Hellfest 2023 : Mémoires d’un psychopompe (1/2)

C’est donc ton quatrième Hellfest, le numéro cinq si tu comptes la double édition de 2022, après quoi la question n’est plus vraiment de savoir si tu es encore un débutant à ce jeu-là. Ni d’ailleurs si tu es un « touriste », comme disent les vrais, vu le temps conséquent que tu passes à chaque édition devant les scènes consacrées au métal extrême. Tu seras toujours le touriste d’autrui, le principal étant de te convaincre du contraire. Non, le vrai sujet d’actualité consiste à savoir ce que tu vaux en tant que psychopompe, soit en guide des enfers pour les nouveaux venus. Car tel le grand-père de la réclame pour Werther’s Originals, c’est maintenant à toi de faire découvrir le festival. L’an passé, certes, ton épouse est venue voir Guns n’Roses et Metallica, s’est trémoussée sur Napalm Death et n’a pas semblée déçue du voyage, cependant son étonnante indulgence au long cours à ton endroit fausse peut-être son appréciation du week-end en Muscadet.

Il va falloir qu’ils kiffent

Cette année, c’est au tour de deux potes à qui tu bourres le mou depuis des années à propos du Hellfest d’entreprendre le grand voyage. Ça tombe bien, c’est fête : tu les connais depuis pile trente ans. Premier camarade : Bertrand, mélomane galonné déjà croisé sur le présent site à l’occasion d’une discussion entre Beatlesophiles. Pas tout à fait — voire franchement pas — un métalleux, mais un garçon curieux en matière de rock n’roll et qui connaît ses classiques. Reste à voir jusqu’à quelle nuance de gris foncé s’élève son seuil de tolérance. Avec Olivier, en revanche, tu écoutais du rock bourrin à l’internat, un exutoire comme un autre pour des ados bien nés revendiquant leur part d’écorché ténébreux jusqu’en prépa catholique. Il aimait les Mets et Skid Row. Qu’en reste-t-il en 2023, alors que l’intéressé dirige une boîte de fort tonnage dans le secteur plus ou moins métal de la grande distribution ? Quoi qu’il en soit, ton honneur est en jeu : chacun dans son style, il va falloir qu’ils kiffent.

Tais-toi et rame.

Seul Bertrand est du détachement de copains qui se présente à l’entrée du site dès 14h le jeudi. Des affiches annoncent pour 2025 l’implantation sur site d’une machine infernale baptisée « gardienne des ténèbres ». Si l’accès à Hell City est plus rapide qu’escompté, l’espace dévolu aux marchands du temple qui fait office de sas avant le saint des saints se remplit à vitesse V. Tu en profites malgré tout pour une première visite guidée, des tourniquets jusqu’au camping. Dans l’Extreme Market, soit les deux vastes tentes mitoyennes consacrées aux gadgets pour métalleux sans lien particulier avec la présente édition du Hellfest, il fait déjà putain de chaud. D’ailleurs, à propos de chaleur, l’accès à la bière au beau milieu d’une foule s’épaississant bien vite est des plus délicats. On rôtit en attendant l’ouverture des portes ; les rares coins d’ombre avant la Cathédrale — pour ceux qui auraient loupé les éditions précédentes, l’entrée du festival à proprement parler — sont squattés depuis longtemps. Bertrand observe d’un œil neuf ce qui t’est familier depuis 2018, notamment les déguisements.

Sanctuaire consumériste tout neuf

Un type en ciré jaune monté dans un canot pneumatique pagaye gaiement, porté à bout de bras par les festivaliers massés devant les grilles derrière lesquelles se dresse la Cathédrale. Toi, au milieu des habituels bobs Cochonnou, tu notes l’apparition des T-shirts « Hellfire Club » ou « Metallica 72 Seasons », les premiers hérités du phénomène Stranger Things, les seconds reconnaissables à la typo jaune des logos et une laideur d’ensemble avérée. L’immense drapeau « La Charente Maritime » brandi par un festivalier flotterait s’il y avait un poil de vent. L’accès à la Cathédrale s’est enfin ouvert, mais la densité de la file d’attente en plein cagnard suscite l’effroi. Tu utilises ton passe-droit d’accrédité, arguant du fait qu’un passage par l’espace VIP t’aidera à commencer le papier officiel qu’on t’a commandé (il s’agit de vérifier si les invités « presse » du Hellfest sont vraiment là pour bosser ou pour kiffer le festival). Une fois dans la place, c’est calme, et brancher tes rares homologues présents te semble d’un coup assez abrupt… d’autant plus que l’appel de Disneyland se fait pressant.

Entre amateurs de queues.

Il s’avère que la sortie de l’espace VIP jouxte l’une des grandes nouveautés de cette édition : le colossal stand aux allures de temple maudit concentrant désormais l’intégralité du merchandising du festival et baptisé The Sanctuary. Il occupe l’emplacement anciennement dévolu à la scène doom / stoner / sludge appelée Valley. Le site vient à peine d’ouvrir que les 8 files d’attente s’étendent déjà loin au-delà de la colonnade marquant l’entrée du noir édifice. Quels foutus geeks, ces métalleux… dont tu es, manifestement : ta décision prise en une microseconde, tu vas te joindre à l’une des queues déjà copieuses. Au lieu de poireauter au soleil devant la Cathédrale, tu cuiras donc devant The Sanctuary. La suite du festival confirmera ton choix comme celui du « névrosé raisonnable », puisque ton heure d’attente à venir eût été multipliée par deux ou trois selon les moments de la journée. En dépit des 3 euros d’inflation par rapport à 2022 sur le prix du produit star, le T-shirt passé à 25 balles, le succès de la marque Hellfest reste considérable. L’attente te permet de gamberger : c’est naturellement un T-shirt que tu es venu attraper par principe, pas le doudou, la layette ou le hoodie également disponibles, mais les designs proposés cette année – un par scène du festival – te déçoivent un peu. Temple ou Altar ? Altar ou Temple ? Naturellement, geek que tu es, tu prendras les deux.

