Pot-(pas)pourri automnal

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L’automne était la seule saison à ne jamais avoir donné lieu à un pot-pourri de brefs comptes-rendus de livres estimables publié sur 130livres.com. C’est désormais chose faite avec des romans déjà commentés sur Instagram tout au long de l’été, rassemblés en un seul papier pour le blog et enrichis d’extraits et d’une version audio. Comme à l’accoutumée, inutile de chercher des points communs entre les livres en question en dehors du simple plaisir de lecture – dans des registres fort différents, comme on s’en apercevra :

  • Blackwater, Michael McDowell
  • City, Alessandro Baricco
  • Nu dans le jardin d’Éden, Harry Crews
  • Les paralysés, Richard Krawiec
  • Lulu, Léna Paul-Le Garrec

Blackwater, Michael McDowell

On connaît tous l’histoire : un spécialiste de l’exhumation de grands textes américains publia du 7 avril au 17 juin derniers les 6 tomes de Blackwater, roman feuilleton des années 80, à raison d’un toutes les deux semaines. En y combinant son souci habituel de fabriquer de bien beaux objets, Monsieur Toussaint Louverture avait ainsi trouvé la formule d’un fameux crack littéraire, ce dont témoignent des ventes astronomiques. Réjouissons-nous pour l’édition indépendante en général et la méritante maison bordelaise en particulier, après quoi on pourra s’interroger sur l’intérêt de la came elle-même.

Ici s’impose un distinguo fondamental pour l’habitué des Grands Animaux, collection de MTL regroupant des romans profonds et exigeants, quintessence d’une littérature dite « blanche » : Blackwater relève de son côté d’une littérature populaire qui vise l’évasion plutôt que la puissance ou l’innovation formelle. On peut aussi bien aimer Robert Penn Warren que Stephen King, c’est mon cas, le magistral miraud du Maine comptant d’ailleurs parmi les zélateurs de la série. Encore faut-il adopter le juste niveau d’attente.

La force des 1500 pages de Blackwater consiste à mêler saga familiale – celle d’un clan matriarcal de ploutocrates dans un trou perdu –, roman historique – la vie d’un bled de l’Alabama de 1919 aux années 60-70 –, roman réaliste – on apprendra beaucoup sur l’industrie du bois, l’érection des digues et les relations interraciales dans le sud profond –, conte fantastique – d’étranges mutants aquatiques rejoignent la lignée des Caskey et des revenants leur font payer leurs exactions –, voire satire sociale – ces riches-là ont la charité bien ordonnée, les hommes sont d’aimables benêts, les femmes s’entredéchirent et on se pique les enfants.

Leur faiblesse ? À force d’embrassades tous azimuts, j’aurais préféré de plus franches étreintes, un attachement, une émotion, un effroi, un rire plus soutenus au long de mes un à deux tomes quotidiens sur chaise longue. Reste qu’on m’avait rarement dit « Votre livre est très joli ! ».

Le sac en toile qui contenait le volatile tenu à bout de bras, Sister se précipita chez elle, se faufilant par la porte de derrière pour ne pas être vue de sa mère.

« Votre maman est sortie faire une course, dit Ivey en jetant un œil dans le sac. Elle a dit qu’elle serait de retour pour le dîner, donc on va s’occuper de ça maintenant.

— Il ne faut pas attendre qu’il fasse nuit ?

— Pourquoi ? Qui vous a raconté ces bêtises, mam’selle Caskey ? Je sais ce que je fais. »

Puis, se passant des simagrées mystiques ou d’incantations incompréhensibles, et alors que Sister tenait encore le sac, Ivey plongea la main dedans et d’un mouvement sec arracha la tête de la poule. Elle réunit ensuite les mains de Sister sur l’ouverture du sac qui ballottait follement. Sister le tenait le plus éloigné possible d’elle et regardait avec horreur la toile s’imprégner de sang. Lorsque le sac eut cessé de gigoter, Ivey y plongea une nouvelle fois le bras et sortit le corps de l’animal. Le sang avait couvert ses plumes. Tenant l’infortunée volaille par les pattes, elle lui ouvrit la poitrine avec un petit couteau, puis fourra ses doigts potelés dans la carcasse, tâtonna un moment à l’intérieur et en ressortit son cœur sanglant. Elle le jeta sans cérémonie dans une soucoupe posée sur la table de la cuisine.

