L’âme de Napoléon, Léon Bloy

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Au moins le bicentenaire de la mort de Napoléon m’aura-t-il donné l’occasion de lire une première oeuvre de Léon Bloy, après l’avoir longtemps connu de réputation et redouté que la rencontre devienne de plus en plus risquée : avec l’âge me vient le goût d’une certaine modération, dont on ne saurait dire qu’elle caractérisât jamais le polémiste et romancier originaire de Périgueux. Face au risque bien réel de ne pas vibrer à l’unisson de l’éloge mystique qu’est L’âme de Napoléon, je me convainquis que la plume « bloyenne » – adjectif non valable au scrabble mais utilisé par ses connaisseurs -, flamboyante et acérée, pourrait à elle seule me convaincre de poursuivre ma découverte de l’auteur du Désespéré. À supposer, naturellement, d’éviter en chemin l’une de ces difficultés d’interprétation de son oeuvre qui donnent toujours matière à controverse au XXIe siècle. Je dois à ce titre saluer l’éclairage qu’apporte ici le dense avant-propos de François Angelier intitulé La Face de Dieu dans les ténèbres. Il resitue L’âme de Napoléon dans la très abondante littérature se rapportant à l’Empereur, remarquable par son universalité, du pamphlet à l’hagiographie. De toute évidence, Léon Bloy a beaucoup lu sur le sujet et son oeuvre en fut imprégnée depuis ses débuts.

L’instrument d’un grand dessein qu’il ignorait

L’entame du texte lui-même, à cet égard, a tout du contrepied : « L’histoire de Napoléon est certainement la plus ignorée de toutes les histoires. » Voilà qui contredit a priori l’idée d’une profusion d’écrits, mais par « histoire » il ne s’agit pas ici de revenir une fois de plus sur les faits et dates établis. Avec cette formule, l’intention s’avère plutôt de souligner l’opacité profonde des motivations de celui qui naquit Bonaparte – on imagine que le seul mot de « mégalomanie » n’aurait pas satisfait Léon Bloy. Catholique d’héritage franc-maçon, celui-ci voit en Napoléon Ier un mystère, un instrument de Dieu dans l’Histoire des hommes dont les propres intentions ne comptent guère. C’est parce qu’il fut « le plus glorieux de tous les mortels » que sa chute si brutale suscite l’effroi : il avait atteint le stade le plus élevé dans la maîtrise de la Création. Dès lors, comment penser son échec ? Ainsi résonne dès les premières pages le discours d’un veritable fanatique, auquel il importe d’approcher le symbole, la place de Napoléon dans l’ordre divin, pour relativiser le désarroi toujours vif de Waterloo.

Il est vrai que le monde n’est pas difficile à étonner. Il est si médiocre et si bas, cet apanage de Satan, qu’un semblant de force ou de grandeur suffit ordinairement. On l’a beaucoup vu de nos jours où des politiciens et des écrivains, capables tout au plus de piquer des boeufs ou des assiettes, ont pu se faire admirer par des multitudes.

Napoléon doué de force et de grandeur plus qu’aucun homme ne l’avait jamais été, dut lui-même s’étonner beaucoup plus que ceux qu’il éblouissait. Aborigène d’une religion spirituelle inconnue, étranger de naissance et de carrière en quelque pays que ce fût, il s’étonna réellement toute sa vie, comme Gulliver à Lilliput, de l’excessive infériorité de ses contemporains, et ses dernières paroles à Sainte-Hélène prouvent que cet étonnement, devenu un parfait mépris, fut emporté par lui dans la tombe et devant le tribunal de son Juge. (…)

Dieu a regardé dans le sang liquide des carnages et ce miroir lui a renvoyé la face de Napoléon. Il l’aime comme sa propre image ; il chérit ce Violent comme il chérit ses Apôtres, ses Martyrs, ses Confesseurs les plus doux ; il le carresse tendrement de ses puissantes mains, tel qu’un maître impérieux carressant une vierge farouche qui refuserait de se dévêtir. Il le dépouillera certainement à la fin et d’une manière si complète que les rois seront occupés, trente ou quarante ans, à se disputer ses lambeaux. Il s’y reprendra même à trois fois, 1813, 1814, 1815, trois Épiphanies de douleur !

