Mes Petites morts, Frédéric Roux

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On avait quitté Frédéric Roux en janvier dernier avec la parution de Desiree, opuscule nécessaire et courageux dans lequel il était question de celle par qui le scandale arriva voici bientôt 40 ans : la (très) jeune candidate au concours de Miss Black America dont le viol en 1991 causa la condamnation de Mike Tyson, alors vedette planétaire, à une (courte) période d’incarcération. En librairie depuis hier, Mes Petites morts confirme l’actuel intérêt de l’auteur pour les formats courts. Il y est cette fois question d’une collection de nouvelles dont le titre indique combien elles sont personnelles à l’auteur, sans bien savoir a priori s’il s’agit de renoncements, de points finaux ou de somnolences post-orgasmiques. Le cheminement sera tortueux et la satisfaction finale du lecteur proche de ce dernier cas de figure.

On ne reste jamais dans la vie avec la beauté ou la force sur les bras, il y a foule de gens serviables au portillon pour vous en débarrasser… « Posez donc ça là! » « Mettez-vous à l’aise! » « Asseyez-vous ! » « Prenez un joint! » Pareil pour l’amour… Cela rend les rapports humains paradisiaques. Le paradis serait plutôt de se préserver de la parole… Sinon vous finissez aussi par parler comme tout le monde… dites la même chose. C’est la patine du milieu de l’âge… Cavalé le tranchant avec les aspérités du cœur… Ça sent bon l’encaustique et les plages bretonnes, les vieux livres et le bonheur de redécouvrir les écrivains mineurs. Les fleurs d’oranger sous globe et le Rosa Bonheur sur la cheminée en marbre des Pyrénées qui luit dans la pénombre, dans l’éclairage du salon où le futur Chardonne se tringle la bonne… c’est joyeux!

Cela sent bon le bonheur à s’en mordre la langue et à faire des bulles comme le nourrisson Bonpoint. C’est, cette patine, la crasse, la vase, le fond du fleuve où sont plantés les plates et les noyés, et ces beaux vieillards libéraux cachent la belle ordure, le petit mouchard et la bonne avortée. On change pour cela à Lourdes tous les ans le genou trop baisé de la Vierge et c’est la bave des pauvres qui l’a rongé…

Et les beaux sentiments! Les belles chaussures cirées à la lune montante! Pas de vague… la tolérance tiède, le libéralisme revenu de tout, surtout de la liberté. C’est le fléchissement, la mort cousue main, en province…

La nuit dans les bars où l’on boit, on est retranché de la mort, de la province, même si l’on n’est pas beau, même si l’on n’est pas fort. On est monstrueux et l’on vous fout la paix avec ça, nonchalant aussi quand on commence à tituber, élégant quand on vomit sur le trottoir d’en face.

On le découvre au début de Flamenco blues : désormais quadragénaire, François, l’alter ego de Frédéric Roux découvert dans Lève ton gauche !, a raccroché les gants sans pouvoir décrocher de la boxe elle-même. Un de plus. L’entraîneur Serge, de temps en temps, le fait monter sur le ring pour tester un type de passage. Une fois c’est un pauvre diable fraîchement sorti de prison qui s’avère désespérément dépourvu d’un menton. Plus tard, c’est un gitan replet qui tape fort sans la moindre intention de rigoler ; à défaut d’allure, il a du potentiel, au point qu’il dérouille ses deux premiers adversaires. Cousins et amis se déplacent de bien loin pour le voir déglinguer son prochain. Lui se voit beau comme un Jésus en plâtre peint. La boxe, cependant, s’accommode mal des certitudes confortables.

Peintre et écrivain, Tom et Macho Man ont traversé les eighties parisiennes un poil trop dilettantes et franchement pas assez obséquieux pour percer tout à fait, au delà d’une ou deux mentions dans Globe ou Actuel. Les voilà réduits à refaire indéfiniment le match devant sa métaphore la plus parfaite, le combat Hagler vs Leonard, sur une VHS usée.