Tandis que Sister nettoyait les traces du carnage, Ivey enterra la poule et sa tête dans un trou creusé dans le sable, à côté des marches de la cuisine. Elle plia le sac qu’elle cacha sous une pile de vieux journaux sous le porche arrière. Sister regardait tout ceci sans oser demander quelle part, dans ce cérémonial complexe, était légitime et nécessaire, et quelle part était uniquement destinée à ne pas éveiller les soupçons de Mary-Love. Ivey fit signe à Sister de la suivre dans la cuisine.

La domestique sortit alors cinq broches en métal d’un tiroir et les disposa en rang sur la table. Elle s’assit face aux broches, ramassa la soucoupe avec le cœur de la poule et la tendit à Sister. Malgré son dégoût, celle-ci prit l’organe entre ses doigts.

Ivey brisa la soucoupe par terre et fit signe à Sister de faire le tour de la table.

À la fois gênée et terrifiée, Sister obtempéra.

« Le Père, le Fils et le Saint-Esprit », dit Ivey.

— Le Père, le Fils et le Saint-Esprit », reprit Sister qui, suivant les instructions d’Ivey, fit trois fois le tour de la table en répétant la formule, rassurée par la familiarité des mots.

Lorsqu’elle acheva le dernier tour, elle se tint à côté de la chaise d’Ivey. La domestique ramassa l’une des broches, la lui tendit et désigna un point sur la droite du cœur de la poule, que tenait toujours Sister. Celle-ci avait compris que le rituel devait se faire dans le silence, à l’exception des formules qu’elle répétait mot pour mot. Tandis qu’elle perçait le cœur avec la broche et l’y enfonçait profondément, Yvey entonna : « De même que je transperce le cœur de cette innocente poule, le cœur d’Early Haskew sera transpercé de son amour pour moi. »

Les yeux écarquillés, l’extrémité de la broche à la main, Sister répéta la formule mot pour mot (…)


City, Alessandro Baricco

Gould, gamin surdoué, vit seul dans une maison en foutoir. Son père militaire l’appelle une fois par jour, sa mère vit en institution psychiatrique. Lui se passionne pour le foot, enfin tout ce qui n’est pas le jeu, comme les cas d’arbitrage complexes et la possibilité de deviner le poste d’un joueur à son apparence. Il a deux amis imaginaires inséparables, l’un géant, l’autre muet. Aux toilettes, il imagine la carrière d’un boxeur prometteur, Larry « Lawyer » Gorman. Shatz, qui emporte partout avec elle des photos encadrées d’Eva Braun et Walt Disney, devient sa gouvernante. Elle est fascinée par l’idée d’un foyer stable et par les westerns. Celui qu’elle se raconte a lieu dans une ville du Far West où le temps s’est arrêté depuis 34 ans, 2 mois et 16 jours.

Poétique et baroque, le récit gigogne d’Alessandro Baricco se répand en digressions incessantes. Les Nymphéas de Monet, peinture monumentale qui s’affranchit de son sujet pour se représenter elle-même, point d’orgue du cours du professeur Kilroy consacré aux objets courbes, est la clé de City. L’auteur nous offre sa vision du roman, collision de personnages – comme une ville – donc de mondes intérieurs faits d’histoires et de perceptions infiniment complexes et variés. La forme romanesque elle-même avec ses codes, son début, son milieu et sa fin, ne rend pas justice au grand Barnum de l’existence : on le déduit des pensées tortueuses de Kilroy, entre deux crises de larmes ou de vomissements dont il est coutumier.

Il est aussi question de piques à la modernité insane (télévision, fast-foods, distributeurs de billets) et aux intellectuels qui corrompent leurs idées d’origine pour en faire des armes et vaincre leurs débateurs comme se battraient des pitbulls, sans égard pour la vérité elle-même. La phrase s’allonge quand le texte s’emballe en pleine histoire dans l’histoire, requérant du lecteur qu’il sache aussi bien se perdre que s’accrocher. Le western comme la boxe sont traités avec les égards qu’ils méritent. Et le discours à la première personne apparaît sur le tard avec un personnage bouleversant comme il faut.

