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Les Américains les appellent les « championship rounds », ces trois reprises de la fin d’un combat prévu en douze, celles à deux chiffres, les neuf minutes où les règnes s’achèvent ou se perpétuent. Les boxeurs y parviennent dans un état de fatigue intense, les muscles gorgés d’acide lactique, ivres de la douleur des coups encaissés, épuisés nerveusement par l’effort d’attention, le conflit permanent entre réflexes et choix tactiques, le mélange de peur et de haine pure qu’il faut contenir à tout prix.
Le menton, cette digue qu’on ne rafistolera pas
Shawn Porter les connait bien, ces championship rounds, lui qui est rompu aux guerres de tranchées à chaque championnat du monde. L’homme est noueux et ses bras courts l’obligent à approcher des poids welters toujours plus grands que lui. Aussi vif qu’il soit sur ses appuis, aussi intelligemment qu’il varie les angles d’attaque, pour en mettre deux de près, il doit en prendre une en chemin. Une tactique éprouvée au fil des ans dans des bastons épiques de trente-six minutes chacune contre la crème de la catégorie, les Kell Brook, Keith Thurman ou Danny Garcia, voire l’invaincu Texan Errol Spence Jr qu’il secoua comme jamais un soir de septembre 2019.

Quand arrivent les championship rounds, aussi discipliné qu’il soit, son corps épais ayant brûlé l’énergie d’un haut fourneau, Shawn Porter puise ses dernières forces dans l’émotion pure. Survivre à autant de coups portés oblige à libérer une fureur animale ; tant pis si celle-ci le rend d’autant plus vulnérable, il faut aller chercher les derniers points en jeu sur la carte des juges et puis son menton, compagnon d’inconscience, ne l’a jamais vraiment trahi malgré deux tardifs voyages au tapis contre Spence et Adrian Broner. Sauf que le menton est un capital qu’on gère sur une carrière entière : les plus solides s’érodent peu à peu, comme des digues qu’on ne rafistolera pas, jusqu’au moment où ils rompent d’un coup.
Un champion aux allures de prédateur à sang froid
Hier soir, à l’appel des championship rounds, le challenger Shawn Porter était tout proche du champion WBO Terence Crawford, un à deux points de retard selon les pointages, rien d’insurmontable à ce stade-là. Le combat avait été plus tactique que la furieuse castagne proposée face à Spence entre amateurs du travail de près. Chacun avait remporté un round sur deux, tels des tennismen défendant victorieusement leur service, jusqu’à ce que Crawford obtienne le premier break à force d’imperceptibles ajustements aux assauts proposés par son adversaire. C’était flagrant : celui qu’on appelle « Bud » est à peu près l’exact inverse de « Showtime » Shawn Porter.

Quand arrivent les décisifs championship rounds, le champion aux longs segments agit en prédateur à sang froid. Tout est calculé chez le boxeur du Nebraska, jusqu’aux attitudes provocantes destinées à faire dégoupiller son vis-à-vis ; il faut ici rendre hommage à son délicieux sourire narquois. Contre un Porter condamné à réduire la distance pour marquer des points, Crawford a pu alterner les attitudes offensive et défensive, les gardes de droitier et de gaucher, les pivots et esquives des deux côtés. Pas assez pour prendre le large au pointage, certes, le grand mérite de Porter étant de savoir rendre indécise n’importe quelle confrontation – songez que « Showtime », du haut de son mètre soixante-dix, battit en amateurs l’actuel triple champion des lourds Olexandr Usyk…
Tu quoque, mi patri
Mais de quoi trouver enfin l’ouverture lors du premier championship round, le dixième, certainement. Contrant un rush adverse un poil désordonné à base de larges crochets des deux mains, Bud enchaîna un terrible uppercut gauche sur un pas de retrait d’école. Il fut une époque où le menton de Porter faisait ricocher les coups puissants comme un blindage de char Leclerc ; il n’y a pas si longtemps, bien que mis à terre par Spence au même moment du combat, ses facultés de récupération lui avaient tout de même sauvé la mise. Las, la carcasse trentenaire de Showtime Shawn Porter, usée par treize années de joutes livrées tête en avant, le trahit alors que fondait sur lui l’un meilleurs finisseurs du moment. Posément, en sniper, Bud le renvoya au tapis sur un enchaînement avec une étonnante facilité.

Deux fois à terre dans les fameux championship rounds, désormais condamné par un net écart aux points, Porter afficha une attitude surprenante : furieux de s’être fait cueillir aussi proprement, loin de gésir, il martelait le ring de ses poings gantés. Rendons cette justice à Crawford qu’il avait alors combat gagné : il lui restait plus de temps que nécessaire pour clore les débats avant la fin du round, et si Showtime Shawn avait survécu il aurait sûrement perdu une décision unanime. Reste que l’Histoire retiendra une vraie bizarrerie : c’est le propre père et entraîneur du challenger, Kenny Porter, qui choisit d’abréger l’affaire en abandonnant pour lui alors qu’il semblait apte à rempiler.
Spence vs Crawford : la possibilité d’une tuile
Les championship rounds avaient livré leur vérité : le menton de Porter, cette propension irréelle à rester debout quelle que fût la violence de la punition subie, avait cédé une bonne fois pour toutes, tandis que Terence Crawford emportait un premier succès de prestige longtemps attendu dans la catégorie des welters. Showtime Shawn Porter annonça sagement sa retraite de double champion du monde dans la foulée d’une interview paternelle surréaliste, Kenny balançant sans filtre sur le manque de sérieux de son rejeton dans sa préparation. Quant à Bud, il fit part de sa décision de quitter l’antique promoteur Bob Arum, incapable depuis des lustres d’organiser le superfight qui l’opposerait à Errol Spence pour la suprématie planétaire en moins de 147 livres.

L’ironie coutumière de l’escrime de poings aura voulu que ce dernier, alors que les planètes semblaient enfin s’aligner, souffrît d’une déchirure de la rétine qui mette en péril la suite de sa carrière. Mais si le duel des deux derniers vainqueurs de Shawn Porter venait à se concrétiser, il est permis de croire qu’un combat d’un tel niveau se jouerait forcément dans les championship rounds.
merci pour ce récit!
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Merci à toi (avec retard) !
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Magnifique texte comme d’habitude
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Merci (en retard) Adam !
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