Dans l’ombre du brasier, Hervé Le Corre

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La ville de Paris compte une rue Thiers et un boulevard Auguste Blanqui, une avenue Mac Mahon et une rue Jules Vallès. Pas de jaloux, peu de mémoire. La Commune de 1871 est un épisode historique connu de nom, mais facilement confondu avec son homonyme de 1792, les Trois glorieuses de 1830, l’insurrection de 1832 narrée dans Les Misérables, voire la révolution de février 1848. Après un examen rapide, mes souvenirs brumeux d’élève du secondaire ne recèlent pas d’effort particulier pour nous apprendre dans le détail la boucherie héroïque que fut le XIXe siècle, vu de la capitale.

La France manque sans doute d’un bout de roman national vraiment lisible sur le sujet, en dépit de la quantité d’études qui s’y sont attachées. Une fois dûment informé, le sens profond que l’on donnera aux quelque sept semaines de la Commune, plus que pour tout autre épisode historique, dépendra des sensibilités. Les vrais conservateurs y verront une chienlit quintessencielle, heureusement réprimée. Les modérés seront gênés aux entournures : l’écrasement brutal de la Commune eut tout du mal nécessaire, à la fois condition du retrait des troupes prussiennes, et solution soutenue par d’authentiques républicains et écrivains éminents. Les adversaires irréductibles d’un ordre dit bourgeois, eux, continueront à rêver d’une utopie tragique qui en aura, malgré tout, valu la peine.

Hervé Le Corre n’avance pas masqué : il est de ces derniers. On sentait déjà la tendresse de l’ancien prof de français, plus primé pour ses romans noir foncé qu’un Quincy Jones pour ses albums, à l’égard des ex-militants idéalistes de l’ETA dans Du sable dans la bouche. Il s’était aussi employé à arracher l’épais voile de respectabilité enveloppant la bourgeoisie bordelaise dans Les coeurs déchiquetés et surtout Après la guerre, dont je ne résiste pas à l’envie de reprendre ici une tirade valant son pesant de cannelés. Une littérature qui dégage les bronches, à défaut d’aspirer à la subtilité d’une dentelle de Bruges :

« Neuf meurtres en dix mois, un tueur particulièrement déterminé et violent en liberté, c’est beaucoup pour une ville comme Bordeaux qu’on tient pour calme et ordonnée, capitale de la modération politique, avec par le passé une Gestapo efficace et une police politique redoutable et redoutée, une résistance hachée menue, des Juifs dûment raflés, une belle proportion de salauds, de traîtres et d’immondes canailles passés pour la plupart à travers les mailles au moment de l’épuration, et maintenant dirigée par ce maire jeune et beau, au physique de représentant en aspirateurs, résistant irréprochable, chargé par de Gaulle de retaper la virginité de cette grande traînée et de sa marmaille morveuse de bourgeois, de négociants en vin, de flics, de journalistes locaux toujours contents au bout de leur nouvelle laisse. Neuf meurtres qui semblent, vus de Paris, un remugle des temps maudits comme si un type se mettait à remuer le fond du marigot avec une grande perche pour tout faire remonter : l’épaisse et lourde merde posée au fond, les macchabées, les malles pleines de secrets et d’arrangements, les valises débordant de dénonciations et de spoliations, de certificats de résistance torchés sur un coin de table, d’ordres de déportation signés d’une main négligente  » .

On perçut tout autant l’engagement de l’auteur au travers de son écriture lorsqu’il quitta le Sud-Ouest pour le Paris à l’ambiance pré-insurrectionnelle de 1870 dans L’homme aux lèvres de saphir, qui narrait la traque d’un tueur en série s’inspirant des oeuvres sulfureuses de Lautréamont. Au-delà de l’enquête elle-même, le bouquin captivait grâce à sa peinture vivante de l’Est parisien, celui d’un peuple d’ouvriers, employés, artisans et petits commerçants assoiffés de justice sociale. Tous ceux qui, quelques mois plus tard, excédés par un traité de paix avec Bismarck jugé inique et une Assemblée nationale trop proche de l’ordre ancien, se rallièrent au drapeau rouge de la Commune.

