Pike, Benjamin Whitmer

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En tant qu’auteur de littérature dite « générale », donc sérieuse comme tout, l’Irlandais Colm Tóibín a acquis une renomée internationale, à défaut d’avoir connu la consécration d’un papier sur 130 livres. En tant que lecteur, l’homme a des goûts bien arrêtés, comme en témoigne un récent pavé balancé en interview dans le marigot des belles lettres : « Je ne peux rien lire en littérature de genre, vraiment, aucun livre. Je suis juste ennuyé par l’écriture. Je n’y trouve pas de rythme. C’est vide, c’est rien du tout ; c’est comme regarder la télévision. »

Le gros visage de Wood se fend sous les sanglots comme un auvent de toile sous le poids d’une averse d’orage.

On saluera en premier lieu le talent de l’écrivain Colm Tóibín, dont la remarquable économie de mots permet d’asséner un jugement définitif sur deux pans entiers de la culture populaire. « C’est abusé, gros » est-on néanmoins tenté de lui objecter, tant il semble excessif d’assimiler Breaking bad à Derrick, ou les bibliographies respectives de Gérard de Villiers et John Le Carré. Le noir fait figure de genre littéraire corseté entre tous, du fait de l’abondance et de l’ancienneté de ses codes : on imagine Tóibín lui réserver son pire dédain. Est-ce à dire qu’un gourmet devrait accorder un inintérêt identique à deux endives au jambon préparées selon la même recette immémoriale, l’une par un chef dépressif de restauration collective, et l’autre par Pierre Gagnaire ? Certes non. « Oui, mais j’aime pas les endives. » Allons, Colm. Un grand garçon comme toi.

Lorsqu’il parle, des segments de peau et de muscles lézardés comme un puzzle s’animent dans toutes sortes de directions opposées. On dirait qu’il a survécu à une horrible catastrophe et qu’il s’est fait recoudre à la ficelle de lieuse.

Difficile de trouver plus respectueux des canons du noir que Pike, premier roman de l’Américain Benjamin Whitmer. Entrelacs d’un passé écrasant, d’un présent sinistre et d’un destin piégé, morale au mieux ambiguë, violence qui affleure partout et rebondissements au goût de cendre, le tout du côté pile du décor rassurant d’une société policée. Déjà vu et bien fait des miliers de fois. Seulement voilà : on peut avoir lu une palette de Jim Thompson et Ross McDonald et considérer que le genre a toujours beaucoup à raconter. Tóibín a raison lorqu’il rappelle la fonction essentielle de l’écriture elle-même, au-delà de tout savoir-faire ou astuce scénaristiques. De même qu’il est pour partie dans le vrai en rappelant l’abondante production de genre dénuée du moindre style. Mais au nom des romans noirs aussi brutalement soignés que Pike, il se plante.

C’est le genre de salon que les femmes des classes moyennes supérieures s’achètent à crédit pour se prouver qu’elles appartiennent aux classes moyennes supérieures. Tapissé d’un papier crème à dorures, bourré de meubles assortis, de guéridons où s’entassent des photos de caniches par douzaines.

Pike était un truand. Un dur de dur. Le bras qui executait, du genre à laisser derrière lui du très sale quand il livrait un boulot propre. Il y a longtemps, il a quitté femme et fille. Pas sa came à lui. Depuis, Pike s’est rangé, dans un trou du nord du Kentucky. Il vit seul, fume des Pall Mall, lit des livres et retape des maisons pour le compte du shérif, avec Rory. Lui, c’est un gamin gentil, peut-être un peu trop simple. Il habite dans une cabane et voudrait devenir boxeur. Pour arrondir ses fins de mois, le mercredi soir, dans un rade du coin, il pète la gueule d’étudiants bourrés qui se croient doués pour la castagne. Quand il a mal aux mains, il bouffe des pilules. Il a souvent mal aux mains.

Il est possible de tellement s’éloigner du lieu d’où l’on vient que tout retour est impossible. Tout vrai retour. On peut briser tous les ponts avec son passé, il suffit d’être prêt à s’amputer d’un bout de soi-même que l’on ne craindra pas de regretter le reste de sa vie. Et il faut se préparer à accepter la merde, quelle qu’elle soit, qui viendra combler le trou.