Nul ne sait en quoi consiste sa propre destinée, mais dans le cas de Napoléon on l’approche plus sûrement que dans celui de l’individu moyen : il fut pour Bloy l’instrument d’un grand dessein qu’il ignorait – lui dont la culture religieuse était limitée – et c’est en cela qu’il suscite l’étonnement, au sens ancien et puissant du terme. Dieu, suppose l’auteur, voulait que disparaisse le monde ancien, et Napoléon ne préfigura rien de moins que Son règne sur Terre. Bloy va jusqu’à trouver une grandeur divine dans l’ambition démiurgique du Blocus Continental. Gageons qu’un tel point de vue n’est guère partagé outre-Manche… mais on reparlera de l’Angleterre. On peut aussi trouver dans la Bible – comme pour tant d’événements ou inclinaisons, certes – le présage des deux épouses qu’eut Napoléon. Et Bloy souligne avec ferveur le caractère proprement surnaturel des Cent Jours : aussi exsangue qu’il eût pu la laisser, la France répondit dans l’instant à son appel…

L’ardeur d’un éternel supporter

Vient le moment où le lecteur sent poindre un semblant de gêne en dépit de tout le talent déployé dans l’emphase, tant les limites habituelles du parti-pris paraissent abolies, y compris de la part d’un auteur guère réputé pour sa tiédeur. Il vient alors à notre secours en livrant très à propos une partie de l’explication : lui qui apprit la geste de Napoléon avant la vie de Jésus fut marqué à jamais par « le tremblement et la fièvre » qu’elle lui inspira sans qu’il lui fût essentiel de la « comprendre ». Il tient cette admiration infinie de l’enfance, au temps où la raison importait moins dans le choix d’une idole que les vibrations des tripes et du coeur – on se gardera toutefois de prétendre que tout adulte fonctionne différemment. Au moins Bloy a-t-il le mérite de reconnaître un tel phénomène à l’oeuvre jusqu’en 1912, année de ses soixante-six ans et de l’écriture de L’âme de Napoléon. Cet accès de sincérité explique et soulage.

Et maintenant, voici que je m’étonne de ma prudence ! Pourquoi tant de précautions littéraires ? Cela ne crève-t-il pas les yeux que l’Événement fut entièrement et absolument surnaturel ? Il n’y avait peut-être pas une famille en France qu’il n’eût saignée jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’arrêt définitif des battements du coeur. En Italie, en Egypte, en Allemagne, en Pologne, en Espagne et surtout en Russie, un nombre infini de Français étaient morts par sa volonté ou ce qu’on pouvait croire sa volonté. La campagne de Saxe à elle seule avait coûté plus de cent mille vies. On aurait pu penser que ce dévorant inassouvi avait exténué tout enthousiasme et tari toutes les fontaines de l’amour.

Ce fut le contraire qui arriva. Une dernière armée de victimes vint s’offrir, et quelles victimes ! Un rugissement de gloire monta jusqu’au ciel. Dans une revue, les cavaliers héroiques de cent batailles, croisant leurs sabres au-dessus de sa tête, lui firent une voûte d’acier en pleurant de joie et de fureur. Quelques jours plus tard, ils étaient immolés à leur tour. C’étaient les derniers, mais il en restait tout de même et Napoléon, s’il avait voulu, pouvait encore, même après Waterloo, continuer indéfiniment les sacrifices humains.

Bloy naquit trente et un an après Waterloo et moi, vingt-neuf après l’armistice de la Seconde Guerre Mondiale. Je me rappelle avoir cherché fort tard, à chaque relecture fébrile de mes livres d’Histoire, le détail oublié qui eût pu soulager l’humiliation ressentie en apprenant la déroute de juin 40. L’ardeur d’éternel supporter – on ne l’est qu’à vie – dont fait montre l’auteur semble dès lors compréhensible, d’autant que Napoléon Ier avait accompli de quoi susciter un tantinet plus d’admiration enfantine que les fossoyeurs successifs de notre IIIe République. Après quoi il apparaît presque cohérent que, selon Léon Bloy, les indéniables « fautes » de Napoléon ne lui fussent guère imputables, puisqu’il était l’instrument d’un pouvoir supérieur. Il aura pêché, en homme d’extraction modeste, par indulgence vis-à-vis des souverains vaincus et d’un entourage indigne de lui. La même manière d’exonération vaut aussi aussi pour les guerres à répétition : d’une, on l’y avait toujours contraint – une thèse qui se conteste comme elle se défend -, et de deux il y excellait. Dès lors, comment lui reprocher d’avoir exercé son art ?

