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Alors que l’on passe à peine la mi-décembre, la pesanteur des débats et analyses autour de l’élection présidentielle accable déjà l’électeur potentiel, fût-il de bonne volonté. Il est beaucoup question d’egos et au moins autant de calculs politiciens, on évoque quelques premiers éléments programmatiques destinés à faire le buzz et chaque camp en présence pose sur le pays un diagnostic biaisé qui légitime ses propres parti-pris idéologiques – bien des sociologues d’aujourd’hui ne procèdent pas autrement. Or avant de se rallier à l’un ou l’autre des panaches agités sous nos nez d’internautes et téléspectateurs, il importe de comprendre de quel pays il est question, au-delà des perceptions biaisées ou parcellaires qu’on nous assène si volontiers. Charles Péguy faisait sienne l’impérieuse nécessité de « dire ce que l’on voit et, ce qui est plus difficile encore, de voir ce que l’on voit », jamais plus d’actualité qu’en année pré-electorale.
477 pages et 845 grammes d’analyses et recoupements garantis sans jugement
Une telle entreprise requiert de la patience, un esprit de synthèse combiné à la connaissance approfondie des territoires qui font la France, et la volonté d’étayer ses constats par une grande variété de données à la fois précises et originales – de la cartographie des piscines implantées sur la commune de Saint-Maximin-La-Sainte-Baume (83470) ou du taux de pénétration des grands titres de PQR sur Twitter aux extraits des romans des très observateurs (et divergents) Michel Houellebecq et Nicolas Mathieu. Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français et directeur du département Opinion à l’IFOP, s’est ainsi associé au journaliste « spécialiste des modes de vie et des questions territoriales » Jean-Laurent Cassely pour proposer La France sous nos yeux, 477 pages et 845 grammes d’analyses et recoupements garantis sans jugements de valeur ni agenda politique inopportun – il appartiendra à chacun d’en tirer ses propres interprétations, opportunes ou non.
Les auteurs reviennent d’emblée sur le déclin de l’emploi industriel français pour cause de concurrence internationale, idéologie libérale ou incompétence crasse, y compris dans l’ouest de la France et les filières réputées solides comme l’automobile et l’agroalimentaire. Le tryptique « usine – cité – stade » pourvoyeur de revenus et de lien social pour les classes populaires a progressivement disparu, remplacé par le soutien de la dépense publique et une grande distribution omniprésente. Le secteur primaire s’est tout autant effondré, l’exploitation des ressources minières, agricoles ou piscicoles s’effaçant au profit d’une consommation immobilière et touristique des territoires les plus attractifs. Fuyant le vaste « plan social » évoqué dans Sérotonine, les agriculteurs se replient peu à peu dans la ruralité profonde. Le maillage territorial des grandes surfaces est désormais achevé, étendu jusqu’aux bourgs. Le « village de marques » a encore élargi l’offre des principales enseignes. Le secteur logistique a crée des emplois et à bien des égards succédé à l’industrie, calant son organisation géographique sur un réseau autoroutier autorisant plus de souplesse qu’un frêt ferroviaire en déclin – bloquer un entrepôt est désormais plus efficace qu’une gare… La carte de l’économie grise, en particulier le trafic de drogue, montre que s’est imposée une rationalisation à base de hubs et d’axes autoroutiers étrangement superposable à ceux d’Amazon…
France touristique contre France « backstage »
Les villes portuaires abandonnent pêche et conserveries pour se concentrer sur la plaisance. Les vols low cost ont rendu plus accessibles au tourisme – notamment anglais – des coins enclavés devenus déserts ferroviaires, dont de nombreux ports historiques. Avec le développement d’une société du loisir, favorisé par la réduction du temps de travail, quantité d’espaces de nos régions ont été refaçonnés pour accueillir parcs à thèmes, festivals et multiplex. Libérée des contraintes de coûts et misant sur l’authenticité, l’industrie du luxe conserve de petites implantations dans la France profonde. Entre maintenance des yachts de Méditerranée, industrie du bien-être et entreprises de technologie, l’ancien bastion industriel de La Ciotat a désormais de faux airs de Californie. La mobilité accrue des actifs et la réorientation de l’économie vers la consommation des territoires eux-mêmes rend plus intense encore la concurrence pour attirer les plus aisés, repoussant ailleurs ceux qui le sont moins… c’est la « lutte des places ». L’attractivité des pages Wikipedia des villes rapportée à leur taille révèle une France touristique et une France « backstage » de l’intérieur des terres, périurbaine ou rurale sans cachet.