Un jour, une pute de l’Ohio voisin vient trouver Pike. Une gamine renfrognée nommée Wendy l’accompagne. C’est la fille de Sarah, et Sarah, c’était la fille de Pike. Avant sa mort, elle tapinait à Cincinnati. Alors Pike veut savoir. Si c’était bien une overdose, d’abord. Et puis qui est le flic si malsain de la grande ville qui colle aux basques de Wendy. Un client intéressant, celui-là, suspendu pour des méthodes qui déclenchèrent rien de moins qu’une émeute raciale. Du genre à laisser derrière lui du très sale quand il estime faire un boulot propre. Voilà. Le chapiteau est dressé, les artistes sont là, on n’attend plus que le grand spectacle.

L’ouest du Texas semble s’étirer jusqu’à la fin des temps. (…) Ce lieu ne change et ne changera jamais. Toutes les semences que vous pouvez y faire flétrissent avant même que les graines touchent le sol, et il y a une solitude qui rôde comme un prédateur dans les herbes sauvages. C’est un paysage fait pour vous rappeler que nous possédons tous un sentiment de vide que nous ne pouvons gérer. Que la seule ruse qui nous permet de vivre nos vies consiste à ne pas nous détruire en essayant de s’en débarrasser.

Depuis Pike, Benjamin Whitmer a transformé l’essai : il est désormais l’un des auteurs de référence de Gallmeister – qui fait de bien beaux objets, notons-le -, pour des romans épiques qui explorent les grands espaces de l’Ouest américain. Dans ce premier opus, les espaces en question se visitent depuis la psyché des protagonistes, à la fois le théâtre de leurs rêves et de leurs pires souvenirs. La grisâtre Nanticote, où vit l’antihéros, n’a pas grand-chose de bucolique, tandis qu’on ne découvira guère de Cincinnati que le quartier d’Over-the-Rhine, l’un des plus dangereux des États-Unis à l’époque de l’histoire, soit les années Reagan. Les chapitres très courts livrent les points de vue successifs de Pike, Rory et Derrick, le flic ripou. Tous trois se suivent à la trace dans des lieux glauques à souhait que le sens du détail poisseux de Whitmer rend douloureusement vivants, squats de junkies, bars interlopes ou campements de vétérans du Vietnam. Le talent de l’auteur s’applique aussi aux personnages, dont il sait livrer la vérité par touches, sans devoir en plaquer le CV détaillé.

Il rêve encore du Mexique. De passages de frontière. De quitter sa peau d’Américain comme un serpent qui mue. Puis de marcher dans le matin froid, corps pétri par l’étouffante sensation de n’avoir pour ainsi dire aucune vie propre, pas dans ce coin-là. Il y a ici des lois  pour lesquelles les Mexicains n’ont toujours pas trouvé de mots. Des lois de territoire, des lois pour la décence, des lois pour la façon de marcher, des lois pour la vitesse. Des lois qui prolifèrent comme des cellules cancéreuses, et derrière elles des prisons qui jamais ne se vident, qui bougeonnent dans les petites villes américaines comme des tumeurs. Pike se souvient de la première bouffée d’air qu’il aspira la première fois qu’il traversa le Rio Grande. Cet air était grand et propre, et l’avait rendu tel.

Dans le monde de Whitmer, la brutalité crue surprend ou révulse, mais elle est toujours parfaitement intégrée à l’environnement ou au caractère de ceux qui l’infligent et la subissent. C’est l’état de nature dans lequel le peuple des interstices du bel édifice qu’est la civilisation américaine vivra jusqu’à la fin des temps. Ces fantômes ne se jugent pas entre eux, pas plus qu’ils ne se haïssent vraiment. Ils peuvent se faire souffrir, voire se massacrer, tout en ayant développé d’étranges camaraderies… fût-ce deux minutes avant de presser la détente.

Mais revenons au regard inquisiteur de Colm Tóibín : la justesse des descriptions, comme des choix et des tempéraments des personnages, ne ferait de Pike rien de plus que le boulot d’un honnête faiseur si la langue de Benjamin Whitmer était morne et anonyme. À grand renfort d’extraits, j’espère vous avoir convaincu du contraire. Nervosité des dialogues, précision extrême du vocabulaire, comparaisons et métaphores au cordeau, phrases dont le tempo et la longueur s’ajustent au lyrisme des introspections comme à la trivialité du quotidien… C’est comme regarder de la très bonne télévision, Colm. Et c’est franchement un compliment.

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