Dans l’ombre du brasier se déroule lors de la Semaine sanglante, l’appellation très descriptive des derniers jours des Communards. S’il emprunte un personnage principal et au moins l’un de ses seconds rôles à L’homme aux lèvres de saphir, dont je recommande la lecture en préambule, son intrigue en demeure largement indépendante. A l’est et au nord, la Commune est cernée par les lignes prussiennes, tandis que l’armée régulière de la République pilonne le sud et l’ouest de Paris depuis presque deux mois. Ironiquement, ces quartiers ont été désertés par les bourgeois dès la proclamation de la Commune ; ils attendent à Versailles, auprès d’Adolphe Thiers, la reconquête de la capitale, et l’essentiel des forces de police leur a emboîté le pas.

« La Commune, au moins, aura été une éclaircie dans la pénombre des jours et des années endurés dans leur morne enchaînement. Elle aura montré au peuple qu’une clarté existe dont il faut alimenter la flamme. Une braise qui longtemps dort et tremble sous les cendres, qu’il faut songer à réveiller. Un feu qu’il faut porter parfois dans le désert à des aveugles qui n’en veulent pas. »

Antoine Rocques, relieur de son état, fait partie des citoyens désignés « délégués à la sûreté » par le Conseil de la Commune pour assurer le maintien de l’ordre. Alors que Paris s’est hérissée de barricades et attend l’assaut imminent des lignards versaillais, Rocques apprend l’enlèvement de plusieurs jeunes femmes. D’après les témoignages, leur point commun est la présence aux alentours d’un étrange fiacre transportant une figure menaçante à la gueule cassée, conduit par un cocher hirsute. Caroline est l’une des disparues. Douce mais déterminée, elle travaillait comme ambulancière auprès d’un chirurgien rafistolant les blessés de la Garde Nationale fidèles à la Commune. Le breton Nicolas, compagnon de Caroline, est sergent dans la Garde. Avec deux frères d’armes, il harcèle l’avant-garde adverse, avant de défendre pied à pied les périmètres de défense qui tombent l’un après l’autre sous la mitraille de Mac Mahon.

Plus encore que dans L’homme aux yeux de saphir, l’enquête policière, pour maîtrisée qu’elle soit, donne prétexte à une fresque infiniment riche et précise. Le climat qui règne dans la ville assiégée fascine en tout point : le peuple de Paris est à la fois fier des  avancées politiques, en particulier pour les femmes, euphorique d’avoir repris en main son destin, désireux d’en découdre avec l’ennemi honni et tristement réaliste sur ses chances réelles de triompher.

« On pourra toujours agiter des drapeaux rouges, on pourra toujours défier la soldatesque versaillaise en gueulant Vive la Commune, il s’agira de survivre au carnage car c’en sera bien un. Ne serait-ce que pour avoir une chance de retenter le coup dans quelques années, quand la terreur aura passé, remplacée par la colère et la révolte, quand refleurira un peu d’espérance au milieu des ruines. »

L’impression de chaos organisé se fait de plus en plus prégnante : on descend bock sur bock en chantant dans les caboulots à cinq cent mètres de la ligne de front, la foule se presse sur les boulevards, les conventions sociales s’estompent, mais un civisme élémentaire s’impose entre les citoyens, et les criminels ne font plus recette. Les défenseurs de Paris sont admirables de ferveur et de dévouement, ils jouissent d’une situation idéale pour voir venir les Versaillais, mais les barricades sont positionnées en dépit du bon sens, les informations se contredisent, les ordres se discutent et les renforts promis n’arrivent jamais.