« Ça va être encore plus énervé ? »

Entretemps, piètre psychopompe, tu auras loupé à la fois les premiers pas de Bertrand au-delà de la Cathédrale et le début du premier concert surligné dans ton programme, celui des Amérindiens de Blackbraid. Largement dévolue au black metal, la scène Temple leur sied à ravir. Premier constat : le son est cradingue et le ton monocorde, ce qui reste assez raccord avec le sous-genre considéré. Tu perçois un bon zeste de folk rustique propre au pagan dans la proposition. Charismatique, le leader et chanteur Jon Krieger alias Sgah’gahsowáh (étonnamment né au Mexique) alterne incantations chamaniques entre les titres et rugissements félins lorsqu’ils ont démarré. Au plan du look, les codes du black sont respectés, avec un penchant pour les clous plus longs que chez Leroy Merlin. Tu ne t’attendais pas à l’ajout d’une sorte de grande flûte à bec, présentée avec ostentation, sur le morceau final, mais te félicites qu’elle soit si peu audible. Bref, le bilan de ce premier demi-concert est mitigé.

« Salut les p’tits clous ! » (Blackbraid)

Juste à côté, en Altar, un grand sanglier doré sur fond bleu orne la tenture dominant la scène, entouré par des blasons façon Arryn et Tully de Game of Thrones. Les Toulousains d’Aephanemer jouent une carte médiévale en accord avec les nappes de synthétiseurs qui introduisent le set, laissant augurer du métal symphonique. Pas toujours ta came, mais certaines fioritures propres à l’orientation death metal d’Altar te rassurent vite, tels le gros son de la basse et d’une batterie riche en double kick ou le mélange réussi de chant guttural et voix de tête de Marion Bascoul. Raisonnablement varié et servi par un light show efficace, le résultat est aussi épique qu’entraînant. D’ailleurs, le public s’anime : ce sont tes premiers circle pits constatés sur ce Hellfest. « Ça va être encore plus énervé ? » s’inquiète Bertrand. Un festivalier massif s’est dessiné Homer Simpson sur le bide. Un jeune extatique prend des selfies en plein slamming. La chanteuse et guitariste annonce que le prochain titre sera chanté en français, ce qu’on ne remarquera guère dans les grognements qui suivent. Bertrand s’est fait au death mélodique : « Ça joue mieux », tranche-t-il. Avantage France, ce qui n’est jamais déplaisant.

Dancing with La Mutuelle Générale

Vous quittez les scènes extrêmes officielles pour la Mainstage 2, où se produit I Prevail, un groupe de metalcore originaire du Michigan guère plus porté sur la délicatesse que les précédents. Comme de juste, les refrains mélodiques aux accents pop succèdent aux couplets de rap énervé. Deux chanteurs bondissants alternent pour interpréter ce qui ressemble à du Linkin Park sous métamphétamines, plutôt réussi selon toi mais « trop violent pour moi » selon Bertrand… façon de camoufler son désamour historique pour les sonorités dites « urbaines ». Pendant le passage à la buvette où une elfe très avenante vous sert la pinte de Carlsberg à 6,66€ qui remplace la Kro, I Prevail envoie une reprise bien burnée du Chop suey! des System of a Down. Solide, mais tu as pitié du débutant : autant visiter un peu le site. Désormais découverte et bordée de stands de restauration, la Valley s’étend en vis-à-vis de la Warzone. S’y produit le trio Today is the day, dans un style résolument éloigné des fiertés musicales de Nashville que sont les groupes de country ou Elvis Presley. De ce noise expérimental, tu perçois surtout le bruit. « Y’a pas de son dans les enceintes, tout vient de la scène » remarque Bertrand, en expert. L’exploration se poursuit jusqu’à une nouvelle installation monumentale au fond du site, une sorte de grande roue qu’on dirait actionnée par des squelettes rameurs. On reste dans l’esprit.

Ils font plus jeunes en tout petit (suivez-moi pour d’autres trucs et astuces)

La séquence qui suit est un tantinet moins moderne, puisqu’elle concerne en Mainstage 1 le supergroupe issu de Generation X et des Sex Pistols baptisé Generation Sex, bien qu’il eût pu s’agir de Sexe aux Hespérides. Côté X, le bassiste Tony James – dont l’instrument envahit littéralement le mix – et le chanteur peroxydé Billy Idol, sorte de grand-père du Sting vu dans le Dune de David Lynch, dont Bertand suggère qu’il ressemble au frère de Dalida. Côté Pistols, le batteur Paul Cook et le guitariste Steve Jones, ce dernier jouant d’après Bertrand « sur une Les Paul d’une mauvaise année ». « Ils ne savaient pas jouer à l’époque et ça ne s’est pas amélioré » poursuit-il, impitoyable. « Les amplis, c’est des Fender, ça fait du larsen survitaminé », ce que tu confirmes sans difficulté. Entre deux punkeries, on envoie un Dancing with myself qu’une pub télé pour la Mutuelle Générale a un peu fait perdre en subversion. Billy Idol tombe le perfecto, révélant un élégant T-shirt sur lequel s’entrecroisent deux pénis surplombés par un soleil en forme de minou. Mais la vraie provoc’ du set sera le God save the Queen des Sex Pistols aux paroles inchangées en 2023, avant qu’un My way malmené comme rarement vienne clore un set pour nostalgiques indulgents.

