Me Voici, Jonathan Safran Foer

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« Ce n’est pas ce dont il parle qui rend un livre juif – c’est que le livre est incapable de la fermer » a dit Philip Roth. Si c’est bien le cas, Me voici, de Jonathan Safran Foer, est indéniablement un roman juif, dont l’auteur s’impose comme l’un des plus dignes successeurs de celui de Portnoy et son complexe au firmament de la littérature américaine contemporaine.

Intimisme, séisme et sémitisme

Les volubiles 571 pages qui composent Me voici narrent sur quatre semaines – hors flashbacks et anticipations – le délitement accéléré du mariage de Julia et Jacob Bloch, jeunes quadragénaires habitant un quartier résidentiel cossu du Washington d’aujourd’hui. Dans le même temps, Sam, l’ainé de leurs trois fils, prépare son imminente bar-mitsvah en commettant un surprenant écart de conduite, alors que l’on attend l’arrivée des cousins israéliens des Bloch pour la célébration, et que le patriarche Isaac, survivant de l’Holocauste et grand-père de Jacob, mesure en solitaire les mérites respectifs d’une entrée longtemps différée en maison de retraite confessionnelle et d’un suicide.

Si cette chronique de mœurs a pour principal décor la maison de Julia et Jacob ou ses alentours, et nous est contée au travers d’un large registre de conversations familiales et de temps d’introspection, un événement impensable survient à 10.000 kilomètres et bouleverse la vision qu’a chacun de son destin, de ses devoirs et de ses aspirations : un tremblement de terre ravage Israël et la laisse vulnérable aux assauts revanchards de ses meilleurs ennemis et voisins.

Accepter les ruptures

Etablir un contexte aussi chaotique aux plans domestique et international permet à l’auteur de construire une fresque ambitieuse et foisonnante sur l’incommunicabilité des expériences et des sentiments, l’irréversible germination des ruptures qui jalonnent les existences, et les chemins diversement praticables vers leur acceptation. Après seize ans de vie commune, le couple Bloch partage l’amour, les efforts et la culpabilité consubstantiels à la parentalité. Mais le lien distendu entre Julia, qui s’est à la fois définie comme la pierre d’angle de son foyer et perdue en tant qu’individu, et Jacob, dont l’ambition se borne désormais à préserver les apparences d’un mode de vie idéalisé qui ne le satisfait plus, fait-il toujours d’eux des époux ?

La question se pose avec d’autant plus d’acuité que chaque jour qui passe réduit inexorablement la proximité de leur relation à Sam, qui remet en cause sa propre identité de futur adulte de la tribu, et à ses frères Max et Benjy, dont les consciences s’éveillent à vitesse V. Et le constat soudain de la distance entre les coeurs n’est pas moins brutal quand se confrontent la sophistication et le questionnement existentiel des juifs américains à la rusticité et au pragmatisme abrupt de leurs cousins orientaux. C’est désormais bien plus que deux générations d’éloignement géographique qui sépare les deux branches de la famille Bloch, comme le reflètent les magnifiques échanges autour d’une bière et d’un joint entre Jacob et son cousin Tamir.

Paroles, paroles

Ce qui unit les personnages au-delà de ces nombreuses lignes de fracture est qu’aucun d’entre eux – comme le relèverait peut-être Philip Roth – n’est vraiment capable de la fermer. Pas Isaac, le plus taiseux du clan, mais dont les aphorismes sur la survie sont repris par sa descendance comme des mantras. Ni son fils Irv, qui interrompt rarement sa rengaine identitaire et provocatrice pro-Israël, rôdée par des décennies de politique autour du Capitole. Encore moins Jacob, qui se répand auprès de ses proches en quête de reconnaissance, voire d’approbation, ou dévie de sa profession de scénariste pour écrire l’improbable série télévisée des Bloch… et se rend coupable d’un échange de sextos bien mal maîtrisé avec une collègue de chez HBO. Et pas plus Julia, jamais avare d’une formule sentencieuse pour démonter toute tentative d’enfumage dans un environnement où elles pullulent.

On pourrait ajouter la gouaille ashkénaze tout en hyperboles et crétinerie feinte de Tamir, les heures de tchat presque poétiques d’un Sam rarement plus lui-même qu’en ligne, ou les mots d’enfants de moins en moins enfantins de ses cadets, jusqu’au discours de ralliement adressé à la diaspora par le premier ministre israélien – et sa terrible mise en abîme avec l’appel au djihad du guide spirituel iranien – qui prendra aux tripes bien des goys.