« Quand ils sont passés près du feu, les hommes les ont salués à voix basse en leur souhaitant bon courage, ou bonne chance, avec des tapes sur les épaules. Près de la barricade dormaient vingt ou trente bonshommes, mal assis ou couchés de travers, qui se retournaient brusquement en geignant. Ils ont gravi la levée de terre en faisant rouler sous leurs pas quelques pavés. Ils ont marché parmi les débris et les gravats éparpillés par les bombardements au milieu d’une rue menant aux remparts et plus aucun fanal, plus un tremblement de flamme ne balisait leurs pas. Odeur suffocante d’incendies mal éteints. Ils ont dû escalader les décombres d’une maison effondrée dans la rue. Des meubles brisés, des pans de rideaux parsemaient les ruines. Plus loin, un cheval crevé, renversé entre les brancards d’un chariot, commençait à puer, le ventre gonflé entre ses pattes écartelées. Le clair de lune, d’une blancheur insolente, jetait ses bleuités sombres et dressait autour d’eux les façades des maisons comme les parois d’une gorge. »

Et puis enfin, il y a la guerre, une vraie guerre civile que Dans l’ombre du brasier excelle à rendre en enserrant son lecteur entre réalisme méticuleux et lyrisme désespéré. La puanteur est partout, les obus tombent, les balles sifflent et la mort frappe au moindre moment, des quartiers entiers se délitent en une poignée de minutes, les os, les chairs explosent et les cris retentissent, on piétine des corps en traversant des bâtisses disloquées pour échapper aux flammes, tandis qu’alliés inespérés ou pièges mortels attendent derrière chaque porte close. Dans l’ombre du brasier relève sans doute plus du roman de guerre que du polar ; il est, de toute façon, noir au possible.

Qu’importe, au fond, si les sympathies de l’auteur se ressentent dans la narration, lorsqu’il faut décrire le rapport de forces, l’héroïsme des uns ou les exactions des autres. Parce que le destin de la Commune, lui, est implacable. Et je n’échangerais pas le style accompli et le talent de dialoguiste de Le Corre contre deux barils d’une supposée objectivité d’historien. Il a d’ailleurs l’élégance d’éviter toute contextualisation trop pesante – vous irez de vous-mêmes sur Wikipédia. Tout juste pourrait-on pointer que la répétition des scènes de combat, pour oppressante qu’elle soit, nuit un peu à la nervosité de l’ensemble – 492 pages, tout de même. Des vétilles en comparaison de ce qui précède, comme au regard de la densité des personnages, que la Commune et sa terrible chute auront révélés à eux-mêmes.

« Elle pourrait prier, bien sûr, comme elle a vu sa mère le faire si souvent quand le malheur et les misères se jetaient sur eux, quand la faim venait les mordre, quant la mort s’approchait du berceau d’un petit, du lit du père, elle psalmodiait des demandes à ce dieu aveugle et sourd qui toujours ignorait les grands gestes qu’elle faisait au-dessus des draps pour qu’il vienne poser sa main miséricordieuse sur un front brûlant de fièvre et en arracher le mal, jamais rien n’avait répondu à ses prières dans le silence d’une horloge ancienne comptant le temps qui restait. Lorsqu’à l’église, dans un froid gris aux vitraux éteints, le prêtre avait expliqué que Dieu avait rappelé une âme auprès de lui où elle connaîtrait le repos et le bonheur éternels, Caroline avait regardé la voûte au-dessus de sa tête et n’avait rien vu que des pierres où venaient se dissiper les petits paquets charbonneux de la fumée des cierges et dans le fond, derrière l’autel, un supplicié squelettique sans doute fatigué d’entendre tous les mensonges proférés en son nom. »

C’est quand tout semble perdu pour les Communards que la vie de Caroline devient l’enjeu essentiel des âmes nobles qui s’ignoraient, ou se redécouvrent. On referme ce livre franchement secoué, mais heureux de les avoir rencontrés.

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