Pesant comme un renne mort mais vif comme un lièvre arctique

L’enchaînement avec la Mainstage 2 sera pentu, parce que le death metal mélodique d’In Flames sonne aussi agressif que moderne — d’aucuns diraient « racoleur » — même si les Suédois, à force d’être jeunes, approchent les cinquante ans. Force est d’admettre que leur patate est des plus communicatives ; le headbanging de milliers de fans ravis épouse chaque accélération violente et autres breaks pachydermiques. Un guitariste évoque la version barbue du Negan de Walking dead, l’autre un Mark Wahlberg nanti d’une 7 cordes, tous deux exécutent de convaincants solos à la tierce. Dans l’allégresse générale, tu tardes à remarquer un voisin en fauteuil roulant. Aidé d’une canne, il se dresse soudain, puis s’envole pour un slam approximatif conclu sur une chute quelques mètres plus loin. Tu t’inquièterais presque ; il revient, pourtant, claironnant alors qu’un pote lui prête une épaule secourable qu’il veut « juste faire un concert en mode normal » et retentera sa chance samedi avec Iron Maiden. Respect au gamin. Comme à la fille devant toi dont le short court et très moulant affiche un définitif « Bisous et va (bien) crever » sur le derrière. Hollywood Vampires suit en Mainstage 1, mais leur prestation ici même en 2018 ne t’a pas laissé un souvenir impérissable. Tu laisses donc sur place un Bertand curieux de découvrir Alice Cooper, Joe Perry et Johnny Depp — la venue de l’homme à l’oreiller souillé en fera jaser certains — pour filer en Altar et découvrir sur scène d’autres Suédois, en l’occurrence les inventeurs du doom metal épique de Candlemass.

Hou, les cornes ! (Candlemass)

On se méprendrait aisément à croire que le doom invite par essence à l’abandon de toute espérance : pendant tout le set, il ne sera question que d’un bonheur franc et massif. Face à toi, les cinq briscards aux allures de vieux groupe de bluegrass ont l’air jouasse comme tout. Largement piochée dans deux premiers albums mythiques, leur setlist s’en ressent. Chaque morceau se reçoit comme une onde ample et puissante circulant à travers un gigantesque bloc de marbre, un invincible flux d’énergie à la fois dynamique et monumental rendu possible par la grâce d’un mixage absolument parfait. En plus simple : c’est pesant comme un renne mort mais vif comme un lièvre arctique, et le public grisonnant ne s’y trompe pas. Ni mosh pit, ni circle pit, on tape dans les mains en souriant comme Mémé devant Frédéric François. Le retour 31 ans après du chanteur d’origine Johan Längqvist n’est pas pour rien dans le miracle en cours, on lui trouverait presque des airs de Ronnie James Dio. Tu sors d’Altar euphorique et conscient que ce concert-là sera difficile à surpasser.

Pas tomber la chemise

D’après ses derniers SMS, Olivier, ton autre ami bizuth, est sur le point de débarquer. Il te faut saluer l’acte de foi qu’aura été, de sa part, le fait d’arpenter seul deux kilomètres de nationale neutralisée pour rallier l’entrée du site en espérant ne pas s’être paumé : peu de festivaliers débarquent à 22 heures. Lui n’a pas pu sécher sa journée au boulot, en témoigne l’impeccable chemise blanche qu’il porte en passant les tourniquets. Tu le rassures derechef sur le fait que la faune locale est des plus inclusives, également tolérante vis-à-vis des chemises blanches que des T-shirts noirs ou des tutus roses. L’intéressé a l’air aussi content d’être là que les vétérans de Candlemass. Alors qu’il découvre le site bière à la main résonne depuis la Mainstage 2 le metalcore des Anglais d’Architects, sensiblement meilleurs qu’en première partie de Metallica au mois de mai – peut-être ont-ils enfin les moyens techniques de l’être. Pour commencer son festoche, tu recommandes à Olivier un grand classique, le show délicieusement over the top des ancêtres de KISS poursuivant en Mainstage 1 une tournée d’adieux entamée voici 5 ans – et dont tu assistas à la première étape clissonnaise en 2019. « You wanted the best, you got the best, the hottest band in the world… » claironnent les murs d’enceintes avant qu’on envoie la sauce.

KISS, aka « Big bisou ».

Voici ce que tu diras de ladite sauce par ailleurs :

(…) un show réputé être l’avant-dernier dernier en France, dans le cadre du End of the Road World Tour qui achèvera pour de bon leur carrière le 2 décembre prochain au Madison Square Garden. Comme le dit le cofondateur et bassiste du groupe Gene Simmons (73 ans), « Il faut avoir la dignité et la fierté de savoir quand il faut arrêter ». Les esprits taquins lui rétorqueront que ladite tournée, entamée en 2019, était censée se clore l’année dernière. On accordera toutefois au Demon de KISS que le Covid vint quelque peu chambouler les plans initiaux. Reste que le show entre hard rock et glam metal proposé à 22h55 ressembla beaucoup, de fait, à celui du dernier Hellfest pré-pandémie. Même setlist en forme de Best Of à un titre près (Makin’love pour Crazy, crazy love), mise en scène et light show identiques, semblables pauses ménagées aux vétérans lors de solos de guitare, basse et batterie, ainsi qu’une énergie sur scène passablement équivalente. Les gimmicks sont inchangés depuis Mathusalem : Simmons cracha du feu sur War Machine et du sang sur God of Thunder depuis les cintres, la batterie d’Eric Singer (65 ans) s’éleva dans les airs et Tommy Thayer (62 ans) joua à Space Invaders avec son manche. Quant à Paul Stanley, on se demande, un peu honteux, s’il se teint aussi les poils du torse.