1 Les hommes ont des idées

Le professeur Mondrian Kilroy disait que les idées sont comme des galaxies de petites intuitions, et il soutenait que c’est quelque chose de confus, qui se modifie continuellement et qui en substance ne peut servir, à des fins pratiques. Elles sont belles, rien de plus, belles. Mais c’est le bordel. Les idées, si elles sont à l’état pur, c’est un merveilleux bordel. Ce sont des apparitions provisoires d’infini disait-il. Les idées « claires et distinctes », ajoutait-il, c’est une invention de Descartes, c’est un attrape-nigaud, ça n’existe pas les idées claires, les idées sont par définition obscures, si tu as une idée claire, ce n’est pas une idée.

— Et c’est quoi, alors ?

— Thèse n°2, les enfants.

2 Les hommes expriment des idées

C’est ça le problème, disait le professeur Mondrian Kilroy. Quand tu exprimes une idée tu lui donnes un ordre qu’à l’origine elle ne possède pas. D’une certaine manière tu es obligé de lui donner une forme cohérente, et synthétique, et compréhensible pour les autres. Tant que tu te contentes de la penser, elle peut rester le merveilleux bordel qu’elle est. Mais dès que tu te décides à l’exprimer tu commences à écarter telle chose, à résumer une autre partie, à simplifier ceci et couper cela, à ordonner le tout en lui donnant une certaine logique : tu la travailles un peu, et pour finir tu as quelque chose que les gens peuvent comprendre. Une idée « claire et distincte ». Au début tu essaies de faire les choses bien : tu essaies de ne pas jeter trop de choses, tu voudrais sauver tout l’infini de cette idée que tu avais dans la tête. Tu tentes le coup. Mais eux, ils ne t’en laissent pas le temps, ils sont là après toi, ils veulent comprendre, ils t’agressent. (…)

3 Les hommes expriment des idées qui ne sont plus les leurs

— Vous voulez rire ?

— Je suis très sérieux.

— Comment font-ils pour exprimer des idées qui ne sont pas les leurs ?

— Disons qu’elles ne sont plus les leurs. Elles l’étaient. Mais très rapidement elles leur échappent des mains et deviennent des créatures artificielles qui se développent de manière quasi autonome, et qui ont un seul objectif : survivre. L’homme leur prête son intelligence et elles s’en servent pour devenir de plus en plus solides et précises. En un certain sens, l’intelligence humaine travaille constamment à dissiper le chaos infini et merveilleux des idées originelles et à le remplacer par l’inoxydable complétude des idées artificielles. (…) Elles étaient des apparitions : l’homme en a fait des armes. (…) Écoute-moi bien, Gould : tu ne trouveras jamais rien de plus sauvage ni de plus primitif que deux intellectuels se livrant un duel. Ni de plus malhonnête.


Nu dans le jardin d’Éden, Harry Crews

Garden Hills, cent hectares de Floride où gisent les vestiges d’une mine de phosphate : tel est l’empire insignifiant dont a hérité Fat Man. Grossissant sans discontinuer, il se rappelle son poids du moment mieux que la date de chaque souvenir alors qu’il barbote dans sa baignoire monumentale en contemplant un plafond répliquant celui de la Chapelle Sixtine. À son service pervers – tel The Servant de Joseph Losey –, Jester, ancien jockey impassible à la carrière brisée par un cheval suicidaire, en ménage avec une stripeuse mulâtre. Ils se sont connus au temps où lui gagnait sa vie en tombant dans le baquet d’eau d’un stand de chamboule tout. Lucy l’habille et le déshabille comme une poupée.

Wes a bossé à la mine sans jamais poser de questions. Aujourd’hui, il vend de la glace tirée d’un chariot que tracte un bourricot efflanqué. Chez lui comme dans les 11 autres familles qui sont restées, on dit que Jack O’Boylan, le propriétaire de l’exploitation arnaqué en son temps par le père de Fat Man, va revenir avec tout son pognon ; un mythe que le roi obèse de Garden Hills entretient par sa seule existence au sommet de la colline. Dolly, elle, ne veut plus attendre. L’ex-Reine du Phosphate à l’hymen intact voit très grand. Pour attirer les gogos déjà prompts à glisser des quarters dans le télescope à pièces surplombant Garden Hills, qu’ils scrutent depuis l’autoroute comme un zoo d’espèces menacées, elle monte un spectacle digne d’un Crazy Horse de cambrousse dans l’usine désaffectée qu’elle entreprend de faire repeindre en rouge vif.

