Audio :
En silence en silence
Comme pour encore mieux m’égarer
Pour ne pas te donner la chance
Pour ne pas me laisser te confier
Ce qui s’agite dans ma panse
Ce qui palpite dans mes pensées
De toute façon ça n’a pas de sens
De toute façon c’est embrouillé
Et puis ça sent un peu trop l’essence
Et puis ça sent le chien mouillé…
Lorsqu’il écrivit Le chien mouillé en 1998, Christophe Miossec ne s’imaginait pas solliciter notre mémoire olfactive d’une manière agréable. Il s’agissait de qualifier l’épais et trouble jus clapotant dans le crâne de celui qui décide de rompre une relation amoureuse sans bien savoir dire pourquoi, en s’enfuyant comme un voleur au beau milieu de la nuit. Miossec sait écrire, c’est même ce qui le distingue de l’essentiel des artistes de variétés contemporains et lui permet, plus tard dans la chanson, de caser « mon slip Eminence » sans rien ôter à la mélancolie qu’elle suscite chez l’auditeur. En somme, on comprend dans l’instant combien ces relents de clébard dégouttant disent tout d’un type plus ou moins fier de sa propre psyché, engagé dans une idylle mort-née. Vingt-cinq ans plus tard, Cédric Sapin-Defour use de l’exacte même évocation pour rendre compte cette fois de la nostalgie d’un amour qui en aura complètement valu la peine, celui qu’il voua à un bouvier bernois nommé Ubac. La relation l’aura fait grandir quand celle de Miossec le renvoya à ses abîmes intimes. L’odeur du chien mouillé dit tout et son contraire avec une profonde justesse. Beauté de la langue française, que Sapin-Defour travaille lui aussi avec un talent certain, ce qui le démarque tout autant parmi ses pairs.
Un enthousiasme invincible puisé au temps de l’enfance
Je n’en étais pas forcément convaincu en ouvrant Son odeur après la pluie, faute d’avoir lu les précédents bouquins de l’auteur, autrement plus confidentiels que cet OVNI éditorial de l’année 2023. Avouons-le, puisqu’on est entre snobs : qu’il fût vendu par palettes chez Relay de Brest à Strasbourg et dans les Espaces Culturels Leclerc de Dunkerque à Perpignan pouvait carrément rendre méfiant. Le Français aime les chiens, beaucoup, et les livres, d’un amour raisonnable, la conjonction des deux rendant plus vraisemblable un succès commercial qu’un choc esthétique. Je n’aurai même pas attendu le texte lui-même pour sentir mon caquet rabattu avec vigueur : Jean-Paul Dubois s’en chargea dès la préface, presque aussi émouvante que le récit qui suit, expliquant simplement comment ce « précis d’intelligence et d’amour entre deux êtres que tant de choses pourtant séparent » lui permit enfin de convoquer le souvenir de sa propre chienne disparue. Si Dubois dit ça, même sans avoir jamais vécu avec un chien, on remise ses a priori et on lit attentivement ce qui suit.
La biologie, science de la vie dit-on, s’entiche peu des idylles croisées. Si votre amour de parent se porte sur un enfant de votre espèce, l’usage du temps fait qu’il vous survivra et vous n’aurez pas à ravager votre existence que la sienne s’achève. Lorsque votre amour se déporte sur un vivant d’une autre catégorie et à la durée de vie moyenne, en toute implacable logique pointera cette date où le nouveau-né rattrapera votre âge, l’excédera et mourra. C’est d’un illogisme absolu, ultime paradoxe et pas des plus aimables : la mort d’un chien est contre nature. C’est à savoir, ce bonheur a ses dates de péremption, vous aurez beau vous employer chaque jour au ralentissement de sa vie ou à l’accélération de la vôtre, c’est ainsi, on ne négocie pas avec la chronobiologie, les chiens fanent. Les amateurs du gris du Gabon l’ont bien compris et s’assèchent moins de la cornée. Surfiler son existence de la présence d’un chien, c’est entendre que le bonheur façonne la tristesse, c’est mesurer comme le manque est mal soluble dans les mémoires aussi vastes et heureuses soient-elles, c’est accepter que chaque minute volatile soit vécue sept fois plus intensément qu’à l’habitude, c’est se cogner à ce séduisant et vertigineux projet de ne saboter aucun instant et de célébrer la vie de manière forcenée. Pour cette réalité et le cran requis à son acceptation, je porte à tout être adoptant un chien de façon loyale une admiration immédiate et définitive.
