L’imprudence, Loo Hui Phang

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Échevelée, une femme jeune et belle me scrute depuis son lit, d’un regard intense, empreint de confiance. Je ne sais pas grand-chose de la photographie, mais il semble que ce cliché soit l’oeuvre d’un maître, dont l’accord pour en faire la couverture de L’imprudence serait un événement en soi. Ce que je peux en dire avec certitude est qu’il illustre le propos à la perfection : une exploration avide du monde et des êtres par la sensualité. Son auteure Loo Hui Phang a écrit plusieurs bandes dessinées et romans graphiques, mais il s’agit de son premier roman. 140 pages vite lues qui confirment le nez d’Actes Sud pour les talents encore jeunes dans l’exercice, au long desquelles la narratrice nous livre tout d’elle-même, hormis son nom.

Les lieux nimbés d’une laideur insignifiante sont souvent les plus bandants. J’ai aimé dévergonder les chambres d’hôtels franchisés. La timidité des gares de province m’a inspiré les pensées les plus sauvages. Les cinémas défraîchis, quadrillés de skaï et tapissés de moquette, m’émeuvent.

L’incipit éclaire sur le titre du livre. « Il y a cinq heures à peine, dans l’intimité fugace d’un escalier, je faisais l’amour avec Florent ». Difficile de faire plus casse-gueule, s’agissant de la position suggérée comme du parti-pris littéraire. Dans pas mal de bouquins, on glousserait très vite, gage d’un décrochage irrémédiable du lecteur. Pas ici : quelque chose dans les yeux de ces amants soudains, la nervosité des phrases et l’usage très personnel des épithètes. Et puis la satisfaction de voir se clore l’épisode sur autre chose qu’une provoc’ ordinaire. « Il a ajouté que c’est mon visage qui l’avait fait bander. Pas mon visage de Vietnamienne. Mon visage. Celui-là, précisément, qu’entre mille autres il avait décelé, a-t-il insisté ». Baiser, elle qui brava les injonctions parentales issues d’une longue tradition de pruderie, elle aime ça pour l’acte même, pour les hommes dont elle raffole, mais aussi parce qu’elle se cherche dans les regards et les bras des autres. Sa propre vérité, ce qui la définirait, elle, sans cesse tiraillée entre les stéréotypes qu’on lui plaque et qui en font partout, par défaut, une étrangère.

Plusieurs années après, l’anesthésie se dissipait avec les premières chaleurs de l’adolescence. Les interdits familiaux n’y pouvaient rien. Ma puberté française ne serait en rien comparable à la jeunesse laotienne et vertueuse de mes parents. L’odeur des garçons avait fait irruption dans ma vie. Nous arrivions à un âge où nous perdions nos peaux d’enfants. Les pulsions s’exhalaient en bouffées lourdes et agaçantes. Les autres filles étaient incommodées par ces aveux sans détour. Moi, j’aimais cela. C’était une des plus belles choses qui m’aient été données de connaître. L’odeur, la merveilleuse odeur des garçons affamés. Et le désir émergent, par capillarité, irriguait mon corps engourdi.

Alors qu’elle avait un an, ses parents ont fui l’Asie du Sud-Est, s’empressant de fonder une enclave laotienne dans leur F3 de Normandie. Elle en a vingt-deux de plus à la fin du siècle dernier, est devenue l’assistante d’un photographe de renom, et vit à Paris. Sa façon d’être, soit l’observation sensible et l’acceptation « poreuse » de toute image qui s’impose à elle, est devenue son art. Son frère aîné, auquel elle s’adresse souvent à la deuxième personne, a des souvenirs de là-bas, au point d’avoir vécu le changement de décor comme un bannissement. Trentenaire, il fume des pétards et joue sur son PC. On leur annonce le décès de leur grand-mère Wàipó, l’occasion pour celle qui s’ouvre « comme un gant retourné » et celui qui s’est fermé comme un poing de retourner à Savannakhet, avec leur mère gardienne des rites et coutumes, pour enterrer l’ancêtre aux côtés du grand-père à la beauté marmoréenne. Et comprendre enfin la vraie part de ce décor si languide et différent dans ce qu’ils sont l’un et l’autre.

Tu m’as sommé d’expliquer en quoi renouveler ma carte d’identité était nécessaire. J’ai naïvement répondu que j’en avais besoin, pour prouver que j’étais bien française. À tes oreilles, je n’aurais pas pu prononcer de plus grand affront. J’ai cru que tu allais me gifler. « Tu ne peux pas dire ça, affirmais-tu. Nous sommes vietnamiens. Nos grands-parents ont quitté le Viêtnam pour s’installer au Laos pendant la colonisation française. Ils ont appris des langues étrangères mais ils ont adopté une autre terre et recrée leur communauté, avec d’autres Vietnamiens exilés. Où qu’ils soient, les Vietnamiens sont exilés. C’est ça, ton identité. Tu as beau avoir grandi ici, sans aucun souvenir de notre pays, tu n’es pas française. Tu es et tu seras toujours une Vietnamienne. » Dans ta voix résonnait l’orgueil immense, cette sale manie familiale. Tu parlais au nom de nous, ta voix portée par celle de tous les autres. Car pour une raison obscure, toi, nos parents, le clan entier, avez le sentiment d’appartenir à une race à part. Nouveaux colons en terre barbare, vous vous gardez bien de soumettre votre pureté à la souillure environnante. Vous imitez, geste pour geste, l’arrogance des étrangers qui avaient colonisé vos terres, repliés sur leur statut, leurs préjugés.

Elle ressent les choses et les personnes autant qu’elle les comprend. Ce sera vrai des membres de sa famille, vivants ou morts, comme de celle qui fut la petite-fille de substitution de Wàipó, ou du mutique colosse américain qu’elle croise chaque matin là où elle commande ses nouilles au bouillon. Tous lui révèleront une part insoupçonnée d’eux-mêmes, ainsi que de sa propre identité. D’une écriture que l’on devine travaillée à l’extrême, le récit coule, comme un poème en prose, voire un fleuve doux et paresseux – une impression qui surprend tant la phrase elle-même est courte et saccadée. Il est celui d’une émancipation, l’affirmation de l’individualité comme unique boussole, alors que la nécessaire connaissance de ses racines doit justement aider à s’en affranchir.

La carnation est à peine plus brune. La diction vierge de tout accent. Je pourrais ressembler à une Française. Mais ce n’est pas le cas. Tout se joue sur le visage. La vie se décide à partir de là. J’aimerais penser qu’il n’en est rien, qu’il n’y a pas de déterminisme, que les individus éclairés peuvent échapper à ce genre de paramètre. Mais c’est faux. J’ai grandi dans la banlieue de Cherbourg. Et là, le comportement de tous ceux qui me regardent, quelle que soit leur perméabilité aux préjugés, est contaminé par cela. Phénomène à peine moins perceptible à Paris. C’est ainsi. Au premier regard, cela est prononcé. Je ne suis pas d’ici. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Je sais que l’on sait. Et cette chose est posée là, entre les autres et moi. Ce n’est pas forcément tragique. (…) Une xénophobie plus ou moins assumée.

Bref : c’est beau, moderne en diable, et ça devrait marcher quand ça sortira, en août prochain – parce que oui, j’ai lu ce bouquin en avant-première. Et puis quelle jaquette, franchement.

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