État de nature, Jean-Baptiste de Froment

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La jacquerie est à la mode. Avant même qu’elle ne fasse l’objet du plus long feuilleton hebdomadaire de notre Histoire politique, elle apparaissait dans plusieurs romans parus en ce début d’année, donc terminés plus tôt que l’acte I des Gilets Jaunes. On se rappelle bien sûr les éleveurs laitiers de Normandie poussés à l’irréparable par les quotas européens de Sérotonine. Il faut y ajouter le bon peuple de la Douvre évoqué dans État de nature. Jean-Pierre Barte, fondateur et dirigeant de « JPB Consulting », expert ès communication politique et néologismes de circonstance, est l’un des protagonistes de ce premier roman signé Jean-Baptiste de Froment. Le bougre aurait sans doute qualifié cette récente profusion de soulèvements paysans dans la fiction française de signal faible.

Game of Trognes

À peine bricolée pour les besoins de la narration, la Ve République racontée dans État de nature se révèle criante de vérité. C’est que l’auteur connaît son affaire. Il est le fils d’un ancien président du Conseil Général de la Creuse, dont les charmes capiteux et méconnus ont sans doute inspiré la Douvre. Tout expert des coins et recoins du réseau SNCF situerait ce département fictionnel quelque part entre Châteauroux et Limoges sur la ligne mythique Toulouse – Gare d’Austerlitz, en pleine terra incognita pour le TGV et la téléphonie mobile. Jean-Baptiste de Froment est aussi un familier des premiers cercles du pouvoir, lui qui fréquenta un cabinet ministériel, l’Élysée, puis le Conseil de Paris.

Et c’est bien de pouvoir qu’il est question dans ce roman de 265 pages, sorte de Game of Thrones amputé de ses dragons et de – la plupart de – ses scènes de sexe ou de morts violentes. Pour Claude, quintessence du haut fonctionnaire marmoréen, sorte de secrétaire général du Château qui aurait patiemment grapillé les attributions d’un Premier Ministre, comme pour son aréopage d’obligés parisiens, ce pouvoir est sans doute « la force qui veille à ce que chacun reste à sa place, celle que le sort lui a assignée. La force qui leur permet, à eux, de se maintenir au sommet, où ils restent plantés indéfiniement, sans rien faire. »

Une manière de Jeanne d’Arc aux appâts de Barbar(ell)a

Pour la vieille Présidente de la République, qui boucle un inutile troisième mandat recluse dans le pigeonnier de l’Élysée – et rappelle furieusement le Chirac de la fin -, le trop bon élève qu’est Claude se méprend en imaginant son heure venue : « Les esprits faibles, impressionnables, s’imaginent que le pouvoir est fait de lambris et de limousines, agrémenté d’un peu de musique militaire. (…) Commander, en fait, est un acte de désobéissance pure. Cela suppose toujours de s’affranchir, de se rebeller, de dire merde à quelqu’un et de chier sur quelque chose (…). Celui qui ne sait pas cela n’est pas fait pour la politique. »

Cette faculté-là, la préfète Barbara Vauvert la possède d’instinct, en plus d’un volontarisme habité et d’une empathie naturelle qui ont vite fait d’elle, pour les Douvriens, une manière de Jeanne d’Arc aux appâts de Barbar(ell)a. Son éviction soudaine la conforte dans l’idée que les tenants du vrai pouvoir ne sont guère que des « moins forts et moins capables qu’elle », ne visant qu’à « entraver sa longue marche en faveur des plus petits », « comme on prend plaisir, lorsqu’on est soi-même infoutu de quoi que ce soit, à enrayer une roue, ou à trancher le jarret du cheval qui s’élance. »

Salauds de pauvres

Sans doute n’a-t-elle pas saisi d’emblée que son renvoi était le fait d’un étrange deus ex machina, antique potentat local à l’allure trompeuse de gros batracien au regard fixe, qui n’abandonna ses propres ambitions nationales que pour goûter la confortable position de faiseur de roi – ou de reine… Barbara pourra aussi compter sur l’appui ambigu du philosophe activiste Arthur Cann, sorte de Julien Coupat établi dans la Douvre, pour qui cette terre d’hommes si « libres » et « sûrs de leur fait », sur lesquels « le Système n’a pas de prise », sera l’épicentre d’une révolution mettant à bas la soi-disant « civilisation », « c’est-à-dire cette prétention de l’homme (et en particulier de l’homme français, soulignons-le au passage) à sortir de la nature pour se gouverner lui-même ».

Et puis il y a les Jacques, l’espèce en voie d’extinction programmée des Douvriens, à la résignation d’ordinaire si tranquille, qui ont le culot suprême de renverser la table au beau milieu de toutes ces manigances florentines, suscitant l’ire d’un cacique du Faubourg Saint-Honoré : « On se décarcasse pour (les) sortir de la bouse, on leur rend leur dignité, on leur offre sur un plateau un monceau de pognon et pour nous remercier, ils mettent le pays à feu et à sang. Leur merde, ils préfèrent y rester et si possible y entraîner tout le monde avec eux… ». Si leurs revendications ne semblent pas toujours d’une clarté folle, vu depuis l’intérieur du Périphérique, ils demandent pour l’essentiel, par la voix de Barbara, de rester reconnus tels qu’ils sont comme une part incompressible du pays de France.

Le tableau chantourné d’un inextricable merdier démocratique

L’exposition de la flopée de personnages d’État de nature, comme la patiente mise en place de son intrigue, s’avèrent éminemment satisfaisantes ; le lecteur s’alertera cependant de voir s’en rapprocher le dénouement à toute vitesse. Car au contraire de celles de Jon et Daenerys, les aventures d’Arthur et Barbara ne font pas une épopée, mais une fable politique aux accents moralistes sur la toute-puissance de cet immobilisme hexagonal dont Edgar Faure déplorait autrefois qu’il fût, une fois libéré, si difficile à arrêter. Le style du récit s’y adapte à merveille, et l’on sent poindre derrière la phrase chantournée de Jean-Baptiste de Froment la gourmandise lexicale et grammaticale de l’ancien normalien. Il doit à son usage judicieux de la ponctuation, ou d’occasionnelles éruptions de trivialité, d’éviter toute pesanteur surannée et de préserver le rythme alerte de la narration.

Tout juste pourra-t-on lui reprocher d’avancer peu de solutions pour purger l’inextricable merdier démocratique que la France semble devenue, et qu’il décrit si bien. Mais que d’aussi belles plumes soient toujours engagées en politique en 2019 est une information rassurante en soi.

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