Le Starchild s’adresse toujours à la foule comme s’il avait affaire à une brassée d’aimables débiles légers, ce qui ne semble jamais contrarier personne. Il devenait en revanche un peu risqué, à 71 ans, de lui faire emprunter une tyrolienne pour rallier une plateforme au milieu du public sur Love Gun, aussi se contenta-t-il de l’entonner depuis la Mainstage. Reste la question qui fâche, celle du playback : on se rappelle que Youtube immortalisa plusieurs fois Paul en flagrant délit dans un passé récent. Qu’en fut-il cette fois-ci ? Rien de trop ostensible ; au moins la voix qu’on entendit correspondait bien à son timbre d’aujourd’hui. Comme le dit l’intéressé avec humour, ceux qui préfèrent son chant des 70s ont tout plein d’excellents albums à écouter. On lui accordera le bénéfice du doute. Si l’on ajoute que la pyrotechnie fut une fois encore des plus spectaculaires, on peut affirmer que KISS fit aussi sobre qu’à son habitude, ce qui reste une performance à son âge canonique – le groupe fut créé voici 50 ans. Verdict : pas de quoi convertir les sceptiques, mais certainement assez pour ravir une ultime fois la KISS Army tricolore présente à Clisson…

Amen ? Rhaaaaaa…

Ce « pas de quoi convertir les sceptiques » est étayé par la réaction d’Olivier alors que la setlist atteint Lick it up, dont Stanley, pédagogue, aura utilement précisé que « tout le monde sait de quoi elle parle ». Face à la simplicité enjouée et roublarde des briscards newyorkais, le garçon s’emmerde un peu. Soit, tu avais d’ailleurs entouré la prestation des Belges d’Amenra qui démarre en Valley dans une poignée de minutes à peine. On ne saurait imaginer proposition plus radicalement différente de celle de KISS. Dépourvus d’une structure classique, les morceaux sont longs et atmosphériques, l’éclairage joue d’un clair-obscur inquiétant, les écrans diffusent le set en noir et blanc et il paraît d’emblée hautement improbable que les paroles indistinctes hurlées par Colin H. van Eeckhout — qui restera longtemps dos à la foule — explorent d’autres terrains qu’un abîme de souffrance. Servie par un son irréprochable, la recette évoque celle des Japonais d’Envy, vus et appréciés ici l’an passé, l’espérance en moins : de longues séquences doom lancinantes alternent avec des pics d’intensité violents à l’extrême. Quiconque joue ce jeu passablement sinistre s’expose à la montée d’irrépressibles bouffées d’émotion brute ; a minima, on éprouvera une manière de fascination hypnotique. En toute bonne logique, tout à sa funeste besogne, le quintette n’interagit pas avec son public. C’est presque un soulagement : tu imaginerais facilement le bassiste efflanqué, moustachu et couvert de tatouages, élevé parmi les loups. On n’est certes pas chez KISS — ou presque : un vent facétieux rabat sur Valley des échos très disco d’I was made for loving you, joué en rappel, à un moment poignant du concert d’Amenra. Pas de quoi ruiner l’expérience, dont le dépaysement aura tout à fait plu à ton ami bizuth en chemise. Cette première journée se clôt sur une note positive à défaut d’être guillerette.

Y’a pas d’joie ! (Amenra)

Le lendemain, en bon enfant du grand Est approchant la cinquantaine, Bertrand est attablé devant son café au lait à 9h30, peu importe la saine lassitude qui point déjà. Olivier, lui, sautera de son lit à son pantalon une heure après au moment du départ. Vrai effort néanmoins. Tu tentes dès ton arrivée sur le site d’honorer la commande qui t’aura valu ton accréditation en allant écumer l’espace VIP. En début de journée, le lieu est calme. À ta gauche, le chapiteau des conférences de presse, puis un ou deux stands de restauration. Devant toi, le bassin stylé dans lequel on barbote par temps de canicule puis le bar VIP déployé autour d’une fontaine de sang (enfin d’eau rouge, s’entend). Épars, des transats sur lesquels on se délasse déjà et des œuvres d’art raccord avec le site, colonel de KFC vautré sur un banc ou rappel du crâne posé derrière la Cathédrale. Le bar VIP décoré d’ossements n’est guère plein à cette heure-ci. On peut d’ordinaire s’y défoncer l’entendement avec un choix d’alcools forts de soirée étudiante haut de gamme, mais tu te contenteras d’un Coca. Tiens, ils ont viré les flippers depuis l’an passé. Autour de toi, des petites familles côtoient des plumitifs à l’œil plus ou moins frais. Le barman est catégorique, les VIP de toute sorte semblent plus nombreux que les journalistes parmi les porteurs de bracelets spéciaux.

