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L’an passé, Tristram a fait l’actualité de l’édition française en publiant une nouvelle traduction de L’île au trésor, et compte aussi dans son catalogue les chefs-d’oeuvre de Mark Twain. Mais la maison gersoise doit moins ma gratitude aux grands classiques américains qu’à ses perles sur la boxe – Fat city de Leonard Gardner, De la boxe de Joyce Carol Oates – ou à son goût pour les trésors de la contre-culture des années 60. Parmi ces derniers, l’essentiel des Gonzo Papers de l’inestimable Hunter S. Thompson, les poubelles d’Hollywood obligeamment fouillées par Kenneth Anger, les papiers sous acide du critique rock Lester Bangs, ou la toute première version française de l’autobiographie du comique Lenny Bruce, Irrécupérable.
Dire des cochonneries et influencer autrui
À une époque où les professionnels du stand-up hexagonal s’inspirent de leurs homologues d’outre-Atlantique au point de les pomper sans vergogne, la figure mythique de Lenny Bruce, né Leonard Alfred Schneider, reste étrangement inexploitée. Il reste pourtant, plus de 50 ans après sa mort, l’un des artistes américains les plus révérés par sa profession. Une part de cette réputation est due à un humour dévastateur et volontiers ordurier, d’une profonde modernité pour l’Amérique de l’Après-Guerre. Mais Lenny Bruce doit l’essentiel de son aura aux effets collatéraux de sa verve : lui qui s’employa à fustiger les innombrables visages de l’hypocrisie ambiante avec un zèle et une violence sans précédent fut en retour l’objet de persécutions inouïes de la part de l’appareil policier et judiciaire de son pays, jusqu’à sa mort le 3 août 1966, à l’âge de 40 ans.
Irrécupérable fut publié par épisodes dans le magazine Playboy entre 1964 et 1965. Son fondateur Hugh Heffner demeura un soutien inconditionnel de Lenny Bruce en ces temps où la plupart des apparitions publiques de l’intéressé se soldaient par une arrestation. Le titre original du recueil publié dans la foulée, How to talk dirty and influence People, est un hommage moqueur au bestseller du gourou de la Pensée positive Dale Carnegie How to make friends and influence people. Sans avoir lu ce dernier ouvrage, on peut douter que son entame ait grand-chose de commun avec l’ouverture du récit de Lenny Bruce :
Les Philippins jouissent en moins de deux ; les hommes de couleur sont montés comme des ânes (« leur queue ressemble au bras d’un bébé qui tiendrait une pomme dans son poing ») ; les femmes aux cheveux courts sont lesbiennes ; si on veut garder son homme, il faut se frotter le minou avec de l’alun.
Ces bribes de folklore érotique étaient rapportées quotidiennement à ma mère par Mme Janesky, une veuve d’une cinquantaine d’années qui habitait de l’autre côté de la ruelle ; le facteur lui livrait chaque mois des quantités de livres – Une vie sexuelle saine, Ovide le Dieu de l’Amour, Comment améliorer la compatibilité de votre couple – dans des emballages en papier kraft portant la mention « Personnel ».
Elle commençait sur un mode pédant en recourant à une terminologie médicale savante, mais au bout de dix minutes, elle se mettait à débiter des grivoiseries d’un autre âge. Leur conversation parvenait jusqu’à moi alors que j’étais assis sous l’évier, tripotant le linoléum déchiré, rêvassant et fixant du regard « l’Affaire Privée » de Tante Mema rangée sous la garde de sa bouteille de carbone-azote, l’ancètre des Lysol, Zonite et autres produits d’hygiène intime.
À cet âge tendre, je ne savais rien des douches vaginales. La seule différence entre les hommes et les femmes était que les femmes avaient souvent la migraine et n’aimaient pas les enfants qui sifflaient et les pistolets à pétard ; et les hommes n’aimaient pas les femmes – du moins, les femmes avec lesquelles ils étaient mariés.
