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Joe Gould est un drôle de petit bonhomme un peu malingre qui hante depuis un quart de siècle les bars, les cafétérias, les restaurants et les bouis-bouis de Greenwich Village. Il se vante parfois, non sans ironie, d’être le dernier représentant de la bohème. « Tous les autres se sont perdus en route, explique-t-il volontiers. Les uns sont au cimetière, d’autres chez les fous, et ceux qui restent travaillent dans la publicité. »
L’incipit du Secret de Joe Gould donne d’emblée la certitude que son auteur tient là un personnage de roman parfait entre tous. Flottant dans d’antiques costumes de prix, ce clochard originaire du Massachussetts devint une célébrité dans son quartier de gens de lettres pour ses manières excentriques et son diplôme de Harvard. On ne saurait rêver plus parfaite incarnation du milieu artistique newyorkais au siècle dernier, avant que Manhattan ne se transforme en parc d’attractions ripoliné à l’usage exclusif des plus fortunés. Notre lutin hirsute se dit frappé d’une aversion pour la propriété privée, source de sa situation précaire. Il avale régulièrement tout le contenu des bouteilles de ketchup laissées à sa portée dans les cafétérias, garnit de mégots son fume-cigarettes et aime nourrir les pigeons de Washington Square qu’il appelle chacun par son nom.
Rien de moins que la véritable Histoire de l’humanité
En apparence très satisfait de sa condition, il arpente le Village un cartable sous le bras, parle à toute sorte d’interlocuteurs « de la multitude en manches de chemise » qui l’entoure et noircit jour et nuit de nouvelles pages de son Histoire orale de notre temps, manuscrit gros comme onze fois la Bible écrit sur des cahiers d’écolier à peine lisibles. Retranscription d’une infinité de discussions ponctuées d’obscénités et d’épisodes de sa propre vie, libéré de toute contrainte de forme, peut-être brillantissime, Gould clame que ce magnum opus dont des revues littéraires reconnues ont publié certains extraits ne recèle rien de moins que la véritable Histoire de l’humanité. Voilà qui justifie qu’on lui sacrifiât tout. Après Harvard, Gould avait passé quelque temps à réfléchir à son avenir, puis s’était engagé pour l’indépendance de l’Albanie, avait mesuré les crânes de centaines d’Indiens du Dakota du Nord dans le cadre de travaux sur l’eugénisme, puis avait échoue à New York avant de se mettre à écrire avec passion.
L’Histoire orale est un immense fatras, un ramassis de commérages, un tourbillon de cancans, un grand déballage de tout et de n’importe quoi, de potins, de caquetages et de discutailleries, d’inepties, de sornettes et de foutaises en tout genre ; elle est, d’après l’estimation qu’en a faite Gould, le fruit de plus de vingt mille conversations. Elle contient les biographies désespérément incohérentes de centaines de pauvres types, le récit de leurs errances par des marins rencontrés dans les bars de South Street, la description sinistre du passage des uns et des autres dans les hôpitaux et les dispensaires (« Avez-vous jamais subi une opération douloureuse ou souffert d’une maladie terrible ? » est une des premières questions que, plume et cahier en main, Gould pose à ceux dont il vient de faire la connaissance), les comptes-rendus d’innombrables harangues dans Union Square ou Colombus Circle, les témoignages de convertis lors de croisades de l’Armée du Salut dans les rues, ainsi que les opinions embrouillées de douzaines d’oracles des jardins publics et des grands savants des bars louches.
Un personnage comme Joe Gould doit également disposer d’un caractère bien particulier. L’homme est plutôt introverti, mais ne renâcle jamais à se donner en spectacle, ivre, pour des gogos croisés dans les bars qui lui lâcheront un petit billet, voire une bonne société newyorkaise raffolant de ses pitreries. Entre autres, il fait la mouette, un numéro qu’il reproduit volontiers dès qu’un club de poésie du Village l’invite à ses soirées. Gould semble ambivalent sur le sujet, à la fois désireux d’être reconnu par de telles institutions et ravi de les ridiculiser par ses stridulations d’oiseau côtier ou la scansion de sonnets humoristiques de son cru. Autant dire le bonhomme issu d’un imaginaire aussi cohérent que fécond, à nul doute celui d’un romancier capable. Sauf que Joe Gould a bien existé, et que sa vie fut relatée par un reporter du New Yorker nommé Joseph Mitchell.
À la recherche des cahiers perdus
Introduction du présent recueil publié aux Éditions du sous-sol, le premier portrait de l’extravagant Gould paru en 1942 s’intitule Le professeur mouette. Ce n’est que plus de vingt ans après que Mitchell publia sur son compte une enquête approfondie où il était question du devenir de la mythique Histoire orale de notre temps suite à la mort de son auteur. Joe Gould affirmait vouloir léguer son œuvre au poids, les deux tiers revenant à Harvard et le reste au Smithonian Institute. Mais lorsqu’il disparut, en 1958, tous ceux qui recherchèrent ses tombereaux de cahiers firent chou blanc. Pour avoir côtoyé l’animal de près lorsqu’il se fut mit en tête d’écrire son portrait, Mitchell, lui, avait l’expérience qu’il fallait couplée au flair du journaliste chevronné. Son enquête passionnante creuse l’histoire personnelle et la psychologie du hobo emblématique de Greenwich Village dont il devint une manière de confident, et remonte en parallèle la piste tortueuse formée par les indices diversement exploitables que Gould laissa sur la localisation du grand dessein de son existence.
(…) dans son texte intitulé « Folie », je tombai sur trois phrases qui émergeaient très clairement du lot. L’air de rien, ces phrases, Gould les avait placées là par vanité, mais il me sembla qu’avec elles, il en disait bien plus qu’il n’en avait eu l’intention. Au cours des années qui devaient suivre, alors que je le connaissais mieux, elles me revinrent à l’esprit un grand nombre de fois. C’étaient les dernières phrases d’un paragraphe dans lequel il avait conclu qu’il doutait de la possibilité de diviser les individus entre sains d’esprit et fous. « J’en arrivai à conclure que l’homme le plus sain d’esprit est celui qui entrevoit avec la plus grande clarté le caractère tragique de son isolement et s’attache à atteindre son but avec calme, écrivait-il. Je suppose que je ressens ainsi les choses parce que j’ai un fantasme de grandeur. Je me prends pour Joe Gould. »
Si le travail de Mitchell est révéré par des géants de la littérature anglo-saxonne contemporaine, c’est parce qu’il sut accorder le traitement adéquat à un matériau éminemment romanesque en lui-même : le sérieux et la précision. Joe Gould était assez fantasque et ses habitudes farfelues pour que Mitchell n’eût pas à forcer ni ses extravagances, ni les effets drolatiques qu’elles suscitaient – s’agissant en particulier des travers très germanopratins du petit monde du Village qu’il s’employait à moquer. Il se contenta de démêler avec patience l’écheveau complexe formé par les dires confus du personnage et la pléthore de rumeurs qui couraient sur son compte. À aucun moment le journaliste ne fait preuve de complaisance à l’égard de Gould, dont ni la personnalité, ni l’écriture n’étaient apparemment exemptes de défauts. Sa démarche de 1964 ne consiste pas à entretenir un mythe, voire enjoliver la réalité ; on apprécie toutefois son humanité lorsqu’il touche enfin la vérité de son sujet, et l’hommage sincère qu’il rend alors à ce personnage unique. Le secret de Joe Gould en dit autant sur son propre auteur que sur celui de l’Histoire orale de notre temps, c’est à dire suffisamment pour lui accorder une estime certaine.