Se remettre en douceur l’oreille à l’étrier

Il t’indique Stéphane au bout du bar, dont tu comprends à tort qu’il s’occupe des relations presse. Petit et tatoué, en polo impeccable et rasé de frais, Stéphane a l’air pro comme tout. Il est responsable du bar VIP et discute pour l’heure de l’emplacement d’une webcam derrière le zinc pour Arte. Non, il ne connaît pas grand-chose aux accréditations, sinon que les demandes sont nombreuses et qu’il est difficile de savoir ce que ça rapporte vraiment au festival. Dans son bar, l’ambiance est « chill » et propice aux interviews. Bénévoles et techniciens y ont accès ; les musiciens s’y font désormais plus rares, disposant de quoi s’abreuver dans les loges. Dans le temps, certains venaient boire un coup ou jouer sur place — dont Motörhead, forcément. Aujourd’hui, on accueillera France Inter à partir de 21h. Par acquit de conscience Stéphane prend ton numéro pour le faire passer à Éric, des RP. Tu as bien conscience qu’arracher un entretien dans ses journées de 20 heurs relèverait du miracle, et ce miracle-là n’aura pas lieu. Las, tu recentreras ton papier sur les vielles gloires en tête d’affiche, un sujet pas dénué de pertinence l’année où la plupart seraient éligibles à la Carte Vermeil.

Quiétude matinale à la fontaine de sang.

Tu rejoins donc tes potes devant la Mainstage 1 pour le début de The Quireboys, ou plutôt pour assister à la fin de leur balance qui rogne sensiblement sur les 30 minutes imparties. On pige d’emblée pourquoi ces messieurs ne sont pas devenus les Guns n’Roses, auxquels on les compara un temps. Ils portent beau, pourtant, arborant un look très Swinging London — enfin pour trois d’entre eux, le batteur rappelant le marin des pubs Jean-Paul Gauthier tandis que le très sombre bassiste paraît tout droit sorti d’une formation de black metal grec, un pigiste peut-être, c’est qu’il faut bien vivre… Musicalement, une fois lancée l’affaire n’est pas déplaisante, sorte de hard rock bluesy vous ramenant au Exile on Main Street des Rolling Stones, voire aux vieux Aerosmith ou aux Black Crowes. Le type qui brandit une tête à cheveux verts juste à côté de toi n’est pas tout à fait dans le mood. La blonde cowgirl qui se déhanche derrière, un peu plus. Le chanteur souhaite savoir si la nuit a été difficile, en tout cas le son proposé te permet de remettre en douceur l’oreille à l’étrier.

C’est Marseille, bébé

Tu es fin prêt pour reprendre une dose de brutal, et ce sera le cas en Temple avec les Marseillais d’ACOD. Ces jeunes gens proposent un black metal mélodique rappelant parfois Rotting Christ, c’est à dire rythmé, divers, rallongé d’un doigt de synthés et osant pas mal de breaks. Même Satan a besoin de variété. Si le son reste un tantinet brouillon, il s’accorde plutôt bien avec le genre musical concerné. Question présentation, du classique, on est tout de noir vêtu hormis un gratteux que tu dirais sorti d’un groupe de nu metal, mi Jim Root, mi Wes Borland. Dans le public en plein réveil, on agite des frites de piscine. Le chanteur demande qu’on tape dans les mains. Pas très black metal, tout ça. Deux tridents pointés vers le bas ornementent la scène ; leur allure un peu cheap rappelle les spectacles de fin d’année scolaire, mais enfin le light show est au niveau pour un groupe programmé à 13h. Tu resteras en Temple pendant la pause histoire d’être aux barrières pour le concert suivant, écoutant d’une oreille distraite le metalcore pêchu des Génevois de Nostromo qui déchire Altar.

« BULLET IN YOUR HEAD ! » (Akiavel)

Des camarades métalleux au parler chantant du pays de Jul et des cigales t’ayant chaudement recommandé Akiavel, compatriotes marseillais d’ACOD, tu les attends avec curiosité. Le fait est que les premières minutes résonnent dans ton crâne comme une gifle avec élan, structurées par un énorme son de batterie. Sorte d’Elvira maîtresse des ténèbres en version destroy, la chanteuse Auré assène un brâme guttural étonnamment profond, tandis que les chauves barbus guitariste et bassiste enchaînent tout sourire dehors les figures imposées du death metal et du thrash. Y’a de la joie dans le métal extrême, le jeu de scène complice en témoigne, enfin sauf chez le batteur, aussi stoïque qu’impeccable à ses fûts. On n’est guère loin d’At the Gates, classique mais parfaitement huilé, ce qui pour toi constitue un fameux compliment. Des invités se pointent sur scène à l’annonce du dernier titre, dont le frontman de Tagada Jones et le représentant d’une ONG qui sauve les forêts. Immanquablement, les premiers accords du Roots Bloody Roots de Sepultura te mettent en joie. Très classique et en place comparée à celle d’ACOD, la prestation en valait la peine, d’ailleurs Olivier a survécu et opine.