Des pleurs qui sonnent comme des rires

Ces êtres en plein doute posent tous à leur manière la question de la judaïté : elle peut-être, selon les caractères, essentiellement religieuse, historique, familiale, politique, culturelle… voire gastronomique – à ce titre, la description d’un buffet de funérailles vaut son pesant de rugelach. Les différentes branches et générations de Bloch ont chacune sa propre réponse. Outre la propension des personnages de la communauté à verbaliser et extérioriser leurs états d’âme, le thème de la lutte est particulièrement prégnant dans leur rhétorique. Au sens le plus évident, il peut s’agir du conflit au Proche-Orient pour la survie d’Israël après le séisme.

Mais la lutte englobe aussi l’affirmation de soi face à la tradition, à la famille et aux générations précédentes, et jusqu’à la fondation de l’Israël biblique, puisque le nom même de l’état hébreu signifie « en lutte contre Dieu », comme si rien n’avait jamais été donné ou facile entre les Juifs et le créateur. L’un des personnages l’évoque sur le tard : « L’amour n’est pas l’absence de lutte. L’amour est la lutte ». Et c’est là où la résilience du peuple élu aura sans doute joué un rôle décisif, comme le propose Max au rabbin qui demande comment la fille du pharaon a pu reconnaître « les pleurs d’un enfant juif » en entendant Moïse depuis l’aval de la rivière : « Parce que ce sont des pleurs qui sonnent comme des rires ? ».

Le voici

Jonathan Safran Foer signe ici son quatrième livre, et sa troisième fiction. Tout est illuminé abordait la question de la Shoah via la quête initiatique d’un Juif américain – et de son extravagant traducteur local – lors d’un périple ukrainien à visées documentaires. Dans Extrêmement fort et incroyablement près, il était question du 11 septembre raconté non pas aux enfants, mais par un enfant, en l’occurrence le fils de neuf ans de l’une des victimes des attentats, parti à la recherche de son père dans un Manhattan encore sous le coup du traumatisme. Enfin, en 2009, l’essai Faut-il manger des animaux ? présentait une critique solidement argumentée de l’élevage intensif, assez convaincante pour me convertir au végétarisme pendant au moins 17 minutes.

Alors que beaucoup de romanciers commencent par la presqu’autobiographie pour mieux s’en éloigner, à mesure qu’ils prennent confiance en la puissance de leur art et de leur imagination, on devine que Safran Foer s’est appliqué à faire l’inverse. Plus de 10 ans après son précédent roman, il nous propose l’histoire de Jacob, papa (il est devenu père) quadra (il a 39 ans) et scénariste (il est écrivain) de Washington (où il a grandi, même s’il vit à New York), qui traverse un divorce compliqué (il s’est séparé en 2014 de la romancière Nicole Krauss). La quatrième de couverture de ce roman prête les mots « Here I am » à Abraham, alors que Dieu s’apprête à lui demander le sacrifice de son fils unique. De fait, les membres de la famille Bloch s’inscrivent tous dans une démarche d’affirmation de leur présence et de leur personnalité, qu’il s’agisse d’être au rendez-vous de l’histoire de leur famille ou de celle du peuple juif.

Le Philip Roth de la génération X ?

A travers eux, Jonathan Safran Foer nous livre les dilemmes, les angoisses, les convictions et les espoirs d’un écrivain parvenu à maturité, et qui cherche à se comprendre. Par sa construction, évoquant un vaste désordre organisé où la parole s’écoule sous une grande variété de formats – sans atteindre pour autant le niveau de créativité stylistique et typographique de ses deux premiers romans – comme par le caractère central de la judaïté dans l’ensemble des questions qu’il aborde, Me voici est indiscutablement un roman juif américain. Il est intéressant de relever que l’auteur s’estime – comme Jacob – relativement détaché de cette identité en tant qu’agnostique fervent, mais prend acte de là où l’a emmené son travail d’écriture.

C’est aussi une œuvre qui présente certains défauts évidents, comme le rythme lent de son premier tiers, la relative complexité de lecture qui découle de sa narration, ou son manque de personnages féminins marquants en dehors de Julia voire Billie, la bonne amie de Sam. Mais Me voici est surtout, par la richesse et l’universalité des caractères et des situations qu’ils nous offre (un quadra social-démocrate et CSP+ en mal de ferveur et d’idéal s’identifiera facilement à Jacob Bloch), l’incroyable intimité qu’il instaure entre le lecteur et ses personnages, et la profonde intelligence de son humour et de ses observations, un grand roman de ce début de siècle.

Qui, lu en VO, m’a clairement foutu en l’air. Lisez-le, traduit ou pas.

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