Philadelphie ne brille guère au classement des métropoles américaines selon leur rayonnement culturel international. Les signatures de la Déclaration d’Indépendance et de la Constitution datent du XVIIIeme siècle, l’aura gastronomique que lui confèrent le « cheese steak » et le fromage à tartiner auxquels elle a donné son nom reste relative, et le beau film lacrymal Philadelphia évoque davantage les années SIDA que l’identité sociale et culturelle d’une cité connue aux États-Unis pour ses musées et son art de rue, sa large majorité démocrate et ses 60 ans de déclin démographique à peine en cours d’endiguement. Qui pis est, celle que l’on surnomme « La cité de l’amour fraternel » figure en bonne place sur la liste des agglomérations dont les nombreuses franchises professionnelles de sports collectifs remportent bien peu de titres nationaux au regard de leur taille, alors que les fans desdites franchises de la ville sont réputés être les plus détestables des Etats-Unis. Autant dire qu’au pays du « winner takes it all », la capitale économique de la vallée du Delaware n’est pas précisément un haut lieu du glamour ou de la gagne.
Cette image solidement ancrée de ville d’aimables anonymes en col bleu est sans doute l’une des deux raisons qui ont poussé Sylvester Stallone à en faire le fief de l’un de ses meilleurs ambassadeurs culturels : le-loser-au-grand-coeur-devenu-champion Rocky Balboa. Mais si l’Etalon Italien n’est pas de Baltimore, de Cleveland ou de Pittsburgh, c’est aussi parce qu’à Philadelphie, on aime la boxe, et pas qu’un peu. Des années 20 aux années 80, les plus grands champions sont venus honorer un public aussi nombreux qu’exigeant et connaisseur. Dont un certain Marvelous Marvin Hagler, mais n’anticipons pas. Parmi ces combats de légende, je vous encourage à jeter un oeil sur ces trois-là :
En 1926, la première confrontation entre le « Manassa Mauler » Jack Dempsey et le « Fighting Marine » Gene Tunney, qui réunit 120 757 spectateurs au Sesquicentennial Stadium (un record pour l’époque), et vit ce dernier donner une leçon de boxe scientifique au brutal champion en titre pour s’emparer de la ceinture mondiale des lourds :
En 1952, la défense victorieuse du titre des welters par le brillant cubain Kid Gavilan (ex-challenger malheureux de Sugar Ray Robinson) contre l’invaincu champion local Gil Turner, devant près de 40000 spectateurs massés au Municipal Stadium, un record pour la catégorie :
Et toujours en 1952 au stade municipal, la terrible victoire par KO au 13eme round d’un Rocky Marciano mené aux points sur le champion des lourds Jersey Joe Walcott au Municipal Stadium, non sans que Marciano ait visité le tapis pour la première fois de sa carrière :
Si la ville a accueilli l’un des combats de Mike Tyson en 1995, pour une Nième victoire sans grand intérêt contre Buster Mathis Jr, on doit reconnaître que les (nombreuses) affiches de grands championnats du monde disputés à Philadelphie sentent aujourd’hui un peu la naphtaline, et que ces 20 dernières années ont confirmé le déclin de la ville au profit d’emplacements plus prestigieux, tels Las Vegas ou Atlantic City (alors que New York se maintient tant bien que mal et qu’émerge le Texas), où il est plus facile de vendre des tickets à 200 dollars et au-delà. Le Spectrum, palais des sports immortalisé dans les Rocky, a été démoli en 2010, et le mythique Blue Horizon aux 1300 places, théâtre privilégié des jeunes champions du cru, fait aujourd’hui l’objet d’un projet de reconversion en hôtel/multiplex. Putain de temps chez les Ricains, comme dirait Michel Sardou.
Reste que la fierté pugilistique de Philadelphie s’appuie sur bien plus que des dates ou des salles de légende : la ville revendique toujours une race bien particulière de champions d’hier et d’aujourd’hui, et dont on laissera le meilleur spécimen en activité Bernard Hopkins dresser le portrait-robot : « Tout le monde sait que quand on affronte un boxeur de Philadelphie (…) on verra un combat, un vrai. Ils donneront toute leur sueur, leur sang et leurs larmes pour sortir une grande performance. C’est Philly, mec. Quelque chose dans l’air qu’on respire. »
Comme le dit si bien « The Executionner », le boxeur de Philadelphie est rarement flamboyant sur et en dehors du ring, mais c’est un bosseur acharné à la technique sûre, sachant travailler au corps comme à la face, et maîtrisant le crochet gauche en attaque comme en défense. Il a souvent dû se faire une place dans l’écurie de l’un des meilleurs clubs d’une ville qui n’en manque pas, des clubs dont la concurrence acharnée s’est traduite en d’innombrable défis sur le ring dans le cadre des « Philly gym wars ». La ville a par ailleurs donné son nom à une technique défensive reprise avec brio par Floyd Mayweather lui-même : la « Philly shell » ou « coquille de Philadelphie », qui consiste à conserver une garde de biais tout en protégeant le menton avec l’épaule avant, le corps avec le bras avant ou arrière, en gardant la main libre mobile pour parer et contrer. Le bon usage de la Philly shell permet de rester face à son adversaire et le faire louper autant que possible tout en l’ajustant de ses propres coups, ce qui est l’attitude classique du boxeur de Philadelphie.
