La Maison des Feuilles, Mark Z. Danielewski

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C’est donc en pleine crise du papier que Monsieur Toussaint Louverture a publié un bottin de plus d’1,2 kg, « édition remasterisée couleurs » d’une œuvre culte bien plus proche ici de sa forme originale que de la traduction parue en 2003 chez Denoël. Le livre n’impressionne pas seulement par son poids : on sait le soin maniaque porté par l’éditeur à la fabrication d’objets beaux et complexes, et cette Maison des Feuilles aura ainsi constitué pour lui un formidable terrain de jeu. La nature même de son intrigue à tiroirs nous renvoie à l’époque de l’action, celle de la fin des années 90, au temps où Le Projet Blair Witch lançait la mode des « found footages » horrifiques et Ring consacrait les histoires d’œuvres maudites vouées à tourmenter ceux qui les consultaient. L’introduction a valeur de mode d’emploi. Elle est signée Johnny Errand, un tatoueur de Los Angeles nous expliquant comment un invraisemblable manuscrit récupéré dans l’appartement d’un vieillard décédé nommé Zampanò a bouleversé sa vie. Le livre est l’exégèse d’un documentaire introuvable largement considéré comme une fiction, le Navidson record, et Johnny a décidé de le publier malgré les terribles effets qu’il eut sur son quotidien.

Le dédale recèle peut-être son propre Minotaure…

Débute alors la fameuse étude de Zampanò, copieuse à l’extrême et riche de nombreuses annexes ajoutées par Johnny ou l’auteur lui-même. Le faux documentaire présumé serait le fait d’un photographe de guerre récompensé par le prix Pulitzer, William Navidson, et traite d’une maison située en Virginie dans laquelle serait apparue une pièce supplémentaire, en fait un dédale inextricable défiant tous les postulats d’Euclide. Le film débute dans l’allégresse alors que la famille Navidson emménage dans la maison d’Ash Tree Lane, truffée de caméras pour l’occasion. L’intention d’origine consistait à garder une trace de l’installation de William, sa compagne Karen et leurs enfants Chad et Daisy. Le couple newyorkais formé par l’ex-mannequin et le photojournaliste vit les prémices d’une crise et tente un nouveau départ dans la verte campagne proche de Washington D.C. Au retour d’un mariage à Seattle, la famille découvre à l’étage la nouvelle pièce obscure, d’abord très exiguë. Fait troublant, une fois mesurée avec précision la maison s’avère plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. L’étrange espace s’étend peu à peu, le couloir à son entrée s’étire, de nouveaux embranchements apparaissent et les échos comme la lueur des lampes torches s’y avèrent trompeurs, l’agencement des pièces semblant évoluer à mesure qu’on les arpente. Karen se garde bien de pénétrer cet endroit insensé, William brûle de l’explorer et les tensions entre eux s’en trouvent ravivées.

Ceux qui explorent le labyrinthe, et dont le champ de vision est profondément restreint et fragmenté, sont désorientés, tandis que ceux qui contemplent le labyrinthe dans son ensemble, que ce soit en le surplombant ou en l’étudiant sur un plan, sont émerveillés par sa complexité. Ce qu’on voit dépend de l’endroit où on se trouve, ce qui fait que, dans le même temps, les labyrinthes sont simples (il n’existe qu’une seule structure physique) et doubles : ils incorporent simultanément l’ordre et le désordre, la clarté et la confusion, l’unité et la multiplicité, l’art et le chaos. Ils peuvent être perçus comme un chemin (un passage linéaire mais détourné vers un but) ou comme un motif (un dessin absolument symétrique)… Notre perception des labyrinthes est ainsi intrinsèquement instable : changez la perspective, et le labyrinthe semblera changer.