Tous responsables et tous coupables… sauf lui

La nature irréprochable de Napoléon étant pour lui établie, Bloy cherche à sonder ce que fut son âme. Mystérieuse, elle n’était pas plus digne en soi que celle de ses frères humains, mais définitivement plus remarquable. En vertu de ce qui précède, l’auteur peut avancer qu’elle fut désintéressée : ne cherchait-il vraiment que sa gloire, considérant qu’il était juste l’instrument de Dieu ? Quelle que fussent ses motivations profondes, sans doute était-il malheureux, car hermétique aux satisfactions du commun. Lorsqu’il considère Napoléon dans une perspective historique, Bloy montre que son discours ne se borne pas au passéisme élémentaire qui consisterait simplement à déplorer la grandeur perdue des souverains français : pour lui, l’âme de l’Empereur était aussi supérieure à celle de ses médiocres prédécesseurs, en particulier depuis Henri IV. Il les démolit allègrement, sans se montrer plus tendre pour ceux qui vinrent après 1815, jusqu’à cette « salope » de République. Par une étrange vrille rhétorique, Bloy leur impute à tous, qu’ils soient venus avant ou après lui, les échecs de Napoléon. Un fan, vous dis-je.

Les témoignages historiques sont assez clairs. Configurateur et Régulateur de cette Révolution qui changeait la face du monde, Napoléon eut contre lui, nécessairement, toutes les Traditions antérieures. Toutes les choses du Passé durent naturellement se précipiter vers lui et sur lui, comme des torrents innombrables attirés par un gouffre unique.

Vainement il essaya de les capter à son usage, en déplaçant toutes les frontières, en essayant de fabriquer de nouveaux rois et de nouveaux peuples, en datant de sa personne une ère nouvelle. Les choses lui obéirent moins que les hommes et c’est à confondre la pensée de ce qu’il y eut une âme, une seule âme d’orgueil, d’amour et de souffrance comme les autres, pour porter cela, une âme excessivement démesurée, mais absolument unique par destination, en laquelle il fallût que se concentrât l’effort de la résistance continuelle à toutes les âmes, cavales perfides ou juments sauvages, qu’il était indispensable de toujours dompter.

Ce degré de révérence se fait communicatif : il vaut au lecteur des descriptions d’un lyrisme assez bouleversant, en particulier lorsqu’il évoque la bataille d’Austerlitz ou la profonde sentimentalité de Napoléon, plus homme que tous les autres car tellement supérieur à eux… Le parallèle établi entre le protocole de ses réceptions officielles et celui de son inhumation aux Invalides ne manque pas d’émouvoir : à son apparition comme à celle de ses cendres, on annonçait sobrement « L’Empereur ! ». S’il choisit l’abeille parmi ses armoiries, ce fut pour s’inscrire dans la lignée des Mérovingiens, rien de moins que la première dynastie royale française. S’il exerça une telle pression sur Pie VII, jusqu’à ordonner l’enlèvement du pape et souffrir de l’infâmie d’une excommunication – certes temporaire -, c’est parce qu’il jugeait l’Église en déshérence et voulait rétablir sa grandeur… Bref, lorsque Bloy verse dans l’apologie, il ne se prive d’aucun compliment ou justification : le « poète » qu’était Napoléon ne pouvait, faute de temps, qu’aimer avec la hâte d’un collégien et prit ainsi nombre de maîtresses, tandis qu’il fut trahi par ses amours authentiques… C’est cependant la qualité du fiel de l’auteur qui fit une bonne part de sa réputation, ce qui s’entend aisément lorsque le polémiste reprend le dessus.

