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En 2005, je me suis précipité sur le Traité d’athéologie de Michel Onfray, alors disponible en Relais H. Jeune trentenaire aux prémices d’une réflexion sur sa propre finitude, j’imaginais que ce livre comblerait un vrai manque, mettant à la portée d’un esprit ni particulièrement vif, ni porté sur une philosophie trop exigeante de quoi préparer le néant dans une relative sérénité. Putain d’ambition, certes. Las, le bouquin s’avéra être une charge atrabilaire contre les trois grands monothéismes, et des philosophes des Lumières coupables de déisme sous des postures éclairées. Une franche déception, au point que j’hésitai à adresser une demande de remboursement à l’Université populaire de Caen.
Vie et mort d’un corps d’homme
Moins de deux ans plus tard, je n’ai pas lu dès sa sortie Un homme, de Philip Roth, en dépit de la puissante impression que m’avait laissée La tache. Et quel benêt je fis. En 2019, le peloton de la génération qui vécut la guerre – fût-ce de peu – et peut s’enorgueillir de m’avoir engendré s’est clairsemé à l’attaque du dernier col. J’en suis d’autant plus taraudé par ce que ne m’a pas dit Onfray, mais, au moins, j’ai lu Un homme, qui m’a permis de verifier une fois encore combien le roman me cause plus que l’essai.
« Ce n’est pas lui qui serait dupe de ces balivernes sur la mort et sur Dieu, ou de ces fantasmes de paradis d’un autre âge. Il n’y avait que le corps, né pour vivre et mourir selon des termes décidés par les corps nés et morts avant nous. Son créneau philosophique à lui, si tant est qu’il en eût un, il l’avait découvert de bonne heure, intuitivement, et, dans son minimalisme, il était indépassable ; s’il écrivait un jour son autobiographie, il l’intitulerait Vie et mort d’un corps d’homme. »
Philip Roth, version universelle
Si le protagoniste d’Un homme n’est jamais nommé, la liste de ses points communs avec l’auteur est copieuse : on parle d’un Juif du New Jersey né en 1933, plusieurs fois divorcé, qui traîne un dossier médical lourd de pathologies cardiovasculaires. Contrairement à Roth, il a opté pour une carrière de publicitaire après les Beaux Arts, puis reconnu trois enfants : deux fils qui le méprisent pour avoir quitté leur mère, et Nancy, la bienveillance même, qui ne lui tient plus rigueur d’avoir trahi la sienne. Un profil plus conventionnel, donc universel, que celui de l’écrivain, ce qu’évoque le titre de la version originale Everyman. Autre différence notable, vu de 2006 : au cours d’une intervention chirurgicale bénigne, le personnage est mort. Un homme s’ouvre en effet sur son enterrement, dans le même cimetière confessionnel que ses parents, suivi par une poignée d’anciens collègues, ses trois descendants, son frère aîné Howie et Phoebe, la mère de Nancy.
Dans le reste de ces 153 pages essentielles, il sera question de la vie du corps de cet homme, l’apprentissage précoce de sa fragilité lors d’un premier séjour hospitalier, la jouissance inconsciente de la plénitude de ses moyens, dont bien sûr « l’impression aiguë d’individualisation, de singularité sublime, qu’offre une nouvelle aventure sexuelle, ou une histoire d’amour », le pénible constat de la décrépitude de ceux de son père et de sa mère, puis l’abandon progressif de toute autre préoccupation que celle de sa survie, à la fois terriblement seul et perdu dans le monceau de ceux qui tombent en pièces – « Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, c’est un massacre ».
Pas drôle, mais puissant
On comprendra dès lors que l’humour caractéristique de Philip Roth soit ici réduit à la portion congrue – quand bien même la description d’un bataillon de patients en salle d’attente de chirurgie ambulatoire fait rire jaune sombre. Les passages les plus forts d’Un homme en sont dénués. Les balades nocturnes en bord de mer qui lui évoquent la mort, sans qu’il sache pourquoi, en pleine extase amoureuse avec Phoebe. L’interminable inhumation de son père, à laquelle il assiste affaibli par un premier pontage, quand ses cousins « pelletaient la terre à une vitesse effroyable, non pas comme des proches endeuillés qui acceptent le fardeau d’un rituel archaïque, mais comme des ouvriers d’un autre âge qui bourrent une chaudière ».
Au moment de le foutre dehors, le long réquisitoire de Phoebe, dans un roman chiche en dialogues, qui prédit sa solitude à venir. Les antiques souvenirs de la boutique familiale qu’il invoque pour se protéger de l’environnement médical. Devenu professeur de peinture pour d’autres retraités, le réconfort dérisoire qu’il tente d’apporter à une élève veuve, devenue incarnation de la douleur. Son ultime tentative, sublime et pathétique, de séduire une jeune joggeuse qui jouerait presque le jeu par pure bonté d’âme. Et les coups répétés dont il se frappe la poitrine, au risque d’affoler son pacemaker, lorsqu’il se reproche de s’être éloigné d’un frère aimant, au motif insensé qu’il jalousait sa santé de fer.
Faire vivre pour faire comprendre
Profiter de ses facultés à leur acmé, sans oublier ce qui suivra immanquablement, puis savoir se soustraire aux diktats d’un corps qui décline. Éviter de se comporter en parfait trou de balle, puis en vieillard acrimonieux. Autant de préceptes d’une profondeur discutable, bien que trop rarement mis en pratique. Peut-être un poil simplets pour un Michel Onfray. Mais l’art de Philip Roth consiste à nous en faire toucher du doigt l’absolue nécessité, en partageant le cheminement intime de ce corps qu’il décrit de l’enfance jusqu’au terreau. Il parlait en connaisseur, tant il en était proche du terme à l’écriture de ces pages.
« (…) passer le temps devenait un supplice. Le matin il faisait une heure de marche, et en fin d’après-midi vingt minutes d’haltères, suivies d’une demi-heure de piscine, quelques longueurs sans forcer, régime recommandé par son cardiologue, et voilà, c’étaient les seuls événements de sa journée. Combien de temps peut-on passer à fixer l’océan, quand bien même on aime cet océan depuis qu’on est tout petit ? Combien de temps pouvait-il contempler le flux et le reflux sans se rappeler, comme n’importe qui dans une rêverie littorale, que la vie lui avait été donnée, à lui comme aux autres, par hasard, fortuitement, et une seule fois, sans raison connue ni connaissable ? »
Bien préparer le néant
On partage l’angoisse de l’auteur de ces lignes, comme on comprend ses choix subséquents : Roth n’a pas « coulé sans voir venir le coup », mais poursuivi l’écriture jusqu’en 2012 – l’abandon trop précoce de la peinture par son héros n’aura qu’aggravé sa solitude – avant de consacrer ses dernières années à se préparer à la fin. Une période qu’il consacra à lire beaucoup, revoir ses amis, et dédicacer ses livres pour le bouquiniste de son quartier de l’Upper West Side, tant qu’il fut capable de boucler un tour de pâté de maisons. Après avoir tant ri, joui et écrit. Sans doute de quoi, pour un athée convaincu, préparer le néant dans une relative sérénité.