Si son titre évoque donc une sensation, le texte s’avère profond d’entrée, décortiquant l’étrange mécanique menant à la décision d’adopter, fortuite et solitaire dans le cas de Cédric Sapin-Defour. Il savait pourtant ce à quoi s’attendre, ayant déjà vécu le processus dans son entier : se condamner à une vie intense suivie d’un deuil attendu. Une mélancolie d’adulte résigné point déjà, quand bien même l’enthousiasme invincible qui accompagnera les premières années semble puisé au temps de l’enfance. Cette joie est entretenue de mille façons : Ubac donne sans retenue, il incarne en toute circonstance « la beauté sans dessein d’en tirer parti », il complète l’âme de son maître, lui fait découvrir l’osmose avec une altérité authentique et le dépassement du langage. Avec lui le temps des balades s’étire alors que l’émerveillement se renouvelle incessamment. Les journées passent dans la contemplation permanente d’une vie passée « d’apothéose du moment en apothéose du suivant », celle d’un être qui joue, tout d’irrévérence fantaisiste, et s’emploie sans cesse à désamorcer les malaises comme à protéger les faibles. « Je n’ai, je crois, jamais passé autant de temps avec un même être. » Par son truchement, dans des paysages alpestres dont Cédric Sapin-Defour nous gratifie de descriptions poétiques et abouties, il se sent désormais un vivant parmi d’autres.
S’estimer soi-même par transitivité
L’auteur nous le confie : il a beaucoup écrit sur son chien de son vivant, l’occasion de clarifier quantité de ressentis, sinon développer une philosophie de l’humain adopté par un chien. Cette condition revient à « être un fragile rempart » bien qu’ayant commis rien de moins qu’un rapt. Mieux vaut selon lui laisser faire plutôt qu’adopter la fermeté recommandée des livres, faire en sorte « qu’(Ubac) sache plutôt qu’il obéisse ». Il s’applique à ne pas le considérer comme un inférieur, ni au-dessus de lui, juste à la fois proche et lointain sur un même plan. Non dressé en ce sens, Ubac n’a aucun goût pour la violence, la surprise le rattrapera en s’apercevant que ce même chien mourrait pour lui. Cédric Sapin-Defour trouve dans la profusion des gadgets disponibles en animalerie la preuve que l’homme est « le plus abouti et le plus inadapté » des organismes qui pullulent sur Terre. Il trouve la diversité des espèces canines supérieure à l’homogénéité humaine, dès lors que celle-ci pousse à une obsession des différences infimes. « Avoir un chien, c’est être dans le monde sans y être tout à fait », habiter à dessein en lisière de la société des hommes — bientôt littéralement en ce qui le concerne. L’amour confiant d’un chien le rend estimable à ses propres yeux par transitivité, vu qu’il révère l’animal pour cette faculté et qu’il en est l’objet.
Cette cuisine me fait l’effet d’un sas. On quitte définitivement un monde et on entre irrémédiablement dans un autre ; il y a une fin, il y a un début et d’impossibles marches arrière. En quelques paraphes et trois kilos de poil, rien ne sera plus comme avant. Ubac, comme il le fera si souvent, s’échine à soustraire du solennel à l’instant, il a subitement porté son goût de l’exploration au train arrière du chow-chow domestique, ses petites pattes avant posées sur les hanches dans un mouvement saccadé sans équivoque, l’autre refuse plutôt. Nous rions avec Mme Château, les chiens ont ce don d’anéantir toutes ambitions cérémoniales ou de nous aider à les fuir. Si sa sexualité n’est pas encore tout à fait déterminée, elle semble pour le moins précoce et vivace. Toute notre vie partagée, je me demanderai si mon compagnon de mâle en quête de partenaire l’est par goût des plaisirs charnels ou pour un motif plus grand lié à la reproduction de son espèce. Le jour où il attrapera avec vigueur la jambe de Louisette, ma voisine octogénaire à moustache, je saurai qu’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre.
Le propos de Son odeur après la pluie séduit par sa richesse, mais enfin l’auteur ne nous passionnerait pas pour sa vie aux côtés d’Ubac 286 pages durant sans une langue également intéressante. Son style est joliment maniéré, tout en rythme, parfois d’une désuétude assez charmante, trahissant de « bisolet » à « encapé » le goût pour les mots inusités d’un solitaire qui prend le temps de polir ses phrases. Il l’agrémente d’un humour à froid, distancié, plein d’understatement et d’un sens aiguisé du détail qui tue. « Je demande à mon hôte pourquoi donne-t-on toujours aux filles des noms de bonne élève et aux garçons les attributs de la malice. C’est culturel, me répond-t-elle, et si l’on veut combattre cela, il faut accepter la latence et l’invisibilité des effets de notre lutte, le tout dit depuis un mug à lapin bleu. » Depuis le Franck Bardu des Inconnus, on se faisait une autre idée des profs de gym qui se frottent à la littérature. Si Cédric Sapin-Defour dit beaucoup de lui-même dans le sillage d’Ubac au fil de Son odeur après la pluie, il demeure pourtant intrigant jusqu’au bout.