De la banlieue à un croiseur de guerre, en passant par la ferme
Le jeune Leonard grandit dans une banlieue newyorkaise de Long Island, fils de divorcés précoces de la lower middle class. Il posa très tôt un regard plein de candeur libertaire sur son environnement, peinant à comprendre les jugements de valeur ordinaires – la mère de son copain Carmelo était la « prostituée et manucure de la ville » , une fonction honorable puisque répondant après tout à un besoin social -, ainsi que les causes de l’irritation fréquente de ses parents à son endroit qui lui valait force râclées mémorables. La nécessité de lui coller des roustes semble d’ailleurs avoir été l’un des rares sujets de consensus au sein de l’ex-couple parental, et Lenny finit ballotté entre les foyers de divers oncles et cousins, jusqu’à s’en enfuir à seize ans.
Il devint alors garçon de ferme, goûtant fort la vie au grand air, la magnanimité de ses logeurs, et les trésors de créativité à déployer pour donner un air authentique aux « oeufs de la ferme » commandés par palette et revendus au bord de la route à des citadins ravis… Parmi lesquels une riche bienfaitrice, qui lui fit don de plus inestimable encore que des pourboires généreux et des vêtements solides. Puis vint 1942 et le temps de l’incorporation : Lenny Bruce servit comme artilleur sur l’USS Broadway, combattit l’Axe en Méditerrannée, découvrit le haschish puis obtint sa décharge en convaincant le médecin militaire, témoignages à l’appui, de son goût pour le travestissement.
Aux bonnes oeuvres du bon curé Bruce
Picaresques et humoristiques à souhait, les premiers chapitres traitant de l’enfance, l’adolescence et la vie de marin de Lenny Bruce sont peut-être les meilleurs passages d’Irrécupérable. Judaité banlieusarde, obsession sexuelle et irrévérence affirmée y évoquent, comme le pointe à juste titre l’avant-propos des éditeurs français, le Philip Roth qui écrira quelques années plus tard Portnoy et son complexe. N’ayant rien à démontrer dans cette partie du récit, Lenny Bruce laisse cours à un rare talent d’écriture qui permet d’imaginer ses prouesses scéniques à venir – quand bien même il usera largement de l’improvisation et bouleversera souvent l’agencement de ses sketches, donnant ainsi l’impression d’abandonner son idée de départ. Rentré de la guerre et titulaire d’une pension de vétéran, c’est auprès de sa mère, devenue danseuse de cabaret, qu’il se familiarisa avec la scène.
Aux prémices de sa carrière de comique, Lenny s’enticha de la sublime rouquine Honey Harlowe, stripteaseuse de son état. Pour lui permettre d’abandonner ses activités d’effeuilleuse, il manquait de rentrées d’argent suffisantes : l’Église étant l’une de ses cibles favorites, Lenny décida alors de monter une combine d’une simplicité biblique. Vêtu en prêtre, il ratissa au porte-à-porte les quartiers chics de Miami Beach, où les riches douairières ne se firent pas prier pour signer quantité de chèques destinés aux bonnes oeuvres du bon curé Bruce. Un plan sans accroc, jusqu’à l’agrafage par la police locale pour vagabondage. L’époque fut la dernière réellement joyeuse et insouciante de la vie de l’auteur, comme en témoignent ses délirantes digressions sur l’installation d’un lave-linge dans leur meublé. La suite le vit se séparer de Honey, en même temps que sa réputation d’artiste s’étendait jusqu’aux quatre coins des États-Unis, et lui valait ses premiers procès pour « obscénité ».
L’impitoyable chasse au sorcier
Il convient ici de préciser que la qualification juridique d’obscénité s’appliquait à l’époque à tout propos licencieux manifestement destiné à transmettre des pensées lubriques à son auditoire. Une motivation aux antipodes de celles de Lenny Bruce, qui s’ingéniait à faire rire son prochain, tout en mettant au jour avec méthode les mille et une arnaques du puritanisme ambiant. Pas de quoi faire taire le bonhomme sans attenter à sa liberté d’expression, sauf à attaquer l’obscénité supposée de son propos : ce fut donc le parti-pris de quantité de procureurs, de San Francisco à New York en passant par Milwaukee. Pour évoquer la période, Irrécupable reprend quantité de retranscriptions de procès et auditions de l’époque. Si le livre perd en légereté, la défense de Bruce, objectif fondamental de son autobiographie, est imparable : ce n’est évidemment pas par obscénité qu’il disait « suceurs de bite » , une locution non choisie au hasard, puisqu’elle lui valut sa première inculpation.