Quand il s’adonne au roman noir, Harry Crews écrit en Jim Thompson fasciné par ses personnages plutôt que par les avancées d’une intrigue. Ici ce sont les freaks de fête foraine, les small town girls consumées par New York ou les cols bleus payés à défigurer des terres aussi jetables qu’eux, attractions pittoresques d’un autre temps. Absurdes ou brisés depuis longtemps, leurs rêves ont leur propre noblesse, et l’indignité est rarement où on le croit. Même lors du final baroque, hallucinant de cruauté. Nul autre que Crews ne l’aurait rêvé ainsi.

Il ne pouvait aimer Lucy, se disait Jester, parce qu’elle l’avait vu – lui, le grand et parfait jockey – chevaucher un cheval à bascule au-dessus d’un baquet d’eau dans une attraction de cirque. Et parce qu’il l’avait vue fumer une cigarette avec sa chatte avant qu’une foule masculine ravie ne lui demande d’essayer avec son trou du cul. Non, clairement c’était impossible. Et pourtant, il avait du mal à se convaincre qu’il allait la chercher juste pour avoir un moyen de pression sur Fat Man. Dans ses rêves et pendant ses moments tranquilles de la journée, il continuait à se souvenir de ses mains tièdes et du regard qui filtrait de ses deux yeux bruns. Plus il se disait qu’il y avait des millions de femmes dans ce monde, plus son souvenir l’obsédait.

Elle était sur le point de sortir dans sa jupe de paille quand il s’était glissé dans l’entrée latérale de la tente en toile marron. À sa vue, elle s’était pétrifiée. Elle avait cessé de respirer, de cligner des yeux. Et lui, il ne pouvait même pas la regarder. Il pensait encore à la tente pleine de monstres, aux larmes de la Femme-Hippo, aux yeux tristes et humides d’Alligator Boy, tous bouleversés par la perspective de l’amour et des liens sacrés du mariage.

« J’ai une voiture dehors » avait-il dit.

Elle avait repris ses esprits. Elle clignait, respirait.

« Je ne m’y attendais pas. C’est pas rien ».

Il avait sorti l’argent de sa poche. Ça faisait une boule verte plus grosse que sa main.

« Deux cents. Il y en aura plus, beaucoup plus.

— J’ai une cigarette à fumer. »

Mais des larmes perlaient sur ses longs cils. Ses larmes le bouleversaient. Il souffrait. Il avait peur d’éclater en sanglots.

« Désolé. Je suis vraiment désolé. »

À l’extérieur, on entendait le bonimenteur en train de la vendre au kilo. Elle s’était retournée et était tombée à genoux. Il s’était précipité vers elle et ils s’étaient unis comme un portail qui se referme. Et là, sur le sol crasseux de la tente, il l’avait étreinte jusqu’à ce qu’elle crie d’une douleur qui n’était que le summum du plaisir.


Les paralysés, Richard Krawiec

Une enclave d’Amérique lugubre au temps du Vietnam. Donjie se réveille à l’hôpital délesté d’une paire de jambes. Son dernier souvenir flou est une course poursuite en voiture volée aux côtés de son frère Kevin. Le mépris des blouses blanches laisse entendre qu’il a commis du sale. Seuls les infirmiers de nuit, défoncés jusqu’aux yeux, lui manifestent de la sympathie. Sa famille ne se presse pas à son chevet.

À peine capable d’avancer en fauteuil, il rentre retrouver celle-ci dans la cité bordée d’un marais. Big Sue et ses mômes, un par père. On ne lui déroule pas le tapis rouge : entre deux joints devant sa télé, la matriarche obèse concède que c’est chacun pour sa gueule, vu qu’aucun d’entre eux ne sait s’occuper de lui-même. Elle partage sa dope, ça oui, et couche pour l’obtenir et payer le loyer. Charlène, treize ans, tente d’agir en adulte. L’aîné métis Kevin est deux fois plus défoncé depuis l’accident. Il maltraite sa copine Michelle, qui subvient seule aux besoins de son cadet. Des « camarades de régiment » du père de Kevin rôdent en fourgon noir. Pour quelques dollars, ils obtiennent le pire de chacun au nom de la solidarité du ghetto.