La métropole bordelaise illustre ce contraste, entre embellissement et hyper attractivité du centre et du littoral d’un côté et Gilets jaunes très actifs aux alentours paupérisés. Plus au sud, le Pays basque est devenu désirable à l’extrême, les prix immobiliers de sa façade océanique en chassant les natifs. Le bling passé des hauts lieux touristiques du Sud-Est se ringardise en comparaison. Le Perche, modique et aussi accessible que Deauville depuis la capitale, accueille toujours plus de Parisiens amateurs de fermes à colombages, antiquaires et tables gastronomiques depuis le premier confinement. Dans les banlieues où se déplace peu à peu une bourgeoisie moins fortunée que dans les hypercentres, on se côtoie entre bobos et habitants des HLM le long des lignes de transport. La banlieue profonde, elle, s’islamise à petit feu faute d’un autre commun que l’absence de non-musulmans.
« Un kaléidoscope et un palimpseste »
Le modèle d’habitat majoritaire français reste la maison individuelle. Derrière de grandes disparités de revenus, on y distingue un mode de vie commun : la dépendance à la voiture et le recentrage de la vie sociale sur le foyer et les proches. Le succès d’un Stéphane Plaza en témoigne, les codes de ses émissions étant calqués sur ceux des classes supérieures. Premium ou simple, on s’équipe d’un barbecue : historiquement, il est monté en gamme tandis que la piscine suivait la tendance inverse. Elle symbolise le repli sur un espace contrôlé où l’on invite qui l’on souhaite. Le mode de vie majoritaire, pavillonnaire et périurbain, a nourri films et livres des natifs des années 80-90. Il s’ouvre peu-à-peu aux bobos et aux descendants d’immigrés.
Une néo-ruralité porte d’autres valeurs que celles des ex-urbains qui veulent respirer loin des villes mais restent fidèles à la consommation. C’est le cas dans la Drôme, qui accueille intellectuels écologistes et altermondialistes dans des écolieux théorisés par feu Pierre Rabhi. Au vert, les modes de vie s’hybrident. Dans les campagnes cohabitent locaux, néo-ruraux, résidents secondaires et touristes. L’étude de l’architecture française, enfin, révèle « un kaléidoscope et un palimpseste » : on distingue selon les territoires une grande diversité des périodes de construction de l’habitat dominant : avant 1919 dans le rural profond, 1919-1945 dans un Nord-Est ravagé par la Grande Guerre, 1946-1970 dans les coeurs d’agglomérations, 1970-1990 dans les banlieues, après 1990 en ce qui concerne le nouvel étalement urbain et les zones les plus attractives… autant d’indices sur le dynamisme et la valorisation des espaces ruraux et urbains.
Des destinations populaires en voie de « premiumisation »
En s’attachant aux Français eux-mêmes, la problématique retenue par Fourquet et Cassely consiste à trancher entre polarisation et moyennisation de la société : les écarts se creusent-ils en termes de richesse et de modes de vie, ou bien la classe moyenne chère à Giscard d’Estaing concerne-t-elle toujours les deux tiers de la population ? L’étude approfondie de la consommation des classes moyennes montre à la fois une polarisation accrue et un éclatement des modes de consommation entre Français d’un même niveau de revenus. Les lieux de vacances emblématiques du tourisme de masse des Trente Glorieuses – campings, VVF – connaissent une premiumisation avec une montée en gamme des prestations proposées… pour qui peut encore se les offrir. Les sports d’hiver, démocratisés jusque dans les années 80, connaissent aujourd’hui une concentration des ultra-riches en altitude et un report des moins aisés vers des les moins hautes montagnes. À l’image des Arcs, le milieu de gamme peine désormais à faire recette.
Plus généralement, on assiste à une démoyennisation de la grande consommation : hard discount, marques de distributeurs et Dacia permettent à toujours plus de Français de se conformer aux normes consuméristes en vigueur. On guette les bonnes affaires sur le Bon Coin et dans les brocantes. L’autoentreprenariat apporte un complément de revenus… ou un revenu tout court pour les emplois uberisés. On envisage les jeux de hasard comme un hypothétique mode de financement, le crédit à la consommation restant plus efficace à défaut d’être moins risqué. Un film comme Effacer l’historique illustre ces glissements progressifs de la classe moyenne avec une grande acuité.
Un nouveau prolétariat en mal de structuration
Ce mode de consommation dominant que l’on aspire tant à conserver recèle d’ailleurs une fragmentation accrue en termes de qualité et de normes éthiques et environnementales proposées. Le prix de la bière ou du burger varie ainsi du simple au triple. Les franchises historiques au maillage dense et à l’offre standard disparaissent peu à peu tandis que les grandes marques en ligne choisissent des implantations physiques très spécifiques et prestigieuses pour asseoir leur crédibilité. Un fossé se creuse entre boulangeries standardisées de rond-point et boulangeries à l’ancienne de centre ville, comme entre les magasins et cavistes bio et les échoppes ouvertes par la grande distribution, pour ne rien dire de la différence des expériences proposées par les coffee shop de baristas et les cafés traditionnels.
