Shadow box, George Plimpton

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Imaginez la scène : nous sommes dans un club de boxe de Manhattan qui fleure bon le renfermé, le vieux cuir et la transpiration, en 1959. Devant un parterre intrigué et rigolard, le champion du monde des poids mi-lourds se livre à une exhibition de trois rounds contre un échalas pâlot qui ne connaissait rien au noble art encore trois mois auparavant, souffrant d’un syndrome de réaction sympathique à la moindre gifle – autrement dit, d’incontrôlables crises de larmes. L’inconscient en question se nomme George Plimpton, et le récit de son défi abracadabrantesque à Archie Moore ouvre Shadow box, récit de quinze ans d’observation méticuleuse et fascinée d’un des âges d’or de la boxe, de l’ascension du jeune Cassius Clay vers le titre mondial des lourds jusqu’à sa formidable reconquête, une fois devenu Muhammad Ali, par une nuit zaïroise d’octobre 1974.

(Incipit)

Je n’ai jamais compris la boxe. (…) C’était tout bonnement un art que je n’appréciais pas. À l’école, une fois par mois, on nous obligeait à boxer au gymnase : il fallait trouver un partenaire, attacher d’énormes gants à nos bras fluets. Puis, lorsque retentissait le coup de sifflet du maître, soulever péniblement ces monstrueux oreillers pour les projeter dans la tête du gars d’en face. C’était le pire moment du mois. Parfois, vous pouviez vous arranger avec votre adversaire. « On fait semblant », murmuriez-vous nerveusement, et, s’il acquiescait devant la témérité d’une telle suggestion, vous pouviez passer un moment à peu près supportable. (…) Mais il y en avait beaucoup dans la classe – à peu près tout le monde, à y repenser – de qui vous ne pouviez espérer de tels accomodements. Cela se voyait à leurs yeux. L’idée de « faire semblant » traversait leur regard mais disparaissait dès le coup de sifflet.

Ceux-là, ceux qui aimaient cogner et qui écoutaient attentivement les instructions du maître pour le faire encore mieux, sont sûrement devenus des gens remarquables – expressionnistes abstraits, golfeurs à handicap zéro, courtiers en bourse, commissaires, joueurs de cornemuse, plaqueurs défensifs, membres du New York Yacht Club, chauffeurs de taxis, militaires (évidemment) – et ils se sont mariés jeunes ; et nombre d’entre eux sont devenus responsables politiques, entrepreneurs, pêcheurs en haute mer, courtiers en assurance, ce type de tennismen qui jouent très près du filet en double, chroniqueurs, chasseurs de canards, utilisateurs de radio amateurs, coaches de base-ball, dépanneurs en tous genres, préparateurs de sandwiches, et éleveurs de chèvres. Il y en a des tas d’autres.

Rendons grâce à François Busnel, dont la préface ne sert pas qu’à rappeler son amitié avec l’auteur disparu en 2003 : elle offre une nécessaire introduction à l’oeuvre du personnage unique que fut George Plimpton. Figure du milieu intellectuel newyorkais, il fonda la réputée Paris Review et fut un écrivain touche-à-tout, connu notamment pour son approche très personnelle de journaliste participatif. Il s’agissait, pour Plimpton, d’une démarche expérimentale visant à saisir la vérité profonde de ses sujets, en vivant littéralement l’exercice de leur art. Avec une inaptitude et un enthousiasme jamais démentis, Plimpton se confronta ainsi à quantité de sports professionnels – hockey sur glace, America’s Cup, aviron, football américain, golf, basket, etc. -, voire au triangle au sein de l’orchestre symphonique de Boston. Son ambition allait au-delà de la simple farce, bien qu’il excellât dans l’autodérision. Car il observait tout d’un regard plein d’acuité, avec une prédilection pour le hors champ et la richesse des relations humaines en jeu.

Avoir défié Archie Moore sur le ring conféra à l’amateur George Plimpton, en plus d’une profonde curiosité pour une chose pugilistique qu’il dédaignait jusque-là, une réelle légitimité pour en parler… Et s’empresser aussitôt d’évoquer tout le reste. Car Shadow box aborde fort peu la boxe en elle-même, soit le drame en temps réel se jouant entre les cordes, où il importe de donner des coups tout en évitant ceux qui viennent. Contemporains de Plimpton, et présents à ses côtés pour relater le mythique Rumble in the Jungle de Kinshasa, les grands écrivains Norman Mailer et Hunter S. Thompson embrassent la dimension technique de ce sport, en même temps qu’ils l’évoquent pour se mettre eux-mêmes en scène. C’est flagrant dans Le combat du siècle, de Mailer, écrit lui aussi suite à Foreman vs Ali, comme dans Dernier tango à Vegas, « gonzo paper » autour de l’interview accordée à Thompson par Muhammad Ali avant qu’il prît sa revanche contre Leon Spinks. Plimpton, lui, ne s’attarde ni sur l’escrime de poings, ni sur George Plimpton lui-même. Il fait en revanche de ses deux homologues, le compétiteur frénétique et le déjanté notoire, de savoureux personnages de la fin de Shadow box.

« Vous tracassez pas pour ça. Souvenez-vous bien de tout ce qu’on a fait, dit-il en lissant les bandes sur mes mains. Du mouvement et puis pac, pac, pac.

 – Au moins il n’est pas au courant, pour la réaction sympathique, dis-je.

 – De quoi ?

 – Et bien, vous savez, quand je pleure si on me tape dessus.

 – Peut-être qu’il prendra ça pour de la sueur », dit Brown d’un ton guilleret.

(…) Moore se tourna et avança prestemment sur moi.