L’idée d’avoir fui en abandonnant Donjie hante son grand frère. « Tout le monde veut que tu deviennes quelqu’un. Mais pourquoi on deviendrait pas juste rien ? » Le petit cul-de-jatte, lui, est obsédé par la fuite. Quitter enfin la zone. Charlène attend l’illumination quant à sa vocation, tout en se livrant à des expériences sordides de biologiste en herbe. Depuis toute petite, Big Sue pousse son fatalisme jusqu’à l’absurde ; elle le combine à un mysticisme étrange en allumant constamment des cierges.

Krawiec enchaîne les descriptions glauques d’une cité qui déborde chaque jour un peu plus de déchets, un lieu abandonné par tous ceux qui pourraient y changer quoi que ce soit, à commencer par les pères. Quiconque tente de s’en sortir est tiré vers le bas. Sans vraiment d’intrigue, on suit des gamins privés d’enfance errant au ralenti. Un chien meurt d’overdose. Abusé, forcément. Jusqu’au prochain documentaire coup de poing.

Le perron était froid et la rosée plus froide encore. Son pantalon fut irrémédiablement trempé. Il se dirigea vers la rue. En face, l’appartement était plongé dans le noir, la voiture de police avait disparu, tout le monde était rentré chez soi. Comme si rien ne s’était passé. Est-ce qu’il s’était passé quelque chose ? Lui-même était-il réel ?

Il comprit que tout le monde s’en foutait. C’était chacun pour pour soi. Curieusement, ce sentiment d’abandon n’était pas désagréable. Dans la nuit silencieuse, sans personne alentour, Donjie se sentait plus à l’aise.

Une lune gibbeuse flottait sur le marais. Plus haut, les étoiles scintillaient comme un brouhaha. Des lampes de réverbères cassés formaient un cercle poudreux sur le bitume, apportant une certaine douceur à la pénombre de la nuit. Les immeubles affaissés paraissaient paisibles. Silencieux. Fatigués.

Donjie pensa que les gens aimaient leur chez eux, quel qu’il soit, ils aimaient l’endroit où ils avaient grandi, même si cet endroit était la source de malheurs. La cité était sa cité. Il connaissait les bâtiments, les gens qui y vivaient. Même les ordures dans le caniveau avaient leur place ici. Son appartement était son refuge. Le Marais était son environnement – le quadrillage des sentiers, les foyers, les arbres. C’était son bout de monde à lui.

Mais pourquoi ? Parce qu’il ne connaissait rien d’autre ? Il essaya de s’imaginer dans une des maisons du nouveau lotissement, en vain. Il détonnerait forcément chez ces gens… propres sur eux. Pouvait-on échapper au monde dans lequel on naissait ? N’était-ce pas un simple accident qu’il soit là ? De même que c’était un accident qu’il n’ait pas de jambes. Donjie n’avait pas vraiment l’impression d’être à sa place, seulement de connaître les lieux. Il en éprouvait un vague sentiment de confort, ou peut-être de facilité. Comment les gens savaient où était leur place ?

Il avança dans la rue, espérant ressentir quelque chose. Les réverbères grésillèrent et clignotèrent partout dans le bloc, puis s’allumèrent ensemble dans un crépitement.


Lulu, Léna Paul-Le Garrec

Un biologiste excentrique s’avère l’inventeur d’un étrange poisson qui se régale des déchets marins. Il raconte son histoire avec des mots d’enfant, mais pas n’importe lesquels. Car ces mots ont un rythme, transmettent un élan, sont pour tout dire un appel à la scansion. Ce sont ceux d’un professeur Nimbus sans père à tendance Asperger malingre, pas triste ni anxieux, juste en dehors du monde, couvé par sa maman inquiète et amoureuse de Serge Gainsbourg. Chaque moment de sa vie de fils roulé dans du papier bulle lui inspire force comparaisons et métaphores poétiques, servies par un vocabulaire précis au fil de chapitres courts. Il invente avec joliesse, aussi, de « je m’enlivre » à « mer nature ».