Glaciale, la partie obscure de la maison rejette les animaux domestiques. Boussoles et altimètres n’y fonctionnent plus. Après avoir sollicité son jumeau Tom et l’ingénieur paraplégique Billy Reston pour aider à percer le mystère, William fait appel à Halloway Roberts, explorateur professionnel avide de gloire qui flaire le bon coup, flanqué de deux assistants. Dévidant du fil de pêche telle Ariane lors de leurs recherches, ils découvrent une hauteur sous plafond insensée alors qu’un grondement résonne dans le lointain. Un gigantesque escalier en spirale s’enfonce dans les ténèbres. Après sept jours d’une quatrième exploration, un SOS résonne. Rompu au quotidien périlleux de sa profession, Navidson décide de partir en mission de secours avec Tom et Billy Reston. Les sauveteurs descendent le grand escalier en cinq minutes quand la même descente prit quatre jours au groupe de Halloway… Est-ce à dire que les dimensions de la maison dépendraient de l’état d’esprit du visiteur ? Et quid du grondement persistant ? Ce dédale recèle peut-être son propre Minotaure, mais dans sa dernière version de l’étude du Navidson record Zampanò biffa la moindre allusion à un antagoniste tapi dans l’ombre. Johnny Errand, lui, les a reprises en rouge tout en affirmant en être venu à le regretter…

Un ermite hypermnésique entouré de bien jolies lectrices

Le labyrinthe de La Maison des Feuilles se reflète dans le monumental assemblage de typographies et compositions, truffé de digressions érudites, où le lecteur est voué à se perdre. Le travail de Zampanò, volontiers abscons, tourne largement en dérision les études universitaires, citant sans cesse des interprétations contradictoires du Navidson record voire son traitement dans la pop culture des années 90. Entre autres experts éminents, Stephen King, Steve Wozniak, Anne Rice, Hunter S. Thompson ou Jacques Derrida offrent leurs commentaires sur le film. Chacun a un regard partial et partiel sur le phénomène, enfermé dans les biais de sa corporation. Le format très académique du document se déstructure lorsque monte la tension, à mesure que l’on découvre les secrets de la maison. Danielewski s’amuse à étirer le temps par des considérations accessoires quand le suspense semble à son comble, Zampanò prenant une distance très analytique avec l’angoisse que suscitera légitimement ce qui est décrit. La folie s’insinue donc dans le texte par le biais de sa forme, pour un temps de lecture par page variant d’une fraction de seconde à plusieurs minutes. L’ultime exploration, véritable délire typographique rempli d’une poésie désespérée, constitue le pic de puissance et d’émotion de toute La Maison des feuilles. Ailleurs, contrainte par l’exercice de style, l’écriture varie du très sage au foutraque sans vraiment constituer en elle-même l’intérêt premier du roman.

Qui n’a jamais tué une heure ? Non pas avec nonchalance ou sans y réfléchir, mais méticuleusement : le meurtre prémédité de minutes. La violence vient d’une combinaison d’abandon, d’inattention et d’une résignation dont on ne peut qu’espérer accomplir le dépassement. Et donc on tue l’heure. On ne travaille pas, on ne lit pas, on ne rêvasse pas. Si l’on dort ce n’est pas parce qu’on a besoin de dormir. Le seul indice pourrait être les cernes sous vos yeux ou une ride extrêmement fine près de la commissure de votre bouche, indiquant que quelque chose a été enduré, que dans l’intimité de votre vie vous avez perdu quelque chose et que cette perte est trop vaste pour être partagée.

« Foutraque » car les notes de bas de page de Johnny Errand et Zampanò abondent et se parfois se répondent, celles de Johnny s’avérant souvent fort longues et étrangement hors de propos. Elles narrent son existence après la découverte du grand œuvre de l’aveugle et reflètent la dégradation de sa santé mentale : entre deux épisodes de débauche, il semble peu à peu ressentir le poids d’une menace indistincte dans son environnement, accompagnée d’une odeur détestable et d’autres hallucinations, puis sombrer dans une inquiétude teintée de folie alors qu’une pièce secrète paraît littéralement s’ouvrir dans sa psyché. Il se renseigne sur Zampanò, sorte d’ermite hypermnésique qui s’entourait pourtant d’un aréopage de jeunes et jolies lectrices. Obsédé par le Navidson record, Johnny les rencontre pour des échanges parfois éloignés de l’objet premier de ses investigations… Quand il raconte en bas de page (extensible) ses aventures sexuelles ou ses crises de paranoïa, son style s’emballe jusqu’à devenir une tornade de mots. Au fil d’allers-retours entre la note et les annexes, dont une abondante correspondance, on découvre les origines de Johnny et ses traumas d’enfant bagarreur placé en familles d’accueil, orphelin de père précoce dont la mère férue de culture antique souffrait de troubles mentaux.

