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Il est des auteurs dont on est à ce point convaincu qu’on les lira un jour qu’ils se rappellent à vous, quelques 25 à 30 ans de belle certitude plus tard, sans que vous en ayez encore attaqué la moindre ligne. Ainsi, Alexandre Vialatte.
Avoir été fan de Desproges de son vivant me rend snob comme un pou : il faut reconnaître que mon premier deuil de célébrité avait de la gueule. Partant, comme il reconnut Vialatte parmi ses principaux inspirateurs, je me suis très tôt promis de lire celui-ci, pour n’en rien faire jusqu’à Noël 2018. C’est donc une gratitude douce-amère qui s’empara de moi au moment de remercier ma cousine de m’avoir offert Promenons-nous dans Vialatte. Plus moyen de me défiler, qu’importe si la déception s’avérait à la hauteur de l’attente.
Ledit bouquin est un recueil d’extraits de chroniques publiées pour l’essentiel dans le quotidien clermontois La Montagne, présentés par thème dans l’ordre alphabétique. Les plus attentifs noteront d’ailleurs qu’un même extrait y figure sous les entrées « Loire » et « Serpent ». Sans déconner, Julliard.
C’est qu’Alexandre Vialatte, qui vécut de 1901 à 1971, chroniqua incessamment et pour quantité de publications, de Elle à Télé 7 jours. Ses écrits hebdomadaires pour La Montagne restent fameux entre tous parce qu’ils furent fondés sur le rare principe d’une sorte d’open baratin, l’auteur y évoquant strictement ce qu’il voulait, souvent sans rapport évident avec l’Auvergne et les bougnats.
Promenons-nous dans Vialatte dresse par touches le portrait d’un auteur attaché à saisir l’air du temps, tout en se détachant de l’actualité brûlante (« L’actualité nous écrase d’écrits. Je recommanderai plus spécialement les dictionnaires. »). Au fil des billets, peu de traces d’événements politiques, artistiques ou sportifs majeurs. Vialatte lit l’époque au travers de ses propres marottes et obsessions : la succession des saisons, les oiseaux, la zoologie et l’anthropomorphisme, les contemporains qu’il admirait (Mauriac : « (…) sent la résine et le péché mortel. La digitaline, le poison. L’officine de Circé, la chambre de malade. (…) Puis, de temps en temps, il ouvre une fenêtre et on voit le ciel. »), la charcuterie et les demis pression, l’astrologie, les oeuvres de Dickens et Simenon, ou la défense acharnée de la grammaire, la ponctuation et l’orthographe (notez : pas de h dans Natalie, pas de second accent dans féerique).
Grammaire : « On ne saura jamais la grammaire. On meurt sans savoir la grammaire. Dans les bras d’une faute de syntaxe. (…) Il faut y croire ; malgré les apparences. Où serait le plaisir ? Mais c’est comme l’horizon : elle recule à mesure qu’on avance. On y tend, on n’y touche jamais. La grammaire, c’est une asymptote. »
Sur ce dernier point, le militantisme de Vialatte passe par de géniales rengaines comme par son écriture elle-même (« L’écrivain commence au style, ou à la prétention du style, et il finit exactement au même endroit. »), gorgée de circonvolutions, ruptures de rythme, figures de style et mots rares (géoponie, aboulie, orycétrope, scialet, aegagrophile…) ; en somme, elle se caractérise par la recherche constante d’une vraie complexité – à ne pas confondre avec une authentique lourdeur – que l’auteur revendique comme un effort de civilisation, et dont on sent qu’il redoute le déclin, sous les assauts d’un pédagogisme naissant.
D’ailleurs on ne saurait soupçonner Alexandre Vialatte d’embrasser la modernité des années 50 et 60 ; il tourne en dérision les triomphes de la science, qui dépouille l’homme de son imaginaire, de l’urbanisme, qui fait disparaître les arbres et entasse les familles dans des cubes, ou de la psychanalyse, qui garnit désormais tout personnage de fiction de ressorts trop apparents.
Il faut ici préciser que Vialatte a traduit Kafka, qu’il tenait pour un grand humoriste. On ne s’étonnera guère qu’il dépeigne une humanité se débattant avec le progrès, à l’entame la seconde moitié du XXe siècle, certes sans la férocité et la noirceur – ou parfois la grossièreté fulgurante – de Desproges (encore que, à Camping : « Les familles vivent en tas sous de précaires abris de toile d’où dépasse un peu, à la nuit, une barbe, un pied, un morceau de nièce ou de cousin pauvre »), mais avec un art consommé de l’absurde, qu’il pousse plus loin que son successeur, pourtant pas manchot en la matière.
Pour Vialatte, c’est aussi de l’absurdité que naît la poésie qu’il prise tant, et fait bouillonner sous n’importe quel prétexte. Et il a l’élégance suprême de livrer sa recette :
Recette : « Si vous avez à parler d’un sujet, commencez donc par n’importe où. (…) pour arriver au sujet même (…), vous serez obligé de l’extérieur à faire de tels rebondissements de l’esprit et de l’imagination que vous trouverez en route mille idées à la fois plaisantes et instructives qui ne vous seraient jamais venues sans cela. (…) C’est la nécessité de la rime qui a fait naître les plus beaux vers.«
Parmi les entrées les plus incongrûment poétiques de Promenons-nous dans Vialatte figurent ainsi de flamboyants télescopages entre :
- une femme-serpent, René Coty et la Guerre de Troie,
- la lune et Hitler,
- les cimetières et les bibliothèques,
- Louis XIV et Gina Lollobrigida,
- les oiseaux qui n’existent pas et le reflet des tableaux de rue dans la vitrine embuée d’un charcutier.
Mais Vialatte n’avait pas besoin de collisions à ce point abracadabrantesques pour faire valoir un saississant talent de poète. Il pouvait frapper le lecteur en première intention :
Nuit d’été : « Laissons-les s’endormir dans les chambres rustiques et montons jusqu’au grand tournant d’où l’on voit, dans un gouffre d’ombre, la plaine s’étaler comme une mer. Elle fourmille de petites lumières fixes, de petites lumières clignotantes, et de phares d’autos qui tissent au loin des figures inattendues. Le ciel, au-dessus, fourmille d’étoiles ; les chaumes fourmillent de chants de grillons. Il n’est rien qui ne fourmille. »
Ou bien le forcer à reprendre un passage entier, parce que la musicalité seule emportait l’apparente trivialité du propos :
Camping : « Il lance sur l’eau des ballons verts et rouges, attrape des papillons, des fleurs, des coups de soleil, court à skis derrière un hord-bord et ascensionne des sentiers de chèvre comme les éléphants d’Hannibal. Ses cheveux se décolorent, se oreilles se noircissent, ses pieds se crevassent de plaies profondes et se couvrent d’une corne épaisse qui s’ébarbe sur le pourtour comme une vielle semelle d’espadrille. »
Bref. Desprogiennes, desprogiens, allez-y sans crainte : nul risque de déception. Au contraire, du plaisir à chaque page, et l’émotion qui sourd en imaginant le bosseur acharné qu’était le grand Pierre tenter d’approcher la grâce de Vialatte, sans forcément s’en juger digne.
Merci cousine !