« J’ai pris une caisse avec le bassiste. »

À force de débriefer avec les potos du sud avant d’aller jeter un oeil au set d’Elegant Weapons en MS1, ils ont déjà fini, ces cons-là. Tout juste auras-tu saisi quelques mélodies pas déplaisantes de heavy metal rétro et des bribes de la voix de Ronnie Romero, sorte de Xavier Gravelaine du genre avec ses 15 groupes en moins d’années d’activité, qui rappelle agréablement celle de Blackie Lawless de WASP. Il est à peine 16h et une foule appréciable est déjà massée devant la Mainstage 2. Il faut dire que l’événement suscite une curiosité légitime : les Simarils se sont reformés, ils ont même pondu une nouvelle galette en 2020. Vu l’âge moyen des festivaliers, beaucoup les écoutaient déjà dans les 90s. « J’ai pris une caisse avec le bassiste », se rappelle Olivier, ce qui ne vaut pas à Côme Aguiar d’appartenir à un club ultra exclusif. La bondissante resucée de Rage Against The Machine en version baguette et béret a conservé un certain charme en dépit d’un matos très « MJC d’antan ». « On est un authentique groupe de lycée » rappelle d’ailleurs le chanteur David Salsedo, arborant un audacieux T-shirt « SUITS SUCK » au festival français dont le public compte la part la plus élevée de cadres. Il utilise une sorte de micro de cibiste, « comme dans Chips » précise-t-on dans le public. pour entonner le très culte « Quand le calme devient une faiblesse » du tube de 1995 Cours vite. Vous êtes vieux, et satisfaits.

Youth — et pas que — gone wild (Skid Row)

Il suffit de se translater un léger coup à droite pour se retrouver face à la Mainstage 1, où vont se produire les Skid Row, stars incontestées de la BO associée aux journées de 1993 où Olivier et toi prétendiez réviser des concours. Le très prévenant staff du Hellfest arrose la fosse à la lance à incendie alors qu’il ne fait spécialement chaud. Vitaminés, les gars du New Jersey entrent sur scène en courant avant d’envoyer le très heavy Slave to the grind, titre éponyme de leur album numéro 1 du Billboard US lorsque Boris Eltsine fut élu président en Russie. Enfin, du New Jersey à l’exception notable du frontman Erik Grönwall, lauréat 2009 du pendant suédois de la Nouvelle Star. Ça mène à tout. Ce garçon ressemble un peu à Kirsten Stewart ; vocalement, sans être Sebastian Bach, il tient à peu près la route. « For the next 30 minutes or so, Hellfest, your ass belongs to Skid Row ». Le plaisir vintage qu’apporte le groupe de Rachel Bolan, le bassiste qui s’enchaîne le nez à l’oreille gauche, ne se boude pas. Sur 18 and life, Olivier se tourne vers toi : « C’est la 3e chanson de suite que je connais, a priori ça n’arrivera plus du festival. » La balade meringuée I remember you renvoie chacun à ses surboums plus ou moins inconfortables. Un slammeur passe, pétard en bouche. Descendu au contact du public, Kirsten Grönwald aura payé de sa personne. La prestation très honorable s’achève sur Youth gone wild.

De la taïga glacée à la Fête à Neu-Neu

Le retour à Temple promet un nouveau dépaysement puisque l’heure est à un bon shoot de black metal atmosphérique norvégien. Le quatuor très statique parle avec une chaleur que leurs masques austères ne laissaient pas deviner. La musique a des accents épiques et ose les harmonies, donnant à chacun l’impression de traverser la taïga enneigée au galop. Olivier les trouve proches de Metallica, « pas le chanteur, mais le reste ». Soit. Devant vous, un type ressemblant à Ringo Starr porte le costume de Jacques Villeret dans La Soupe aux Choux, ce qui entame quelque peu la solennité du moment. L’overdose guette, la faute à des compositions un poil répétitives. Vous ressortez à l’air libre. Quitte à rompre avec l’ambiance cérémonielle des forêts norvégiennes, autant y aller à bloc. On annonce un groupe de ska-punk à la Warzone.

Less than Jake, more than a foutu bordel.

Les Floridiens dont il est question s’appellent Less than Jake et leur enthousiasme est communicatif, flanqués de ces grands bonshommes en plastique auxquels de l’air pulsé fait faire des contorsions pour attirer le chaland à la devanture des vendeurs de voitures d’occasion dans les films américains (c’est très clair pour moi). Comme de juste, autour du rasta blanc en T-shirt Maiden qui officie à la gratte et au chant, trombone et saxophone complètent l’instrumentation rock traditionnelle. Un gentil mosh pit se déclenche au deuxième titre ; on s’y castagne à la frite de piscine dans une ambiance incontestablement feel good. Pas besoin d’envoyer du sale ou de l’énervé pour obtenir ensuite un bon gros circle pit fraternel, puis un wall of death bienveillant. Le bassiste accompagne le frontman dans des harmonies vocales et dans des numéros de duettistes rigolos entre les morceaux. Des ballons de plage jaillissent dans la fosse sur un titre dédié à la bière. Un slammeur vêtu en Scooby-Doo passe une quinzaine de fois au-dessus des têtes. « Tout le monde nous a dit de virer les cuivres et de prendre un guitariste solo, mais on leur dit d’aller se faire foutre ! » Le fait est que tu passerais leur came dans ton salon aussi volontiers que La danse des canards, mais en concert, un certain charme opère franchement. Sur l’ultime morceau, un étrange bonhomme en survêtement jaune qui porte un masque de squelette traverse la scène en brandissant un drapeau au nom du groupe. Diantre, que c’est joyeux.

