La fleur du capital, Jean-Noël Orengo

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À celles et ceux qui seraient preneurs d’un bon parpaing pour satisfaire des envies de binge reading estival : laissez-vous tenter par La Fleur du Capital, de Jean-Noël Orengo.

Un livre mahousse pour tenter de raconter ce qu’est Pattaya, station balnéaire thaïlandaise fameuse entre toutes pour ses 100 000 prostitué(e)s, et déjà présentée au public français via la comédie du même nom ou les errances hédonistes du héros houellebecquien de Plateforme. La Fleur du Capital est narrée à cinq voix par un groupe hétéroclite de clients réguliers – ou « punters » – des bordels locaux, et un mystérieux ladyboy à la beauté irréelle.

Oublier la France ?

Que leur besoin de satisfaction d’un ego cabossé les amène à s’inscrire dans les pas d’historiques grands voyageurs et écrivains occidentaux, ou à tenter eux-mêmes de capter comme jamais l’essence de Pattaya dans une oeuvre qu’ils n’achèveront pas, que le sexe tarifé soit pour eux une absolue fin en soi, un passe-temps ou le point d’entrée vers un jeu de séduction avec une fille du cru, que l’expatriation sous les tropiques leur permette de se maintenir à flot ou d’accomplir le projet d’une vie, les quatre punters partagent en plus de l’amour de la passe un certain dégoût de la France du XXIeme siècle.

Celle-ci est coupable à leurs yeux de s’enliser dans des postures morales – de gauche comme de droite – inadaptées à son temps, de condamner sa classe moyenne à vivoter loin du plaisir ou de l’accomplissement personnel, de rester bien inerte face aux nouvelles tendances culturelles et artistiques mondialisées, de cloisonner un maximum ses composantes sociologiques et de trop peu faire pour intégrer ses minorités à ses élites intellectuelles ou économiques. Le tableau dressé en creux de ce qu’est devenue la France est lugubre, et aussi sale et sordide qu’apparaisse la Pattaya narrée à longueur d’Enquêtes Exclusives sur M6 – mention à l’inattendu cameo de Bernard de la Villardière – elle apparaît, sous la plume de Jean-Noël Orengo, singulièrement attirante en comparaison.

Foisonnement et pestilence

Car on ne saurait relater en quelques lignes à quel point cette bien surnommée Fleur du Capital bouillonne et captive. Elle est la juxtaposition de punters endurcis et de familles en goguette, de religieux et de geeks, de ringards et de branchés, de communautés bouddhiste, musulmane, hindoue et chrétienne, de businessmen occidentaux, chinois et du Golfe, d’habitants de cahutes aux toits de tôle ondulée comme de condos luxueux, de femmes, d’hommes, de ladyboys et de tomboys, de représentants des nombreuses castes de la complexe société siamoise, de passants s’exprimant dans une infinité de langues ou de dialectes thaïs… le tout dans un cadre politique et réglementaire favorisant – qu’on le taxe ou non de gigantesque hypocrisie institutionnalisée – le constant ajustement mutuel de toutes ses forces vives. Si le pompeux statut de « ville-monde » apparemment revendiqué par Paris a bien un sens, peut-être tient-on ici une candidate présentable.

Il faut cependant se garder de faire de la Pattaya ainsi dépeinte un ailleurs paradisiaque : drogue, MST, pollution et pestilence y sont omniprésentes, et la dérive existentielle commune à bien des punters trouve rarement une issue enviable. Le propos d’Orengo est plutôt de montrer qu’elle échappe à une lecture morale et une critique franco-centrées. Certes l’argent y est la mesure de toute chose, en particulier dans l’essentiel des relations sexuelles, mais il est aussi l’espéranto qui rend possible en permanence le vaste brassage évoqué plus haut. Merci au passage à l’auteur d’avoir évité l’écueil du pensum politique anticapitaliste que ce livre aurait pu devenir sous tant de plumes moins avisées : il s’est tenu au titre pour poser l’allégorie, et c’est tant mieux.

Oublier Pattaya ?

De même serait-on bien en peine d’affirmer au final qui exploite vraiment qui dans une ville organisée toute entière comme un Las Vegas du cul, mais dont les putains, maquerelles et policiers ont optimisé depuis des lustres les moyens d’extorquer au punter trop tendre ou résigné jusqu’à son dernier billet de 1000 baths, et font vivre des milliers de familles dans les campagnes alentour. Cette véritable entreprise industrielle prend place au sein d’un pays jamais colonisé par l’Occident et vierge de fait de tout complexe historique, mais où la mendiante est jugée bien plus durement que celle qui aligne les « short times » ou séduit à long terme un « sponso » pour subvenir à ses besoins, sans oublier de prier entre deux passes.

On doit enfin saluer le travail colossal de Jean-Noël Orengo, dont le premier (!) roman marque par son immense ambition, sa construction complexe, sa richesse documentaire et lexicale, sa variété de styles en fonction du narrateur choisi, son rythme et ses trouvailles typographiques autant que stylistiques. On reparlera de cet auteur, dont le principal défi sera sans doute de savoir prendre quelque distance avec cet incroyable objet de fascination qu’est Pattaya.

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