La Côte sauvage, Jean-René Huguenin

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Lire un phénomène de précocité expose à la déprime autant qu’à l’admiration pour peu que l’on se pique d’essayer d’écrire. Que dire alors de La Côte sauvage, roman de Jean-René Huguenin publié avant qu’il n’atteigne le quart de siècle, soit deux ans avant sa mort dans un accident de Mercedes ? Qu’il est susceptible de procurer, en plus desdites déprime et admiration en quantité appréciable, une authentique mélancolie en imaginant le legs considérable dont nous aura privés cette collision fatale entre Ablis et Rambouillet. Ce qui reste de lui, pour l’essentiel, consiste en un journal de jeune homme en guerre avec son époque préfacé par François Mauriac, des recueils d’articles, textes et correspondances – en 26 ans d’existence, le bougre aura tout de même œuvré – ainsi qu’un unique roman, fameux succès d’édition de l’année 1960. Quiconque connaît un peu la langueur des vacances en Bretagne de la bonne bourgeoisie parisienne peut imaginer qu’en faire l’objet d’une chronique de mœurs ne garantit pas de passionner son monde. De fait, il fallait un talent particulier pour obtenir un résultat à ce point inoubliable.

Au fil des jours qui « tombent », l’angoisse qui point

Aux premiers jours de l’été, Olivier rentre directement de son service militaire dans la propriété familiale située en bord de mer. Surprise, sa petite sœur Anne est ravie de le revoir. Il se montre fuyant avec sa veuve de mère et cruel avec Berthe, son aînée déjà vieille fille. Anne lui annonce qu’elle va épouser Pierre, son meilleur ami, en instance de mutation à Beyrouth. Olivier en est manifestement contrarié, mais dès l’arrivée de Pierre dans une maison voisine le trio est inséparable. Les rituels de l’enfance entre le frère et la sœur subsistent malgré tout. Pierre semble imperceptiblement mis à l’écart. Chez Olivier, on sent poindre l’angoisse de la séparation au fil des jours qui « tombent ». Et soudain c’est « l’autre versant de l’été » et une part ténue du lien entre les fiancés paraît déjà rompue.

« Un matin, brusquement, les batteuses se mirent à chanter.

Et ce fut l’autre versant de l’été, le jour où Pierre découvrit, sur le rebord de sa fenêtre, une abeille morte. Rien n’avait changé sur la plage, l’air était toujours chaud, l’eau était toujours tiède, il ne manquait pas un joueur de volley-ball, les mêmes familles gisaient sous les parasols rouges ; la menace était impalpable, impossible à localiser – cette brume à l’horizon, peut-être, que l’on ne pouvait déjà plus appeler une brume de chaleur et qui n’était pas encore une brume de septembre, légère, tiède, tendue, et derrière elle se retirait la lumière… Ou encore une imperceptible altération des visages – un front plus songeur, un sourire mélancolique, et parfois une phrase au hasard, « il serait temps de faire les cartes postales », ou même « nous rentrons la semaine prochaine ». Alors l’évidence éclatait : les fougères brunissaient, les hortensias se fanaient, les jours déclinaient plus vite, les abeilles mouraient – c’était l’autre versant de l’été. »

Olivier agit en jeune ténébreux, inaccessible et cinglant mais capable de légèreté, Pierre semblant balourd et placide en comparaison. Ce dernier ne goûte guère les après-midis avec leurs amis communs. Olivier le harcèle de questions sur Beyrouth. Berthe lit le désarroi en lui. Anne se moque gentiment de son fiancé, puis avec de moins en moins de délicatesse. Le malaise se diffuse, toujours plus net. Alors que Pierre s’isole dans son apathie, Olivier révèle son goût pour la manipulation, son ego insatiable et son trauma d’enfant de la débâcle et d’orphelin de guerre hanté par la mort. Sa relation avec Anne prend toute sa dimension – un amour impossible et fou dont il s’emploie chaque jour un peu plus à démontrer la supériorité sur celui qui unit sa sœur à Pierre.

Le vertige des adultes en devenir

D’emblée, le style des dialogues et descriptions séduit par son élégance un rien surannée, évoquant vu d’aujourd’hui les personnages et voix off des films de la Nouvelle Vague – ironiquement, Huguenin la tenait en aussi piètre estime que le Nouveau Roman. Son écriture gagne en folie lorsque la narration épouse le point de vue des protagonistes. Elle exploite pleinement le décor de la Côte sauvage, tout ce que les cinq sens des personnages en perçoivent et la manière dont ils se la figurent, tantôt refuge riche de précieuses réminiscences, tantôt recelant un danger indistinct. Autre similitude avec la Nouvelle Vague, le récit s’articule comme un montage nerveux de séquences brèves alors même que le temps paraît s’étirer indéfiniment ; le passage par une fête foraine au rendu kaléidoscopique en est la quintessence. Dans des scènes faussement banales de balades sur la plage ou de déjeuners en famille, Huguenin glisse force trouvailles à l’effet visuel immédiat : ainsi, alors que les volets de la salle à manger sont mi-clos, « il se penche en arrière et la lame de jour coupe aussitôt son visage ». Quand pensées et sensations s’emballent, l’auteur abandonne la ponctuation. Le reste du temps, elle confère au texte un rythme parfait.

« Bientôt Olivier cessera pour jamais de se débattre. Il revoit encore une aube couleur d’étain engloutir peu à peu le salon dévasté, où ils ne sont plus qu’une dizaine, le menton bleu, assiégés par la lumière, se raccrochant à des pans de nuit – sur le divan, derrière le piano – comme aux débris sombrant d’une épave. Rien ne bouge que la fumée de cigarettes qui se consument toutes seules entre leurs doigts immobiles. Nicolas a disparu. Renversée sur le canapé, ses cheveux blonds flottant dans la lumière de l’aube, Arianne dort. Le pick-up est éteint mais on entend encore, à la radio, ondoyer une valse mourante. Quelqu’un se lève, fait quelques pas, des miettes de biscuit craquent sous sa chaussure. »

Huguenin n’hésite pas non plus à instiller une certaine confusion entre le réel et l’imagination de ses protagonistes, comme dans l’admirable dernier mouvement du roman. Olivier, insaisissable, solitaire et beau comme un ange – les traits d’un jeune Jacques Perrin lui auraient parfaitement correspondu – aura gardé son mystère. Lui qu’on suppose doué en tout est terrifié par les décennies qui viennent, lesté par les spectres et les regrets de son enfance disparue, littéralement tiraillé entre élan mystique et fascination pour le néant au moment d’aborder un âge des possibles qui s’avère avant tout celui de la perte. À travers le héros de son seul et magnifique roman, Jean-René Huguenin a décrit comme personne le vertige des adultes en devenir. En se référant à certains passages de son journal, on comprend que pour lui le défi n’était pas mince mais qu’il envisageait de le surmonter : « Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu’au bout de toute chose, quelle qu’elle soit, de toutes mes forces. N’écouter que son impérialisme. » C’en fut hélas la toute dernière entrée.

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