On est éberlué par le harcèlement dont le comique fit progressivement l’objet, jusqu’en Angleterre et en Australie, et qui dissuada l’essentiel des patrons de night-clubs de continuer à l’inviter en dépit de son succès. Une chasse au sorcier bientôt alimentée par un second chef d’accusation, celui de toxicomanie. Précisons qu’une forme rare d’hépatite fut diagnostiquée très tôt chez Bruce, causant chez lui des épisodes de profonde léthargie et nécessitant la prescription d’injections de métamphétamine – comme la cocaïne, elle fut d’abord un médicament… Le second débat judiciaire consista à établir si Lenny Bruce se piquait à la meth ou à l’héroïne, comme le Ministère Public le prétendait.
Pour la liberté d’expression… Et le respect de celle d’autrui
Cette dimension-là d’Irrécupérable est plus ambiguë : il plaida non coupable, dénonça plusieurs mises en scène des forces de l’ordre, et contesta sa condamnation à dix ans de désintoxication… Mais mourut peu après d’une overdose de morphine. La réalité de ses addctions ne change certes pas grand-chose à celle de son véritable martyre public, en dépit de quantité de soutiens issus du monde intellectuel, artistique, voire religieux (!). Dans Playboy, l’hommage à celui à qui il fut tant reproché de dire « fuck » s’acheva en ces termes : « Un dernier mot de quatre lettres pour Lenny : Mort. A quarante ans. Ça, c’est obscène. »
Irrécupérable est une autobiographie passionnante, mais reste loin de constituer une poilade de 361 pages après son démarrage en fanfare. Il faut aussi reconnaître l’aridité des chapitres consacrés aux multiples procédures judiciaires visant son auteur, même si tant d’absurdité fait rire jaune. Ceux qui comme moi avaient entendu parler de Lenny Bruce et des aspects profondement politiques de sa biographie ne seront pas déçus. Les autres peuvent se contenter de retenir que l’homme fut un comique brillantissime et reconnu, en plus de devenir à jamais un héraut de la liberté d’expression et du relativisme social. Le combat de Lenny Bruce pour la première a beaucoup servi ses héritiers, qui lui en savent gré. On peut déplorer que le second principe, essence même des convictions de l’auteur, semble à ce point oublié dans l’Amérique et le monde de 2019. Voici pour conclure ce que nous dit Irrécupérable de l’élection présidentielle de 1960 :
Un aspect bien particulier de cette élection – le grand débat – m’a plus que jamais convaincu de la justesse de ma philosophie : « à chacun son opinion ». L’auditeur n’entend que ce qu’il veut entendre. Je regardais ce débat avec un groupe de fans de Kennedy, et ils s’exclamaient : « Il est vraiment en train de massacrer Nixon. » Puis nous sommes tous allés dans un autre appartement, et les supporters de Nixon ont dit : « Qu’est-ce que vous dites de la pâtée qu’il a mise à Kennedy ? »
Je me suis alors rendu compte que chaque groupe aimait tellement son candidat qu’il aurait vraiment fallu qu’il se disqualifie de manière évidente – par exemple, qu’il regarde la caméra bien en face et déclare : « Je suis un voleur, un escroc, vous m’entendez ? Je suis le pire président que vous pourriez élire ! »
Et même là, ses adeptes applaudiraient : « Eh bien, tu vois, voilà un homme honnête ! Il faut être quelqu’un d’admirable pour reconnaître une chose pareille. C’est le genre de type qu’il nous faut comme président. »