passionné croit avant tout dans les vertus du travail, et dans l’amélioration constante des êtres comme des objets.
– Diriez-vous que vous avez une « philosophie » personnelle ? Et si oui quelle est-elle ?
– Si j’en ai une, elle n’a que la peau sur les os. Il n’y a pas longtemps que j’ai commencé à lire un peu, Votre Honneur, fit-il en manière d’excuse. Ma philosophie serait, si je puis me permettre de parler franchement, que la vie pourrait être meilleure qu’elle n’est.
Sa réflexion, nourrie par des mois d’introspection solitaire sur sa vie de souffrances, le conduit à s’affranchir du sentiment religieux, rendant d’autant plus iniques les allégations de crime rituel dont il fait l’objet :
– Voici comment je me représente les choses à présent : la Nature s’est inventée elle-même, et l’homme aussi. Quoi qu’il existât, cela existait à l’origine. Spinoza l’a écrit. Cela parait extravagant mais doit être vrai. Quand on considère les principes fondamentaux, ou bien Dieu est notre invention et on n’y peut rien, ou bien il est une force au sein de la Nature mais pas de l’Histoire. Une force n’est pas un père. Dieu est un vent froid : à nous d’essayer de nous réchauffer. À dire vrai, j’en ai fait mon deuil.
Bien sûr, la connaissance à laquelle il a accédé n’a rien d’une panacée ; elle est juste nécessaire pour qui a décidé de vivre selon de tels principes :
Ai-je seulement appris que l’océan dans lequel on se noie est salé et que rien ne sert de le savoir, puisqu’on s’y noie quand même ? Mieux valait néanmoins le savoir que l’ignorer. L’homme était fait pour apprendre.
« C’est l’alliance qu’il conclut avec lui-même »
Le cas de Yakov Bok illustre donc moins les persecutions séculaires visant le peuple juif que la violence et le conservatisme des dictatures bien humaines, frappant quiconque cherche à s’élever par lui-même. Et l’échec de cette répression est démontré par l’émancipation de celui qui la subit. Plus Yakov est enfermé, plus il pense sa condition d’homme avec acuité, et cette pensée le rend libre, à l’image d’un Spinoza « mort jeune, pauvre et persécuté, et néanmoins le plus libre des hommes ». Il cherche et découvre sans cesse de nouvelles raisons de continuer à vivre et à espérer, sans se compromettre dans les aveux bidons que ses geôliers attendent de lui.
Pour les goyim, un Juif est ce que sont tous les Juifs. Quand le réparateur est accusé d’avoir assassiné un de leurs enfants, toute la tribu l’est du même coup. Depuis la crucifixion, le déicide est le crime de tous les Juifs. « Que son sang retombe sur nous et ses enfants ».
Yakov a pitié de leur destinée historique. Après une brève accalmie, vous vous éveillez dans un monde d’une brutalité inouïe. Du jour au lendemain, un fou est né qui pense que le sang juif n’est que de l’eau. Du jour au lendemain, la vie perd toute valeur. Les innocents sont nés coupables. Le corps humain vaut moins que sa substance. L’individu, c’est de la merde. Et les Juifs qui réussissent à sauver leur peau vivent dans l’éternelle souffrance du souvenir. Alors qu’y peut Yakov Bok ? Il ne peut qu’une chose : ne pas aggraver la situation. Si peu juif qu’il soit, il l’est assez pour devoir protéger les autres. Après tout il les connaît et croit à leur droit d’être juifs et de vivre sur cette terre comme des hommes. Il est contre ceux qui sont contre les Juifs. Il protègera ceux-ci dans toute la mesure de ses moyens. C’est l’alliance qu’il conclut avec lui-même.
Au final, en décrivant l’injustice fondamentale qui s’abat sur Yakov, Malamud dénonce avec force un État totalitaire qui rend Juifs et Gentils « opprimés, ignorants et misérables », et se battra jusqu’au bout pour sa propre survie.
– (…) Dans un pays malade, chaque pas vers la convalescence est une insulte à ceux qui vivent de sa maladie.
Entre quatre murs, l’obsédant passage du temps
Que l’on se garde, à l’aune de ce qui précède, d’imaginer que L’homme de Kiev soit le prétexte d’une somme de réflexions politiques et philosophiques : il s’agit avant tout d’un roman, dont le style direct et l’économie de mots produisent chez son lecteur des impressions essentielles et brutales. Ainsi, une poignée de lignes suffisent à Bernard Malamud pour transmettre un souvenir qui hantera à jamais Yakov Bok ; sans doute m’ont-elles marqué plus durablement qu’un récit de plusieurs pages.
Mais, jeune écolier, Yakov avait été témoin d’un vrai pogrom : un raid cosaque de trois jours pleins. Au matin du quatrième jour, les maisons fumant encore, on fit sortir Yakov de la cave où il s’était serré en compagnie d’une demi-douzaine d’autres mioches ; il vit alors un Juif à barbe noire, une saucisse blanche plantée dans la bouche, gisant en pleine rue sur un tas de plumes ensanglantées tandis que le porc d’un paysan lui dévorait le bras.
Reclus dans le décor minimaliste de la cellule de Yakov, l’auteur parvient à nous faire appréhender l’inconfort extrême de sa situation, mais aussi l’obsédant passage du temps – « Le temps soufflait comme le vent de la steppe sur un avenir sans consistance » – et la sucession des saisons. On savoure la grande richesse descriptive du roman malgré le dénuement qu’il nous rappelle sans cesse.
Le soir, lorsque le gardien allumait le feu, Yakov s’asseyait près du poêle fumant dont il laissait la porte ouverte, le col de sa capote relevé au-dessus des oreilles, le visage exposé à la lumière des flammes sans chaleur. Hormis le feu brillant, craquant et gémissant, la cellule était noire, humide et chargée d’une puanteur moite. Yakov parvenait à distinguer sa propre fétidité au sein de la puanteur rémanente laissée par tous les prisonniers qui avaient péri dans cette misérable cellule.
Dans un tel contexte, on goûte aussi le moindre trait d’humour, même désespéré, que nous offrent ces pages, comme Yakov se régale de tout improbable filament de viande qui épaissit son brouet.
– Si vous vous sentez découragé, pensez au capitaine Dreyfus. Il est passé par les mêmes épreuves, avec scénario en français. Nous sommes persécutés dans les langues les plus civilisées.
Mon Procès à moi
L’un des reproches que j’oserais formuler vis-à-vis du Procès, en dépit de l’universalité de son protagoniste, est qu’il me semble avoir compris l’arbitraire monstrueux frappant Joseph K. sans jamais vraiment l’avoir ressenti. D’une logique implacable, la fin du livre n’eut rien d’un déchirement. Au contraire, l’intimité profonde que crée Malamud avec Yakov Bok a suscité chez moi autant d’empathie que j’ai d’admiration pour son – immense – talent de romancier. Lire L’homme de Kiev revient à devenir Yakov Bok tout au long de ses introspections douloureuses mais libératrices, des dialogues qu’il subit souvent tout autant que les brimades et sévices corporels, voire des délires où le conduisent la douleur et les privations. Son ingestion n’est certes pas des plus agréables, et son dénouement, à mes yeux magnifique, en déroutera certains. Mais je peux désormais affirmer, avec un très grand plaisir de lecteur, que L’homme de Kiev est mon Procès à moi. Les amoureux de Kafka sauront le sens de ces mots-là.
Lu et approuvé, ce livre est une métamorphose, j’ai senti un gène s’emparer de moi après la fin, merci de le rappeler 🙂
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Merci pour l’audio ❤️
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Serviteur 🙂
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