« L’île infâme », mercantile et apostate

Ainsi, lorsqu’il évoque l’Espagne, véritable talon d’Achille de Napoléon, c’est moins pour détailler les failles morales et militaires de l’Empire que révéla son occupation – Dieu sait s’il y en eut – que pour blâmer ce « chancre » si mal administré par les Bourbon et arcbouté sur son catholicisme archaïque, donc rétif au progrès apporté par l’Empire. Mais c’est à l’heure de solder ses comptes avec l’Angleterre (on jurerait l’affaire personnelle) que Bloy lâche la bride à sa hargne : il hait cette « île infâme », mercantile et apostate, qui paya de sa fortune mal acquise tant de royaumes continentaux pour abattre la France. Plus intensément encore, il accable le sinistre geôlier de Sainte-Hélène qui déniait à Napoléon son titre d’Empereur ou bien le médiocre Wellington, dont le seul mérite militaire revint selon lui à profiter des erreurs adverses – l’argument n’est certes pas rare chez les supporters déclamant l’analyse technico-tactique d’une déroute de leurs favoris, mais il sont peu à aussi bien choisir leurs mots. Il faut aussi savourer le mépris souverain dont Léon Bloy couvre les États mercenaires stipendiés par l’Angleterre, l’amorale Autriche, la goujate Prusse et la traitresse Russie.

Au gouvernement des intérêts dynastiques, dominante préoccupation des rois de France et surtout de Louis XIV, prédécesseur moléculaire de Napoléon, s’oppose, dans cette nation – aussi moderne par la bassesse de ses convoitises qu’elle est antique par sa dureté à l’égard des faibles – le gouvernement exclusif des intérêts mercantiles. Car telle est la honte et la tare indélébile de l’Angleterre. C’est une usurière carthaginoise, une marchande à la toilette politique, son isolement insulaire lui permettant, disait Montesquieu, « d’insulter partout » et de voler impunément. La fameuse Rivalité traditionnelle n’est pas autre chose que l’antagonisme séculaire d’un peuple noble et d’un peuple ignoble, la haine d’une nation cupide pour une nation généreuse.

Le traitement reservé à ceux qu’il considère de fait comme des ennemis intérieurs n’est guère plus clément. Ainsi, les maréchaux. Certains sont de piètres stratèges, et bénéficient alors d’une étonnante sécurité de l’emploi. D’autres font preuve d’une duplicité révoltante – Bernadotte, devenu roi de Suède puis allié des Russes et des Anglais, est à ce titre la cible d’une rancune particulière de Bloy. Quant au successeur Louis XVIII, il ne fut rien de mieux qu’un « vieillard fratricide et libertin ». Cerné de fait par toutes sortes d’adversaires, « chiennaille barbare aux flancs du Lion mutilé », Napoléon put au moins s’en remettre à ses authentiques fidèles, le « million de sacrifiés » qui crut en ce qu’il entreprenait plus sûrement qu’il servit une ambition personnelle. Privés de Dieu après 1789, ils surent en reconnaître l’instrument, puisque c’est ainsi que le désigne l’auteur : celui-ci pousse ainsi sa logique jusqu’au bout.

Par la grâce de l’écriture, bien plus que des élucubrations

L’ultime chapitre du livre explore la notion d’ange gardien, subodorant sur un ton presque poétique que « Celui qu’il fallait à ce Personnage extraordinaire, c’était l’ange gardien du petit enfant abandonné sur la route du monde, un modeste protecteur pour éloigner de lui les chiens vagabonds, pour le guider parmi les ronces ou les cailloux qui eussent pu l’offenser, un humble et quasi timide ange gardien pour le plus grand de tous les hommes ! » Les fameux monologues de l’Empereur qui déroutaient les observateurs, selon Bloy, auraient pu être les « étonnants colloques entre ces deux Imperturbables, l’un de la terre et l’autre du ciel, l’un visible et l’autre invisible ! »

On peut rester dubitatif face à de larges portions de l’argumentaire de l’auteur, apprécier qu’il reconnaisse ce dont fut façonnée sa propre subjectivité et goûter sans réserve son verbe jamais froid, qu’il soit pétri de colère, de passion ou des deux mêlées. On peut aussi mesurer à l’aune de L’âme de Napoléon le faible volume d’eau que déplacent bien d’autres prétendus pavés dans la mare, la faute à un style quelconque qui ne leur offre aucune chance de passer pour autre chose que des élucubrations, et surtout pas pour des oeuvres littéraires. Le bicorne ne fait pas l’empereur, pas plus qu’une mèche courte ne fait un écrivain ; Léon Bloy, lui, en était un fameux. Il livre ici une expérience intime et puissante qui renverra chacun à son désir de trouver un sens à l’Histoire, à ses propres enthousiasmes déraisonnables mais vitaux, comme à son regret de ne savoir les dire avec un même panache.


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