Un vrai-faux documentaire impossible à falsifier

À des années d’écart, son désarroi croissant fait écho à celui du couple Navidson. Loin de New York, William et Karen aspiraient à se retrouver. Inspiré du véritable personnage de Kevin Carter, le photoreporter s’était engagé à réduire la fréquence de ses voyages en zones de guerre, et le voici irrésistiblement attiré par les dangers de la pièce inconnue, au grand dam de sa compagne. L’ex-mannequin dont le pouvoir de séduction constitue la valeur refuge se trouve d’un coup entourée par une ribambelle de mâles alpha sur le pied de guerre. On peut trouver dans la pièce mystérieuse de la maison de famille une métaphore de l’abîme domestique dans lequel les couples amoureux tendent à disparaître. L’auteur, s’il se garde de toute réponse définitive, abonda dans le sens des lecteurs trouvant dans son œuvre atypique une histoire d’amour plutôt qu’un récit d’épouvante. Il y est tout aussi question d’amour fraternel quand le talentueux et déterminé William appelle à l’aide Tom, son jumeau si placide, jamais menacé par aucune espèce de succès. Zampanò et toute une cohorte d’intellectuels trouveront dans la dynamique de leur fratrie une relecture du mythe biblique de Jacob et Essaü.

Elle me rend dingue. Rien que de penser à elle maintenant, je suis perdu, perdu dans son odeur, dans son attitude et tout ce qu’elle éveille en moi, une bouffée de folie délirante et de désirs curieusement réduits au silence, des sensations sublimées à vitesse grand V en – eh merde, je ne sais pas en quoi, je ne devrais sûrement pas utiliser un mot comme sublimer, mais il ne s’agit pas de ça, ses cheveux me font penser au vent d’un désert doré et brillant sous la brulure du soleil d’août, ses hanches décrivent des courbes semblables aux littoraux nordiques, ses seins se soulèvent et s’abaissent sous son pull ainsi que le fait un océan bien après que la tempête a passé. Que je lui jette un seul regard, même aujourd’hui dans le miroir de mon esprit, et j’ai envie de décoller, de voyager avec elle, qui sait où, quelque part, mon désir soudain façonné par quelque chose de plus profond, voire d’inconnu, qui se déverse en moi, bannit toute réserve et suit en pensée le chemin qu’elle et moi pourrions faire, les poumons emplis de cet air grinçant d’épineux, fuyant quelque chose de désagréable, quelque chose qui brûle, en fait tout le littoral ainsi que des dizaines de milliers d’hectares de forêts intérieures sont en train de brûler mais nous partons, nous nous en allons, nous sommes libres, nos mains meurtries à force de serrer – de serrer quoi je l’ignore, mais de serrer tout de même – et nos joues zébrées de larmes par le vent ; et maintenant que j’y pense je crois que nous sommes sur une moto, une Triumph.

Pour originale que soit sa forme, La Maison des Feuilles est bien un roman échappant largement à la case d’une littérature dite de genre, ou bien il serait unique dans le sien. La chronique familiale sur fond d’horreur et de satire du monde universitaire est complétée d’une réflexion aboutie sur la puissance et les limites de l’image, le choix d’appuyer la narration sur un vrai-faux documentaire n’ayant rien d’anodin. Le texte de Zampanò regorge d’analyses et commentaires admiratifs sur les choix d’angles et de montage de l’œuvre au cœur de La Maison des Feuilles, parfaits d’un point de vue dramatique mais impuissants à représenter la géométrie impossible du labyrinthe. Qu’il s’agisse en apparence d’une fiction ouvre un questionnement plus large de Zampanò sur l’authenticité des images filmées – qui deviendront un jour impropres à prouver quoi que ce soit, car trop aisément falsifiables, l’humanité devant revenir à la parole et son authenticité aléatoire. Reste une remarque dérangeante qui hantera le lecteur jusqu’au bout : si le montage final du Navidson record n’est pas un véritable documentaire, comment diable son auteur a-t-il pu réunir les millions nécessaires à en produire les effets spéciaux ? Ce malaise-là n’est pas le moindre de ceux que procure La Maison des Feuilles. Les amateurs d’inconfort y trouveront mieux que leur compte. Ceux qui prisent les kilos de papier finement ouvragés également.

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