Outre Bernard Hopkins, plusieurs champions de Philly ont déjà été évoqués sur ce blog : l’incomparable rival d’Ali et Foreman Joe Frazier, disparu en 2011 après avoir vécu le déchirement d’avoir dû vendre son club, le jamais titré en pros mais brillant gaucher Lew Tendler, le grand bagarreur mi-lourd Matthew Saad Muhammad, son tombeur Dwight Muhammad Qawi, surnommé « la scie circulaire de Camden » – sur l’autre rive du Delaware, comptons-le quand même-, qui donna à Evander Holyfield son plus dur combat en lourds-légers, le persévérant Jersey Joe Walcott, champion du monde des lourds à la quatrième tentative, le bestial et sulfureux Sonny Liston, ou Battling Lewinsky, le mi-lourd aux 287 combats – dont Harry Greb, Georges Carpentier et Jack Dempsey. Pour compléter une liste non exhaustive, ajoutons-y un quatuor de Hall of Famers, un grand champion en devenir au destin tragique, et un homme passé à deux secondes de la gloire :
« Philadelphia » Jack O’Brien, est, comme son nom l’indique, une figure emblématique parmi les boxeurs de Philly. Il fut brièvement champion du monde des mi-lourds en 1905 en triomphant du puncheur anglais Bob Fitzsimmons, titre qu’il abandonna pour tenter sans succès d’emporter la ceinture des poids lourds (1 victoire, 1 nul et 1 défaite face à Tommy Burns, 1 nul sans titre en jeu contre Jack Johnson). O’Brien, qui compte aussi un nul et une défaite contre le grand puncheur des moyens Stanley Ketchel et une défaite contre Sam Langford, se retira de la boxe professionnelle sur un palmarès de 143 victoires, 16 défaites et 33 nuls ou no-contests, et devint notamment l’entraîneur du grand Harry Greb. Voici quelques images de son premier combat contre Tommy Burns, dont le peu qu’on devine est qu’il y passa un temps certain à reculer ou s’accrocher…
Star des années 20 et 30, Tommy Loughran est l’un des mi-lourds les plus techniques de l’histoire de son sport. Celui que sa main droite fragile empêchait de l’emporter souvent par KO (seulement 17 victoires avant la limite sur 94) avait un jeu de jambes remarquable, et un jab et un crochet gauches d’exception. Champion des mi-lourds de 1927 à 1929, Loughran affronta pas moins de 12 champions du monde en carrière, échouant dans sa quête du titre des lourds face à un Primo Carnera auquel il rendait 86 livres, mais pouvant se prévaloir de succès sur le français Georges Carpentier, les grands mi-lourds Jimmy Slattery et Harry Greb (ils sont peu à avoir battu ce dernier), ou les ex et futurs champions des lourds Jim Braddock, Jack Sharkey et Max Baer. Voilà les images de sa victoire sur Braddock, qui permettent d’apprécier le gouffre technique entre les deux hommes :
Joey Giardello présente la particularité de n’avoir jamais officiellement boxé au niveau amateur. Son style très personnel, incluant notamment des esquives du buste qu’on qualifiera d’originales, reflète bien cette absence d’entraînement classique. Ce qui n’empêchera pas Giardello d’emporter une série face au technique Billy Graham entre 1952 et 1953, de surprendre par décision un vieillissant Ray Robinson en 63, et d’obtenir enfin une couronne mondiale à 33 ans, après un nul contesté face à Gene Fullmer, en détrônant le grand champion nigérian Dick Tiger pour le titre des moyens. Giardello enregistrera 101 victoires en carrière pour 25 défaites, ainsi qu’un autre succès devant les tribunaux, face aux producteurs du film « Hurricane Carter » qui présentait de façon partiale sa défense de titre victorieuse contre Rubin Carter en 1964. Voici un best-of, où l’on observe la qualité de son jeu défensif, et un jab très efficace :
Le longiligne « Joltin’ » Jeff Chandler détint le titre WBA des poids coqs de 1980 à 1984. Ayant commencé la boxe amateurs à l’âge avancé de 19 ans, il avait probablement appris les bases du combat d’homme-à-homme dans les rues des quartiers sud de Philly. Car celui qui boucla une carrière pro relativement courte après 37 combats était un modèle de boxeur/puncheur complet et élégant sur le ring. Peu de victimes de prestige à son palmarès, mais une vraie domination sur sa catégorie, et une réputation d’épouvantail. Tout porte à croire que le dur mexicain Lupe Pintor fut dissuadé d’affronter Chandler après le facile succès de ce dernier sur son camarade d’entraînement Gustavo Martinez… Ici, Joltin’Jeff défend son titre face à l’autre boxeur de Philadelphie Johnny Carter, et fait admirer ses talents de pugiliste et de chambreur :