Cette mer-là, pour lui, figure très tôt la liberté. Sur la plage voisine, il s’attaque à un grand œuvre de naturaliste, voire d’encyclopédiste, répertoriant et collectionnant les coquillages, puis les plumes d’oiseaux et morceaux de bois flotté qu’il range précieusement dans ce qu’il nommera son « cabinet de curiosités ». Pour ce Pic de la Marandole marin en culottes courtes que ses camarades de classe finissent par accepter comme tel, « l’idéal avance avec l’horizon, il marche sous nos pas. » Sa passion l’emmène toujours plus loin, jusqu’à devenir l’assistant d’une chercheuse de métaux et dévorer les romans de Jean-Marie Gustave Le Clézio. C’est alors qu’il ramasse une bouteille en verre.

En dire plus serait divulgâcher le très bref premier roman de Léna-Paul le Garrec, l’un de ces moments de délicatesse littéraire nés d’intentions bienveillantes dont je m’imagine d’ordinaire peu friand ; il faut croire qu’une écriture intelligente et maîtrisée, ici comme ailleurs, rendra tout texte aimable à mes yeux de lecteur. Surtout lorsqu’il a l’élégance de porter un message profondément écologiste sans servir l’anxiété à la louche ni asséner ce que sont le mal et le bien.

L’été, l’époque de toutes les tristesses. Alors que les enfants attendent avec impatience ces fameuses vacances, grandes de surcroît, longues, interminables, je redoute ces moments. Loin. Loin de l’école désertée, loin de la plage envahie. Contrairement aux autres, je déteste l’été sans fin, je hais les vacances.

Maman y voit enfin une pause, un moment de répit pendant lequel je pourrais penser à autre chose. Elle, qui a imaginé mon cabinet de curiosités comme une petite mercerie de la mer, est effrayée par l’amoncellement d’objets. Elle entreprend de me faire comprendre que l’occasion est idéale pour ranger ma chambre. Vaine tentative. Je veux tout garder, tout conserver. Ne pas en perdre un grain. D’autant plus que, si la pièce est encombrée, tout y est classé et ordonné.

Maman tente de me distraire. Mais ce ne sont pas ses jeux, de dés, de cartes, de pions, de société, de hasard ou de réflexion, ni ses nouveaux vinyles qui vont me changer les idées. Je passe mon temps au lit, allongé sur mes draps bordés, les yeux ouverts, à fixer le plafond tout en caressant la doublure de ma veste. Je fixe le temps qui se momifie, j’écoute mon sang ne plus circuler, ne plus m’irriguer. Le seul bon moment est le matin, au réveil, lorsque je me saisis de la craie pour tracer un bâton vertical sur l’ardoise. Les jours de bâton horizontal, je m’applique et appuie avec force, c’est l’extase.

Au bout de quelques semaines, elle cède. Inquiète de ma léthargie, lasse de me voir tourner en rond dans mon bocal.

Il est inconcevable d’aller à la plage dans la journée. Trop d’estivants bruyants, trop de soleil qui brûle la peau.

La plage, ma deuxième maison, est occupée par les touristes qui m’en privent. Maman dit que le littoral est à tout le monde et que je ne dois pas être aussi possessif. Un comble pour quelqu’un qui refusait de me partager. Les jours grignotent sur les nuits. Le petit matin commence si tôt que la lune est encore là lorsque nous arrivons.

La plage a changé. Je ne la reconnais plus, elle est fatiguée, fripée de la veille.

Je recommence malgré tout à chercher sur ce terrain mouvant où même les objets trouvés sont différents.

Date : mardi 19

Heure : 6 h 20

Lieu : plage des contrevents

Ciel : bleu cérulé

Mer : vert lichen

Temps : 10°, mer calme, absence de vent

1 balle en mousse

2 pièces dont l’une de pays inconnu

1 briquet avec un drapeau de la Grande-Bretagne

2 journaux

1 sandale pointure 26

1 bague avec des petites pierres

Tout ce que je collecte est à mes yeux précieux. Seule compte la valeur de ma quête. Aveuglé, je ne perçois pas que s’y cachent de véritables trésors.

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