Pour some bromure on me…

S’ensuit une expérimentation un peu risquée : sur le prochain créneau suivant doit sévir un prototype de groupe méprisé par les fans biberonnés au métal des années 80, catégorie à laquelle tu te targues d’appartenir. Il s’agit de Papa Roach, dont le chanteur Jacoby Shaddix aggrave le cas en cultivant un look rappelant immanquablement le méchant des Indestructibles. Papa Roach, c’est un nu metal énergique et simplet bourré de samples au chant tirant sur le rap, et la recette fonctionne apparemment auprès de pas mal de monde en ce début de soirée : un public compact et ravi cerne la Mainstage 2. Derrière le groupe, les grands écrans le gratifie d’une iconographie de hip-hop bas du front à base de grosses voitures, liasses de billets et armes de poing. « C’est un tout petit peu FM » euphémise Olivier. Ils ratissent large en reprenant Firestarter de Prodigy, puis lorsque Shaddix entonne Lose yourself. La foule remue très au-delà du pit, plus enthousiaste qu’agressive ; vous êtes des milliers à vous agenouiller en attendant l’ordre de sauter sur place. Ouvertement pompé sur Hallowed be thy name, le riff de Last resort clôture un set hautement libérateur d’endorphines. Très putassier, certes… mais qui aura fonctionné du tonnerre.

Sans légende (circa 2023)

Autant dire que la transition avec Def Leppard en Mainstage 1 promet d’être pentue ; on gagnera en élégance ce qui sera perdu en tonus. Ton papier à venir sur les croulants du Hellfest ne dira pas autre chose :

 Vu de 2023, on peine à se remémorer l’importance fondamentale de ces grands ambianceurs des années 80. Qu’on y songe : avec Pyromania puis Hysteria, le groupe de Sheffield est l’un des cinq – aux côtés des Beatles, Led Zeppelin, Pink Floyd et Van Halen – à avoir dépassé à deux reprises les 10 millions d’albums vendus aux États-Unis. Telle était la puissance de leur heavy metal lustré jusqu’au clinquant par le producteur Robert « Mutt » Lange. Le set de Def Leppard au Hellfest 2019 fut qualifié de « brillant, bien que plutôt calme » par l’article français de Wikipedia, une manière comme une autre de décrire la setlist émolliente, garnie de 3 slows consécutifs en son milieu, qui endormit l’essentiel du public présent. Dès lors, ceux qui avaient vécu l’expérience étaient fondés à redouter qu’elle se reproduise. Force est de reconnaître que le show de 2023 démarra mieux à cet égard, servi par un son incisif et musclé. Sur grand écran, chaque plan de Rick Allen (59 ans) le montrait souriant aux anges en tabassant les fûts de son bras solitaire depuis 1984, manifestement ravi d’être là et bien remis de son agression floridienne de mai dernier.

Statiques, ses compères faisaient le travail, à commencer par un duo de gratteux Phil Collen (65 ans) – Vivian Campbell (60 ans) ayant manifestement soulevé pas mal de fonte et tenant à le faire savoir en manches très courtes. Côté Joe Eliott (63 ans), la tenue plus classique combinée au déhanché un tantinet grippé évoquait un grand oncle investissant le dancefloor en fin de bar-mitzvah, mais le principal reproche qu’on put lui faire fut de faiblir vocalement à mesure de sa prestation – signe, peut-être, d’un moindre recours au playback que d’autres. Collectivement, le problème était ailleurs : la répétition d’un morne creux rappelant 2019 passé 4 ou 5 titres pêchus, mélange d’extraits du dispensable dernier album en date et de versions acoustiques fadasses – en dégainant de bien vilaines Fender acoustasonics qui pis est. À ce stade, ni le gilet brodé d’anges fessus du bassiste Rick Savage (62 ans) ni la vision réjouissante d’un slammeur en string chevauchant un requin gonflable ne relancèrent tout à fait l’intérêt du set. De quoi en dissuader certains de poursuivre, malgré la promesse du Photograph final après une salve de classiques. Moins un problème de grand âge que de setlist inadaptée à un public de festival, en somme. Perseverare diabolicum.

Un ravi, un placide, un crooner, et la magie opère

Tu peux avouer ici que c’est un SMS de Bertrand, forcément, qui identifia le disgracieux modèle de Fender dont il est question ; toujours est-il qu’Olivier et toi prenez congé vers le milieu du concert. C’est l’occasion d’aller découvrir en Valley un trio aux antipodes de Def Leppard, à la fois belge, méconnu en France et tenant une forme olympique. Triggerfinger interprète un stoner rock gorgé de swing qui pose solidement ses appuis, guitare grasse à souhait et basse profonde comme il faut. Les bougres ont du style, avec ça, en témoignent leurs impeccables costards gris, et l’on dira leur joie de vivre un tantinet plus ostensible que celle de leurs compatriotes d’Amenra. Remuant derrière un set minimaliste, le massif batteur rappelle feu Arno — avec qui ils interprétèrent J’aime la vie. Le bassiste à la gestuelle plus sobre porte une inattendue toque en fourrure. Alternant petits cris en voix de tête et timbre de velours, le frontman barbu Ruben Block joue fort bien d’une Gretch imposante. Un ravi, un placide, un crooner, et la magie opère. Tu regretteras un temps de les avoir quittés en avance pour aller te placer devant la Mainstage 1 en prévision de Mötley Crüe, vous donnant de facto à Oliver et toi l’occasion d’assister à l’intégralité du pire set de cet édition sur le papier : la première apparition au Hellfest de la tête à claques interplanétaire qu’on appelle Machine Gun Kelly. Pour faire vite, le rappeur texan trentenaire s’est fait connaître en clashant Eminem sur Youtube avant de prétendre s’emparer de force du trône du métal par la grâce d’une brassée de tubes pop-punk concoctés avec l’aide de Travis Barker, le batteur aussi tatoué que lui des Blink-182. D’évidence, ce con-là a tout pour plaire. Il entame son set en toute simplicité, juché au sommet d’une pyramide bleue. « Hello you sexy sweaty fucks ». Bah tiens.