Elle se joindra à lui parce qu’elle se joint à eux
On le découvre célibataire et détaché des choses matérielles, pas misanthrope revendiqué mais solitaire assumé. « C’est n’estimer personne qu’estimer tout le monde. » La famille de ce professeur au collège-lycée jamais plus heureux qu’en montagne lui suggère à chaque Noël de venir accompagné. Très vite accaparé par sa relation à Ubac, il le photographie, noircit des carnets à son propos, apprend chaque jour à son contact. On se demande s’il manque d’une fonction humaine élémentaire ou bien le contraire. « Parfois je me surprends à ne réclamer de la vie aucune relation supplémentaire, c’est inquiétant. » Il reconnaît manquer parfois, comme dans un couple, de ressentir la part de son identité propre insoluble dans le duo. Parce que c’était Ubac, parce que c’était Cédric… une future épouse se joindra à lui parce qu’elle se joint à eux. Ils découvriront la vie de meute à trois, quatre puis cinq, sans prévenir la sensation d’incomplétude dès que s’absentera un élément. Puis Sapin-Defour deviendra familier du dilemme consistant à faire mal à Ubac pour son bien, enfin tenter de rallonger sa vie… pour le bien de l’un, de l’autre, ou des deux ? Tout au long du récit le discours de l’auteur reste empreint d’une douceur choisie que lui-même qualifie de « rousseauiste », et que reflète la musique de ses mots. Au pire déteste-t-il les tiques qui manqueront par trois fois de le priver d’Ubac. Ah, et puis deux connards aux yeux vitreux qui regretteront de l’avoir provoqué au volant sans avoir repéré son allié velu tapi sur la banquette arrière.
Le plus souvent, nous sommes seuls, « tout seuls les deux », disent les enfants qui s’en fichent bien des illogismes. Nous promener, nous enlacer, rendre visite et recevoir, boire un café en terrasse, prendre et donner des nouvelles, partir en week-end, aller voir la vue, accorder nos enthousiasmes, se manquer, ce que l’on fait d’ordinaire avec des gens, voilà à quoi nous nous livrons. Avoir un chien, c’est être dans le monde sans y être tout à fait, pas en périphérie, bien dedans mais joyeusement translucides, c’est comme s’autoriser une solitude voilée, heureuse et passagère. Vous seriez sans cesse seul, assis sur un banc, errant dans les foules, les rues et les forêts, on s’inquiéterait pour vous ou l’on vous traduirait en misanthropie, mais là, d’être avec votre chien, on vous laisse tranquille, certains vous comprennent car ils savent comme ces exils offrent bien plus de réconfort que les carences qu’on leur prête. D’affection je ne manque pas, la vie est de toute part généreuse et, n’en déplaise aux psychologues autoproclamés, l’on ne prend pas nécessairement un chien par carence, les cumuls à ce sujet sont licites.
Le maître composera avec les diverses menaces. La certitude du deuil à venir, elle, fait une adversaire autrement plus redoutable, déjà perceptible chez le vétérinaire à l’époque où toutes les nouvelles étaient bonnes, rien qu’en observant les autres propriétaires inquiets. Arrive le temps où chaque visite se fait moins légère. La troisième partie du livre se recentre sur le narrateur et Ubac. Les trois filles du chalet n’incommodaient pas mais ce duo-là nous manquait. Sauf qu’on sait bien pourquoi le récit se replie sur eux. Sur la fin, l’inévitable anthropomorphisme perturbe franchement ; côté rescapé, comme de juste, on vit dans le déni puis on s’en veut d’avoir bâclé les adieux. La double peine, c’est l’incompréhension des autres qui isole. Et oui, ce n’était qu’un chien. Benêts. L’auteur inconsolable se projette après le deuil, en « homme heureux. Conscient de son héritage et de la fabuleuse inflexion de son existence. » En homme qui sait combien peut vous manquer une odeur de chien mouillé, aussi, et les bienfaits qu’apportera son souvenir. Tout et son contraire : on le croit comme Miossec avant lui.
Est-ce qu’on peut trouver ce podcast sur une plate-forme de podcast ?
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Oui ! La plupart des chroniques sont enregistrées sur PodCloud.
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Tout d’abord bonne année jeune homme
Je viens de finir ce livre , ça a été assez dur de ne pas verser la larmette , même si il y’a quelques longueurs l’essentiel est la on est touché
Merci encore pour le conseil l’ami
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Bonne année à toi et merci du message !
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