J’avais lu quelque part que si l’on devait être condamné à souffrir sur le ring il était préférable que ces souffrances soient administrées par Archie Moore. Son visage était pacifique, avec une sorte de contenance rassurante – nul doute qu’on entamait volontiers la conversation avec lui dans le bus ou l’avion. Se faire étaler par Archie sur un ring, ce devait être un peu comme se faire border par une mama haïtienne.

Tout en le flanquant de supplétifs plus à l’aise dans la chronique sportive conventionnelle – au cas où il faillirait à boucler un papier convenable, comme l’auteur le relève avec humour -, la bible Sports Illustrated comprend l’intérêt de faire couvrir l’ère de la plus grande vedette de l’Histoire de la boxe par un George Plimpton. Lequel est d’abord agacé par le jeune fanfaron Cassius Clay, avant d’être subjugué, comme tant d’autres, par son aura et son potentiel romanesque. Son lien au champion, dont il gagne la confiance, se trouve renforcé par l’implication personnelle de Plimpton dans sa défense entre 1967 et 1970, lorsqu’Ali est dépouillé de son titre mondial pour avoir refusé la conscription. Le journaliste, indigné par une décision qu’il juge inique, éprouvera jusqu’en 1974 une étrange culpabilité, liée à l’inefficacité de son activisme au sein d’un groupe d’intellectuels partisans du roi déchu.

Lorsqu’il suit Muhammad Ali, George Plimpton s’attache avec une infinie précision à des moments rares, comme un trajet en bus avec son entourage entre Miami et le Michigan dans la foulée de son sacre de 1963 contre Sonny Liston, ou le retour au vestiaire d’un Greatest tuméfié et défait après son premier duel livré à Joe Frazier. Ainsi, il parvient à rendre toute la complexité du rapport entre le boxeur et son manager-bateleur-escroc historique Bundini Brown. Il élargit aussi le regard couramment posé sur Ali, grand improvisateur de vers en tous genres, en organisant une rencontre avec la grande poétesse Marianne Moore. Captivé par le monde interlope qui gravite autour des combats du champion, il consacre un chapitre entier au fameux braquage d’une foule de truands endimmanchés organisé à Atlanta dans la foulée de Ali vs Quarry.

Le plus excentrique des journalistes présents à Kinshasa était Hunter Thompson, envoyé par Rolling Stone couvrir le combat. Je m’étais toujours senti proche de Thompson ; si on le qualifiait de journaliste « gonzo » pour son fameux reportage personnalisé (Las Vegas Parano), je l’avais toujours tenu pour un journaliste participatif, en particulier après son extraordinaire Hells Angels, livre pour lequel il avait intégré un groupe de motards dans le même esprit que moi avec les Detroit Lions, à cette exception près que les motards s’étaient révélés d’une compagnie extrêmement désagréable et avaient fini par le passer sérieusement à tabac.

Je l’avais rencontré dans l’avion qui arrivait d’Europe. Il avait embarqué à Francfort : un personnage imposant et dégingandé affublé d’une paire de lunettes d’aviateur, d’une chemise hawaïenne pourpre et rouge fraise, d’un jean et d’une paire de Converse qui semblait trop grande pour lui, comme s’il l’avait piquée dans le vestiaire des Lakers de Los Angeles. On le promenait dans tous les sens et il n’arrêtait pas de bousculer les gens. Il trimballait avec lui un grand sac en cuir avec une décalcomanie Rolling Stone et un badge PRESSE, il appelait ça son « sac à mains » ou son « kit » – il devait être rempli de comprimés, de fioles et de flacons, à en juger par les cliquetis à l’intérieur. Il avait aussi un magnétophone hors de prix et un poste de radio portable, un modèle allemand qu’il avait acheté sur un coup de tête la veille – en onyx militaire, très sophistiqué – et dont il disait qu’il pourrait recevoir vingt-sept chaînes, dont WBSP à Spokane, dans l’État de Washington. « Je peux vous dire qu’il y a en ce moment une brocante à Green Street – un véritable événement à Spokane, m’expliqua-t-il. Le son était impeccable. La brocante continue demain mardi, au cas où vous voulez en faire quelque chose. »

Plus loin encore de l’ex Cassius Clay, Plimpton digresse autour des affrontements entre boxeurs de renom et challengers civils – dans la foulée de ses trois rounds contre Moore -, se rappelle ses échanges avec le truculent mordu de boxe qu’était Ernest Hemingway, étudie les différences entre chroniqueurs sportifs, écrivains et correspondants de guerre dépêchés pour couvrir Foreman vs Ali, ou part d’une anecdote de Norman Mailer sur ce qu’il crut être sa fin prochaine (l’hypothétique rencontre nocturne avec un lion zaïrois) pour sonder quantité d’écrivains de son temps sur les derniers mots qu’ils s’imagineraient prononcer. Le bonheur manifeste qu’éprouve Plimpton à explorer, découvrir et relater est d’autant plus contagieux qu’il est souvent enveloppé d’un humour tout britannique. L’auteur est d’ailleurs plus un passeur qu’un styliste : recherchée, son expression reste fluide, et dénuée d’inutiles affectations.

Il faut ici lui rendre hommage : rares sont les bouquins qui procurent aux connaisseurs un éclairage aussi neuf sur la vie de Muhammad Ali. Et, tout au long de Shadow box, on mesure combien celle de George Plimpton fut elle-même extraordinaire, et le plaisir qu’il en retira, infini. Qu’il ne semble jamais s’en vanter, tout en en partageant le meilleur, témoigne d’une classe certaine. Croise-t-on encore des zozos passionnés de son accabit, à la fois profonds, captivants et dénués d’esprit de sérieux ? À défaut d’avoir le talent de chroniqueur de George Plimpton, je défierais bien Saul « Canelo » Alvarez sur un ring ; il n’est hélas disponible que les jours où j’ai piscine.

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