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Les fantômes sont réels. Et ce ne sont pas toujours ceux qu’on appelle qui viennent.
1981. Veuf de Rosario, Juan est un géant blond à la beauté irréelle, son fils de six ans Gaspar un môme très dégourdi. Cardiaque, Juan faiblit lorsqu’il utilise ses pouvoirs de médium : il peut ainsi invoquer une force occulte appelée Obscurité, influencer les humains, contacter les morts ou faire disparaître leurs spectres errants. Le sexe régénère son énergie vitale. Son fils semble avoir hérité de ses dons. Or les médiums sont exploités par l’Ordre, une organisation occulte dirigée par la riche famille de Rosario qui aspire à obtenir la vie éternelle. Juan refuse que Gaspar leur soit soumis. Il consent à participer à un ultime Cérémonial, où l’Obscurité qu’il invoque dévore les chairs de victimes sacrificielles et d’initiés de l’Ordre, puis prend la fuite avec son fils. Par la suite, on suivra tantôt Juan, tantôt Gaspar, du Buenos Aires de la dictature militaire à celui du retour de la démocratie, en passant par un flash-back dans le Londres psychédélique des Seventies. La famille que forment désormais le père et le fils échappera-t-elle aux noirs desseins de l’Ordre tout-puissant ?
Apprendre trop tôt l’usage de pouvoirs qui effraient
La phrase nerveuse et sans affèteries de Mariana Enriquez permet une plongée directe dans l’action. Elle se fait volontiers sensuelle, jusque dans les (nombreux) moments où des corps sont déchirés ou meurtris. L’autrice parvient à combiner ce style personnel avec quantité de références qu’elle reconnaît volontiers. Les nombreuses allusions aux poèmes de Keats évoquent Hypérion de Dan Simmons, on revit le Ça de Stephen King quand Gaspar et ses copains s’introduisent dans une maison hantée, et sa relation à son père en milieu hostile rappelle immanquablement La Route de Cormac McCarthy. Ce dernier aspect constitue une franche réussite de Notre part de nuit. Les deux points de vue donnent à entendre une douloureuse incommunicabilité des sentiments, Gaspar peinant à comprendre l’alternance de moments complices et de colères inexpliquées qui jalonnent sa vie auprès de Juan. Au fil de son initiation de médium, le lecteur se rappelle avec lui combien grandir revient souvent à apprendre trop tôt – ou trop tard – l’usage de pouvoirs qui effraient.
Le trajet fut court jusqu’à la Costanera Sur, magnifique de nuit, avec une odeur de pluie et de terre, le fleuve sombre et silencieux derrière les grands murs en pierre. La ville paraissait être si loin du fleuve, c’était étrange, un fleuve sans rives qui venait frapper contre les murs, aussi grand qu’une mer, marron le jour mais argenté la nuit. La réserve écologique de Costanera Sur, avec ses monuments et lampions, ses gloriettes, ses stands de marchands ambulants fermés, était complètement déserte. Il était trois heures du matin à Buenos Aires. Marcher sur l’herbe, toucher les feuilles des arbres du bout des doigts. Peu de lumière à part la lune. Les trois quarts de l’univers sont noirs, avait dit son père. Gaspar comprenait, l’univers c’était la nuit. Mais toutes les nuits n’étaient pas comme celle-ci, fraîche et belle. Le chauffeur dans la voiture écoutait la radio, un tango triste, comme tous les tangos. Marcher jusqu’au garde-fou, non jusqu’à la rive puisqu’il n’y avait pas de rives, on ne pouvait pas toucher l’eau. Gaspar se souvenait des fleuves de son enfance et, cette nuit, il ressentit le désir de nager. Dans l’obscurité, on ne distinguait pas bien le sang sur le tee-shirt de son père. Quand ils arrivèrent près du fleuve, une douce brise agita les cheveux de Gaspar. Juan lui donna l’urne contenant les cendres de sa mère. Elle était petite, comme une boîte à bijoux, la taille d’un carnet. Voilà ce qui restait de sa mère depuis des années. Gaspar se souvenait de sa chaleur, à présent si lointaine. À présent terre, cendres, froides comme la pierre des murs. Pas ici, dit soudain son père. Allons dans la réserve. Tu as peur ? Non, dit Gaspar. Il pouvait avoir peur de son père, mais jamais avec lui. Bien qu’il le sût malade, Juan lui paraissait invincible et dangereux. Parfois les animaux blessés étaient comme ça, beaucoup plus forts qu’en bonne santé. (…) la nuit, c’était fermé par de hautes grilles, croyait se rappeler Gaspar. On va voir ça, entre, mon fils, entre si tu peux, lui dit son père quand ils arrivèrent devant les grilles. Troublé, Gaspar lui rendit l’urne où se trouvait sa mère et tenta d’ouvrir la grille. Alors il s’aperçut qu’il n’avait pas besoin de clé, qu’il pouvait simplement l’ouvrir s’il le voulait, même s’il ne comprenait pas comment c’était possible. Il toucha la grille qui s’ouvrit (après qu’il eut pensé, en effet, qu’il pouvait le faire), et son père le suivit sans rien dire, comme si c’était parfaitement normal. De l’autre côté, parmi de hautes herbes et sur un chemin boueux, avec des flaques brillantes comme des miroirs sous la lune, Juan s’accroupit pour le regarder dans les yeux. Il prit son visage entre ses mains et lui caressa les cheveux. L’urne était posée par terre, entre eux. Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il. Je t’ai laissé quelque chose, j’espère que ce n’est pas maudit, j’ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit. Ça me plaît, dit Gaspar. Et son père lui répondit bien sûr, maintenant plus rien ne peut te faire de mal. Rien ? Rien.
L’arrière-plan historique, en particulier le parallèle entre l’Ordre et le non moins sanguinaire régime du général Videla, est ici très bien rendu ; l’idée d’un temple où les familles des victimes de la dictature reçoivent une aide surnaturelle pour renouer avec elles frappe par sa poésie. L’instabilité économique et politique qui succède à cette dictature se ressent dans quantité de détails ; elle est aggravée par les premiers ravages du Sida. Clou du passage à cette époque, l’exploration horrifique d’un cinéma porno devenu lieu de rencontre gay ne s’oubliera pas facilement. Ceux qui se rappellent les années 80 savoureront les souvenirs diversement plaisants vécus en mondovision de la victoire de l’Argentine de Maradona en Coupe du monde et du martyre d’Omaira, jeune Colombienne piégée dans les décombres de l’éruption d’un volcan. Et quiconque apprécie David Bowie se réjouira de découvrir un personnage qui lui ressemble beaucoup…
Bientôt culte, mais à lire dès maintenant
On pourra trouver quelques faiblesses à un bouquin aussi monumental, dont un rythme inégal au fil de ses 768 pages. J’ajouterai une légère déception très personnelle en ce qui concerne le dénouement un peu poussif… même si l’on pourra toujours envisager cette fin plus ou moins réussie comme un ultime hommage à Stephen King. Reste que Notre part de nuit offre le meilleur d’une littérature dite « de genre », c’est-à-dire de la littérature « tout court », et que le magnifique objet qu’est sa version française honorera n’importe quelle bibliothèque. Ce deuxième livre de Mariana Enriquez a tout pour devenir culte ; il mérite toutefois, un rien passé sous les radars de septembre dernier, que l’on s’attaque d’ores et déjà à sa lecture roborative et vénéneuse à souhait.