Ces Français que leurs préférences de consommation segmentent de plus en plus voient leurs métiers – et les dynamiques de CSP en découlant – évoluer de façon radiale. Alors que disparaissent les ouvriers à conscience de classe, syndicats structurés et perspectives d’avancement, on assiste au développement de larges groupes d’employés logistiques et d’ancillaires du soin, du ménage ou du gardiennage payés à la tâche, tous largement dépourvus des avantages historiques acquis par les travailleurs. Ils ont formé les plus larges contingents des Gilets jaunes faute d’une meilleure structuration au quotidien. En dessous de ce nouveau prolétariat, on trouve les cassos’ marginaux et stigmatisés par ceux qui payent pour leurs aides sociales – salariés et chômeurs au long cours se mélangeaient fort peu parmi les Gilets jaunes.
La mobilité à l’assaut des particularismes locaux
L’accès à la classe moyenne, hier assuré par le baccalauréat, passe désormais par le bac +2 et bientôt +3, réforme de la licence oblige. Les sous-catégories y évoluent au regard des anciennes nomenclatures. Commerçants et artisans se diversifient ethniquement et incorporent les néo artisans en reconversion issus des CSP+. Le franchisé incarne l’ascension sociale du commerçant. Les coachs, spécialistes de médecine douce et « autres services » se multiplient. Le corps enseignant se fragmente, comme en témoignent des adhésions à la MAIF et une syndicalisation en baisse. Les gagnants de la startup nation des métropoles profitent des mêmes outils numériques qui en aliènent désormais beaucoup d’autres qu’eux. L’usage de l’anglais et la maîtrise des algorithmes les isolent au sein de la société. Dans les 500 premières fortunes françaises, la part de l’industrie s’est effondrée en 20 ans, au profit notamment des holdings et du tourisme.
Quid de l’évolution des grands marqueurs culturels ? Tradition française, le catholicisme poursuit son effritement. Pour l’essentiel, il est devenu marginal ou mémoriel. Des milliers de communes portent des noms à empreinte catholique mais seulement un quart des bébés sont aujourd’hui baptisés. On n’assiste plus guère aux processions des fêtes catholiques alors que les marches blanches se multiplient. Spécificités régionales par excellence, les accents sont en déclin dans un large centre-ouest. Les titres de PQR pénètrent les régions qu’ils ciblent mais subissent le déclin de la presse écrite payante comme la difficulté de viser une communauté géographique aux intérêts de plus en plus fragmentés. Alors que le saindoux a disparu de nos cuisines, la France s’est largement convertie à une huile d’olive jadis sudiste ; seul le beurre lui tient tête par endroits. Les microbrasseries ont essaimé partout en France. La galette des rois pénètre en pays d’Oc. Autant d’évolutions liées à une mobilité accrue de la population, même si elle reste disparate selon les territoires : on meurt toujours plus loin de son lieu de naissance et la part de natifs d’un département parmi ses défunts baisse la plupart du temps. Entre tous les départements côtiers, la Vendée illustre ces phénomènes de manière excerbée.
Du peuple aux élites, la prégnance du rêve américain
Les taux de fécondité chers à Emanuel Todd convergent désormais indépendamment du modèle familial dominant, hors terres d’immigration (côte méditerranéenne, vallée du Rhône, région parisienne, alsace-moselle, nord). Les familles monoparentales se développent d’autant plus vite en terres déchristianisées. La culture yankee, elle, se répand depuis l’après-guerre et plus encore depuis les années 1980 : blockbusters hollywoodiens, stars du top 50 et Euro Disney y contribuent largement. McDonalds a adapté son offre à la France et son maillage territorial couvre désormais le pays entier. Sa pénétration chez les jeunes est particulièrement importante, comme c’est le cas pour Halloween et le Black Friday.
Alors que les collectifs traditionnels refluent, on observe un développement dans les classes populaires du goût pour la musique country, dans la grande périphérie des villes ou les territoires ruraux, y compris là où les héritages culturels sont riches. Buffalo Grill a supplanté Courtepaille. Clubs de pole dance et de bikers complètent ce tableau américanisé. Du côté des classes aisées, les États-Unis sont moins un rêve inaccessible qu’une destination de vacances prisée ; les yuppies de Manhattan furent des objets de fascination et de mimétisme avant que les stars de la tech californienne ne les supplantent. Les élites françaises consomment la culture américaine en VO. Ils commentent les élections locales. Les quartiers d’affaires français ne sont pas implantés downtown – comme souvent en Amérique – mais en périphérie des métropoles, avec une tendance aux campus intégrés (Saclay à l’image de Stanford).