Contrairement à ses pairs, Tyrone Everett n’a jamais eu les honneurs du Hall of Fame. La faute à une injustice flagrante et à un drame jamais vraiment éclairci. L’injustice, c’est une décision perdue pour sa première chance mondiale en super-plumes face au portoricain Alfredo Escalera en novembre 1976. Un combat que le rapide gaucher surnommé « The Mean Machine » avait pourtant remporté sans discussion. Le drame, c’est un coup de revolver tiré par sa maîtresse quelques mois plus tard, l’ayant apparemment surpris en compagnie d’un amant travesti et de 39 sachets d’héroïne. Il fallut attendre 2005 pour qu’un journaliste local paye 1500$ afin de faire graver une pierre tombale digne de ce nom à la mémoire de Tyrone Everett. Voici son combat face au mexicain Carmelio Vega :
Atypique parmi les champions de Philadelphie par son style, tout en feintes, vitesse et enchaînements flashy, Meldrick Taylor avait bien la qualité technique et le courage propre aux boxeurs de la ville. Champion olympique en survolant le tournoi des poids plumes en 1984, puis vainqueur de la ceinture IBF des super-légers à la fin des années 80 contre le redoutable James « Buddy » McGirt, Taylor défia Julio Cesar Chavez pour une unification mythique entre toutes qu’il perdit par arrêt de l’arbitre dans les ultimes secondes de l’ultime reprise… alors qu’il menait aux points. Remis en selle par un titre en poids welters, il affronte le cador de la catégorie supérieure en la personne de Terry Norris, qui le surclassa en 4 rounds. Ces défaites contre deux des champions les plus dominants de l’époque prélevèrent un lourd tribut physique et psychologique sur « The Kid », dont la fin de carrière, incluant un nouveau revers contre Chavez, ne fut certes pas du niveau de son formidable talent. Voici pour le plaisir son succès sur McGirt :
Marvelous Marvin Hagler aurait pu être un champion de Philadelphie. Il en avait le talent, la dureté et la persévérance. Il inspirait le même respect et la même crainte. Il était très apprécié des vrais fans de boxe, quand le grand public le trouvait fermé et peu aimable, voire hautain. Et il n’est pas né très loin de Philly. Mais le hasard a voulu qu’il devienne plutôt le meilleur ennemi des boxeurs de la ville, et que Philadelphie soit une étape décisive dans sa lente maturation et son ascension vers le titre mondial des poids moyens.
Le jeune Marvin fut élevé par sa mère à Newark, New Jersey, aux côtés son demi-frère Robbie Sims – qui devait lui aussi embrasser une carrière de boxeur pro – et la trajectoire personnelle du futur « Marvelous » aurait pu l’amener à déménager vers New York City, de l’autre côté de l’Hudson, ou vers la voisine Philadelphie, distante d’à peine 150 km. Car les violentes émeutes raciales de l’été 1967 à Newark détruisirent entre autres l’immeuble où vivait la famille Hagler-Sims, qui choisit finalement de changer d’air pour s’installer à Brockton, Massachusets.
Brockton est loin d’être un coin perdu dans l’Amérique de la boxe des années 60, puisqu’elle est la ville d’origine d’un certain Rocky Marciano. Et si le jeune homme de 15 ans qui pousse la porte du club des frères Petronelli dès son ouverture en 1969 rêve autant de devenir une star du baseball que le nouveau Floyd Patterson, il est rapidement repéré par Goody et Pat, et devient champion national amateur des 165 livres en 1973, année de son passage en pros à quelques jours de ses 19 ans. Poids moyen, Marvin est un athlète naturellement doué, mais surtout un bosseur-né qui enchaîne les joggings chaussé de rangers et ne tarde pas à se doter d’un arsenal de boxeur/puncheur gaucher sans équivalent au niveau local : il emporte ses 14 premiers combats en 18 mois, dont 13 par KO, en écumant le Massachusets et le Maine voisin. Son premier défi de taille est aussi le premier « Sugar Ray » de la carrière de Marvin Hagler, mais pas le plus connu : l’invaincu Ray Seales, unique médaillé d’or américain des JO de 1972. Hagler l’emporte par décision à Boston en août 1974, avant de concéder le nul lors d’une revanche disputée à Seattle pour sa première sortie hors de la Nouvelle-Angleterre. Une région où il commence d’ailleurs à se sentir à l’étroit fin 1975, affichant 25 victoires et 1 nul au compteur.