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Pour expliquer au jeune Marvin Hagler pourquoi il lui fut si difficile de trouver des adversaires de valeur disposés à l’affronter, Joe Frazier aurait eu ces mots mythiques : « Tu as trois handicaps : tu es noir, tu es gaucher, et tu es bon. » Soit un rapport bénéfice / risque calamiteux, dans un sport où il est la clé de toute négociation de pré-combat.
À 32 ans, âge canonique dans les « petites » catégories où priment la vitesse et la fréquence des coups, Nordine Oubaali disputait samedi dernier son premier championnat du monde professionnel. Tel le Marvelous des années 70, il était jusque-là réputé auprès des connaisseurs pour sa fausse garde, ses qualités de boxeur-puncheur invaincu, et son rayonnement inexistant en stricts termes de marketing – rappelons que la dernière soirée de boxe d’envergure internationale organisée en France date de 2006, avec Asloum – Parra à Bercy.
Mais l’homme de Romainville, coaché par son frère Ali, présentait une autre caractéristique notable : une résilience rarement observée ailleurs que chez son presque jumeau Rafa Nadal. Imaginez des années à se plier aux exigences d’un sport dur entre tous, à faire le poids autour de 50 kg, à céder d’un rien deux espoirs de médaille olympique dans le contexte interlope des tournois amateurs, à essuyer refus sur refus des cadors une fois passé pro… Le tout pour gagner des clopinettes. L’intéressé avait beau conserver une bouille de gamin et un sourire timide sur un corps de schtroumpf – certes costaud -, il eût été mal avisé de tenter de lui piquer son quatre heures.
Il peut être doux-amer – et plus sûrement polémique – vu de 2019 de constater que la théorie du ruissellement aura bénéficié à Nordine Oubaali. Certes, le tapis rouge déroulé par Canal + à Tony Yoka, bombardé star de prime time dès sa première sortie professionnelle, a tout du cadeau empoisonné dans un sport où l’humilité est le plus sûr des parachutes. Mais il offrit à celui qu’on surnomme « Nino One » trois combats préliminaires contre des journeymen aux référénces respectables, pour autant de succès avant la limite. Ainsi fonctionne la boxe : quand les mecs de 106 kg dînent, ceux de 53 peuvent finir les plats. De quoi compléter un digne CV de challenger mondial et s’adosser à un promoteur reconnu, MTK Global, à défaut de faire sauter la banque. Il fallait désormais guetter la bonne opportunité.
Laquelle se présenta grâce à l’ineffable mexicain Luis « Pantera » Nery, champion WBC des poids coqs. Déjà fameux pour un contrôle positif à un médicament destiné aux bovins d’élevage après son succès face au japonais Yamanaka, il fut incapable de faire le poids pour la revanche, perdant ainsi sa ceinture sur tapis vert. Celle-ci, désormais vacante, serait disputée entre Nordine Oubaali et l’américain Rau’shee Warren, en sous-carte de Manny Pacquiao – Adrien Broner. Un duel en forme de planche de salut pour les deux trentenaires, « Nino One » traînant les valises que l’on sait, et sa victime des Jeux de Londres ayant déjà perdu ses deux premiers championnats du monde professionnels.
Rares étaient les boxeurs tricolores à avoir remporté un combat de prestige aux Etats-Unis. En poids coqs, seul Alphonse Halimi y conserva son titre planétaire en 1957, à Los Angeles. Et l’unique conquérant français d’une ceinture mondiale dans la nouvelle Mecque de la boxe qu’est Las Vegas s’appelait Fabrice Tiozzo, en poids lourds-légers, voici déjà 21 ans. Confronté à un américain solide, nul ne doit sous-estimer la tâche qui incombait à Nordine Oubaali.
A Sin City, les chaînes câblées ont appris depuis longtemps à serrer les plans sur les premiers rangs pendant les combats de sous-carte : l’usage veut que la salle ne se remplisse qu’à l’approche du main event, et il est rare que celui-ci concerne les catégories inférieures aux poids légers. Les authentiques passionnés sont souvent minoritaires, au milieu des joueurs invétérés venus faire une pause entre deux parties de craps, et des noctambules attirés par le glamour canaille et un rien suranné d’un tel événement. Si les gradins n’étaient donc pas pleins à l’appel de Warren et Oubaali, au moins ce dernier pouvait-il compter sur le soutien d’un contingent français bien présent en bord de ring, Souleymane Cissokho et famille Yoka en tête.
Très vite, on découvrit la teneur de l’essentiel des débats à venir : un combat tactique de gauchers, au rythme posé, loin des peignées furieuses que s’administrent gaillardement bien des frêles champions d’Asie ou d’Amérique Latine. L’américain, campé dans une intriguante posture de puncheur au regard de sa puissance limitée, se montrait attentiste, cherchant surtout le contre sur un coup. Son allonge supérieure obligeait le français à multiplier feintes et déplacements avant de déclencher un pas en avant puis un jab, parfois suivi d’une série. Du premier au dernier round, on put ainsi admirer la discipline et la concentration extrêmes de Nordine Oubaali, les mains toujours hautes, et les pieds sans cesse en mouvement. Peu de boxeurs, même au sein de l’élite mondiale, restent à ce point respectueux des fondamentaux.
Plutôt équilibrés en début de combat, les échanges devinrent peu-à-peu favorables à « Nino One », qui leva un premier poing rageur à l’issue du 6e round. A défaut d’être spectaculaire, son travail minutieux payait : il imposait sa cadence et touchait plus souvent que Warren. Ce dernier tenta bien, de façon sporadique, de durcir l’affrontement au début de plusieurs des reprises suivantes ; Oubaali sut alors défendre efficacement en appui sur son pied arrière, voire contrer avec succès, tandis que l’écart de précision des coups donnés se creusait sans cesse en sa faveur. Sur la seconde moitié du combat, seul le 11e round semble clairement acquis à l’américain, une dynamique inexorable qui n’échappait ni aux supporters enthousiastes de « Nino One », ni à Warren, l’oeil dans le vague, qui reconnut a posteriori, d’une manière presque trop respectueuse et résignée, que son adversaire « en avait plus voulu que lui ».
Après le dernier coup de gong, il restait néanmoins à Oubaali à échapper à la magie noire nimbant certaines décisions favorables aux champions locaux. Il faut donc rendre hommage aux 3 juges américains pour la cohérence de leurs pointages, tous favorables au français – à peine tiquera-t-on sur le 115-113 un poil serré de J.Lederman. Ce n’est pas faire injure à Arsen Goulamirian, champion lourd-léger d’une WBA reconnaissant aussi un « super » champion (…), d’affirmer qu’un bonhomme d’1m63 pour 53 kg est ainsi devenu le plus grand boxeur français du moment. Dans une catégorie des poids coqs en net regain d’intérêt, on rêve pour lui de futurs cachets à la hauteur de son mérite, et d’unifications face à ses homologues Nonito Donaire, Zolani Tete, voire l’épouvantail japonais Naoya Inoue, tous engagés dans l’actuel tournoi des World Boxing Super Series.
Le sacre de Nordine Oubaali est doublement heureux. D’abord, il récompense enfin un champion remarquable de professionnalisme et de volonté. Et puis, à en croire pas mal de commentaires en ligne, il semble copieusement agacer identitaires et indigénistes, unis pour une fois dans la réfutation de la nationalité française d’un garçon né à Lens, qui arborait le drapeau tricolore – étrangement ignoré au profit de l’étoile du Maroc – sur son short, et a évoqué sa fierté d’être un français titré à Las Vegas, puis que sa ceinture « rentre au pays ». Ne boudons donc pas notre plaisir.