Devenu chroniqueur sportif pour la presse écrite en décalage avec ses collègues chevronnés, François couvre le combat d’un Français brillant techniquement, mais à deux doigts de la péremption. Ce sera sa dernière chance d’accéder à un championnat du monde.

Macho Man rumine sa contrariété qu’on lui eût préféré une jeune femme moins spécialiste pour 10 heures de Muhammad Ali sur France Culture. Pire, on lui en cause jusqu’à la bergerie où il passe ses étés. De quoi finir par relativiser, histoire d’au moins finir beau vaincu ?

À la faveur d’une de ces boucheries pugilistiques qui donnent soif, François tente de piger sa condition de terrien jamais d’accord avec personne pourvu qu’il le soit. Telle est l’intrigue de Descabellos, dernière des petites morts dont il sera question, et non la moindre.

François détestait la boxe, mais il aimait toujours les boxeurs. La boxe salit et aussi l’intérêt marqué que l’on a pour elle. Comme les équarisseurs, les matadors et les animaux de zoo, les boxeurs veulent faire quelque chose et ne peuvent pas le dire. Tous les matins, le samouraï fait ses ablutions, se rase le crâne et se parfume le chignon. Puis il se coupe les ongles des mains et des pieds, les ponce et les polit à l’herbe Kogane. Les boxeurs sont glacés sous des patères, on leur bande les mains, on les pare, on les enduit de vaseline en insistant sur les reliefs, on les chausse comme des majorettes et c’est dans ce déguisement ridicule qu’ils branlent les foules.

Tous les deux, trois mois revient une cérémonie expiatoire dont il rendait compte avec toujours les mêmes mots. La métaphysique de chez Mammouth rassure tout le monde, mais il n’y a que ceux qui savent tuer qui restent propres, les autres sont tous des fascistes en rêve.

Dans Desiree, Frédéric Roux s’effaçait devant la nécessité du sujet. Ici, il nous accueille dans ses souvenirs à lui, l’occasion de lâcher la bride à sa plume. Familiers aux connaisseurs de l’écrivain, la syntaxe est rythmée tout en empilant les contrepieds, le vocabulaire s’étend du trivial au soutenu, et bien des coups qu’on ne voit pas venir font bien rigoler pour le compte. « Il n’y a plus que les historiens salariés, sans compter Régis Debray, trop fier de ses prix d’excellence d’antan et de son excellente mémoire morte, pour se lamenter de la disparition de l’histoire et en avoir quelque chose à branler. » Tout de même. Les morceaux de bravoure abondent, on les savoure avec délectation. Il peut s’agir d’une bagarre générale à l’annonce d’une décision contestée, de descriptions du milieu arty en toc massif des années Canal Plus ou du regard désabusé de celui qui n’aime plus beaucoup la violence et à qui la réalité crue du spectacle d’un art dit « noble » saute un beau jour à la figure.

De petite mort en petite mort, François devient Macho Man, qui devient Fred : l’auteur finit par s’exposer, et pas que glorieusement. La note bibliographique en conclusion nous apprend que le recueil consiste en un assemblage de textes de 1986 à 2025, dessinant de fait une manière de biographie. Il pourrait être amer, le Bordelais devenu parisien puis palois d’adoption qui s’échine depuis plus de quatre décennies à « écrire quelque chose » plutôt qu’« écrire sur quelque chose », d’avoir fini relégué au rang si peu enviable – et exotique – de boxing writer dans un pays qui ne jure que par ses romanciers Label rouge, fussent-ils poussivement autofictionnels. Mais il ne ressasse pas, ou suffisamment bien pour qu’on s’en accommode, et garde sur lui-même un recul qu’on souhaiterait à d’autres – cf. l’inédit Ou alors, des cèpes. On le soupçonne de le savoir, comme son lecteur avec lui : un simple recueil d’une centaine de ses pages recèle plus de littérature qu’un gros morceau de rentrée littéraire.

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