Hybridation culturelle et aspirations spirituelles
Un boom de la culture japonaise en France (anime, manga, consoles, sushi, Japan Expo…) est également sensible depuis deux décennies. L’intégration des modes orientales au quotidien des français est due, elle, à l’ancrage d’une importante population immigrée. En 30 ans, on a pu constater l’élargissement du halal au-delà des seuls produits carnés, sous l’influence de la réislamisation. Les kebabs d’origine turque à forte pénétration chez les jeunes ont essaimé partout en France depuis l’Alsace – comme la country avant eux… Une convivialité maghrébo-turque s’est développée autour de la chicha. Plus récemment a émergé un croisement culinaire typiquement français : le tacos d’inspiration maghrébine, originaire des banlieues de Rhône-Alpes, distribué via des franchises à l’américaine et plébiscité par les jeunes. Parmi les plats traditionnels, seul le steak frites maintient sa cote d’amour. La dynamique musicale française rejoint celle de la gastronomie : hip-hop et kebab conservent l’authenticité des origines, la pop urbaine est le fruit d’une hybridation au succès fulgurant rappelant celui du tacos , la pop-rock rejoint la blanquette parmi les goûts de niche et Jean-Jacques Goldman, tel le steak frites, séduit toujours largement…
Et Dieu, dans tout ça ? Chez la moitié de français qui songent à une vie après la mort, le déclin du catholicisme est aussi fameux que l’essor de l’islam mais la poussée évangélique demeure moins documentée. Elle s’étend au-delà des bastions historiques du protestantisme et des minorités ethnoculturelles, sur le terreau favorable des banlieues. Ce christianisme de conversion propose épanouissement personnel et règles de vie structurantes. Au-delà du fait religieux, si l’on s’attache à la recherche du bien-être, le nombre de psychologues et l’usage des psychotropes ont connu une véritable explosion, tandis que chamanisme et ésotérisme refleurissaient en ville comme dans les campagnes. Le yoga, à la fois physique et spirituel, participe du mimétisme californien cité plus haut.
Des mouvements politiques qui reflètent les clivages nouveaux
Les incidences politiques d’un catalogue de mutations récentes aussi épais sont inévitables, et s’avèrent passionnantes à six mois des présidentielles. Habiter un espace convoité ou déclassé, les disparités s’accentuant entre les deux, rend sensible à LREM ou au RN. La population titulaire du seul bac est perméable au RN ; au-delà, LREM et écologistes recrutent plus facilement. Les expériences de vie entre Paris et Province n’ont jamais été si dissemblables ; le phénomène est très lié à l’usage de la voiture, dont les Français dépendent de plus en plus hors de Paris (voilà qui interroge sur la pertinence de l’investiture d’Anne Hidalgo pour un scrutin national, comme le suggèrent fortement les auteurs…). Le TGV a accéléré la mobilité des plus éduqués et anglophones vers les grands centre-villes aux caractéristiques désirables et provoqué une bascule écologiste : dans les arrondissements où l’électorat s’est le plus renouvelé, le Printemps Marseillais s’est imposé aux municipales…
Inversement, sans TGV, Toulouse est resté aux Républicains. Dans les grandes agglomérations s’affirme un clivage entre une gauche écologiste de centre-ville et une droite de zones pavillonnaires. Le RN devient le choix des zones non-choisies et de ceux qui n’arrivent plus à accéder au mode de vie de référence, la droite celui des espaces où l’on se constitue un cocon, EELV celui des centres-villes (face à LREM) ou des zones néo-rurales. RN, EELV, LREM : trois mouvements politiques modernes reflétant les clivages des territoires et des modes de consommation d’aujourd’hui, donc plus lisibles que les références politiques anciennes.
Mieux que tout pensum orienté politiquement
La recension qui précède, certes longue et destinée à en extraire les messages essentiels, n’est qu’un survol de La France sous nos yeux. Sa profusion de cartes, indicateurs statistiques et observations de terrain vaut largement les heures passées à son décryptage, d’autant que le style employé reste fluide. Jamais la narration ne dévie de sa neutralité ; il s’agit avant tout de faire acte de pédagogie et d’extraire une vision d’ensemble cohérente de la masse des informations traitées. Tout juste identifiera-t-on quelques passages gentiment pince-sans-rire dans leur formulation, qu’on désigne le style de vie pavillonnaire dominant comme « Plaza-majoritaire », du nom de l’animateur de M6, qu’on se livre aux analogies entre cuisine et musique évoquées plus haut ou qu’on compare les bouddhas d’extérieur d’aujourd’hui aux nains de jardin d’autrefois… Pour préparer 2022, ses qualites font de La France sous nos yeux un choix de lecture infiniment supérieur à tout pensum orienté. Les candidats à la présidentielle auront bien assez d’internet et de la télévision pour seriner leurs messages partisans… charge à eux de proposer une vision cohérente avec la nouvelle réalité du pays dont ils briguent la mandature suprême.