Less is more, une fois (Triggerfinger)

Le batteur masqué Rook Cappelletty, aperçu en cameo chez Papa Roach, semble au niveau de ses bons homologues keupons. Déjà ça. Aux grattes officie un duo atypique en un tel environnement : la blonde et court vêtue Sophie Loyd, qu’on dirait en promo pour Barbie (sur les écrans le mois suivant), et l’Afro-américain à dreadlocks Justin Lyons. Au delà des riffs raisonnablement lourds qu’ils envoient à profusion, couvrant à peine d’encombrants samples, l’impression immédiate est ambivalente : si l’on imagine dans ce casting inclusif un calcul marketing gros comme la Cathédrale, il reste bienvenu sur une scène souvent réservée aux paires de sexagénaires caucasiens à l’heure des têtes d’affiche. « MGK » lui-même en rajoute dans la posture hautaine, notant de 2 à 5 sur 10 les cris qu’il réclame de la foule. Celle-ci n’est pas rancunière, exécutant proprement le wall of death exigé dans la foulée. Le grand gamin attrape une guitare, tu n’entendras pas vraiment s’il a bien fait. Tommy Lee, qu’il a interprété dans The Dirt sur Netflix et qui se produira dans la foulée avec Mötley, apparaît pour une pige aux allures d’adoubement qui doit faire grincer quelques dentiers. « I’m fucked up », lance-t-il après quelques lampées du contenu d’une chope et un gros pétard fumé en direct, après quoi il assène un titre de sa période rap au même effet probable sur les mêmes dentiers. Si l’on se résume : compos basiques, groupe engagé comme il faut, son exagérément trafiqué, inclusivité bien dans son époque, accoutrement ridicule — donc pas inopportun au Hellfest —, attitude forcée comme un sourire de candidat à la présidentielle. Dans un festival qui se pose un peu plus chaque année la question du renouvellement générationnel, s’agit-il d’un vent de fraîcheur ou d’un vent tout court ? Tu fais ton scrogneugneu, sans trancher vraiment en ton for intérieur. Côté Olivier, on est mieux disposé. « Odieux personnage » commente-t-il en souriant. Le bougre savait déjà être contrariant trois décennies auparavant.

Un bon Crüe plus que cuit

Tu parleras du Crüe dans ton article sur les vieilles gloires, forcément :

Au fond, le rendu de Def Leppard n’avait guère surpris. Le vrai facteur X devait suivre, c’est-à-dire la prestation de leurs camarades de tournée. Ni batteur manchot, ni guitariste mort côté Mötley Crüe, et cependant un historique bien plus rock n’roll au sens bordélique du terme. Mötley Crüe, c’est un pastiche qui a pris vie, le groupe qui aura fait bien pire que toutes les dégueulasseries relatées dans la version Netflix de sa biographie, qui a pris sa retraite le 31 décembre 2015 et qui est revenu depuis sans vergogne sans que grand monde en espère grand-chose. Si Paul Stanley ou Axl Rose tirent des bords au micro, Vince Neil (62 ans) ne sait carrément plus chanter. Si les piques des anciens d’un groupe rythment souvent son existence, Mick Mars (72 ans) est carrément en procès avec le Crüe. Si les chanteurs fatigués ont recours au playback, Mars balance carrément que la basse de Nikki Sixx (64 ans) est elle aussi enregistrée. Si les rockeurs vieillissants semblent à peine y croire quand ils affirment n’avoir pas changé, Tommy Lee (60 ans) montre carrément sa bite sur les réseaux sociaux. Bref, impossible de distinguer la nostalgie du voyeurisme en prenant place devant la Mainstage 1 à 23 heures ce vendredi. Et là…

Un slammeur serre les Crüe

Bien sûr, la qualité du chant varia tellement qu’on pouvait deviner quand Neil était en direct (ça couine). Bien sûr, les pauses furent conséquentes. Bien sûr, le Tommy Lee d’aujourd’hui est un rien pathétique quand il réclame de la bière et des nichons. Bien sûr, son incarnation de 2018 dans The Dirt Machine Gun Kelly fut copieusement huée lorsqu’elle passa une tête sur la BO du téléfilm – et Neil était clairement en playback pour ne pas trop pâtir de la comparaison. Seulement voilà : le son très heavy aux basses vrombissantes ne déparait pas dans le festival, le mauvais goût attendu de la mise en scène n’excluait pas un certain sens du style, la quantité de bouses dans leur discographie ne les empêcha pas de piocher assez de bangers dans les bonnes galettes, et les difficultés individuelles n’occultèrent pas le talent stratosphérique de John 5 (52 ans), ex-Marilyn Manson, le remplaçant de Mars à la gratte auquel on a lâché la bride histoire d’entendre un peu de musique. Le résultat se suivit sans déplaisir, voire un bonheur coupable. Mötley Crüe au Hellfest 2023, c’est George W. Bush réélu en 2004 : impérial face à des attentes au niveau de la mer.

Le débriefing en arpentant les deux kilomètres de nationale qui vous séparent des voitures est formel : les antiques néophytes sont aussi ravis que fourbus. Pourvu que ça dure.

La suite…

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