La promesse, Friederich Dürrenmatt

Audio :

Téléchargez le podcast

Même quand il détaille les pires horreurs dont les humains se rendent coupables, le polar rassure. Il rend le mal lisible, confère une certaine logique à ses manifestations et décline la méthode pour le comprendre, sinon en venir à bout. Le genre est souvent pessimiste en diable, insistant sur l’insignifiance et la précarité des moyens que se donne la société pour vaincre les serpents qu’elle nourrit en son sein. Peu d’œuvres, cependant, sapent autant la confiance nourrie par le lecteur dans la lutte contre le crime que La promesse. Le roman naquit d’une œuvre de commande, le scénario d’un film intitulé Ça s’est passé en plein jour dans lequel jouèrent notamment le futur Auric Goldfinger, Gert Froebe, et la vedette française Michel Simon. Sorti en 1958, le long métrage était destiné à éveiller les consciences sur la fréquence croissante des meurtres d’enfants. Lorsqu’il fit un roman de son scénario, Friederich Dürrenmatt précise dans la postface qu’il orienta son travail différemment, s’attachant à la psyché de l’enquêteur Matthieu en tant que « personnage typique de notre vingtième siècle » plutôt qu’aux crimes eux-mêmes. C’est du roman plus que du scénario d’origine que fut inspiré The Pledge, réalisé en 2001 par Sean Penn, avec Jack Nicholson en alter ego de Matthieu.

Le roman policier, ennemi du réel

Un écrivain donne une conférence sur l’art du roman policier à Coire, dans le canton suisse des Grisons. Rencontré au bar de son hôtel, le Docteur H., ancien chef de la police de Zürich, lui offre le lendemain de l’y raccompagner. En chemin ils s’arrêtent faire le plein dans un relais routier sinistre, devant lequel un étrange vieux pompiste sale et dépenaillé est assis sur un banc. Il ne s’anime que pour scander « J’attends ! » et « Il va venir !« . Une fois repartis H. se confie à son passager. D’une part, il méprise la manière dont les romanciers ripolinent le chaos du monde pour faire de chaque cas à résoudre un enchaînement cohérent de causes et d’effets. D’autre part, le pompiste hirsute était encore son second Matthieu, enquêteur génial, une dizaine d’années auparavant, avant qu’il ne bute sur une terrible affaire. Elle éclata lors de son dernier jour à Zürich avant une affectation à l’étranger. Dans la bourgade paysanne de Maegendorff, d’où l’on regarde la grande ville avec défiance, le colporteur Von Gunten découvre une fillette nommée Gritli assassinée au rasoir dans un bois. Une pluie battante y a effacé l’essentiel des indices. Matthieu doit annoncer la nouvelle à ses parents, puis – hélas pour lui – leur jurer sur son âme qu’il trouvera le coupable.

L’aube était déjà proche, quand j’avais finalement absorbé deux cachets de somnifère avec l’espoir de dormir un peu ; et je me sentais maintenant tout assommé, presque paralysé. Le jour, pourtant levé depuis un bon moment, restait comme à demi-éteint, avec une lumière hésitante et grise. De place en place, luisant et métallique, un bout de ciel apparaissait un instant dans la masse accablante et compacte des nuages, qu’on sentait tout gorgés de neige ; on eût dit que l’hiver ne voulait pas quitter ce coin du pays. La ville elle-même avait l’air d’être au fond d’un trou, entourée de ses montagnes sans nulle majesté, qui ressembleraient plutôt à des tumuli, à de mornes levées de terre, comme si quelque tombe géante avait été creusée en cet endroit. Pierreuse et grise, telle était cette ville de Coire avec ses grandes bâtisses administratives, et j’avais peine à croire que le pays pût donner du vin. Nous nous engageâmes dans la vieille ville, si peu faite pour une grosse voiture, que nous tombions à tout moment dans de brusques culs de sac ou sur des venelles trop étroites, quand nous ne débouchions pas sur des rues à sens unique, obligés à chaque fois à de difficiles manœuvres et à des marches-arrière délicates afin de nous dégager du piège des murailles. La chaussée, au surplus, y était si glissante du fait de la neige et de la glace, que nous respirâmes enfin lorsque nous pûmes laisser derrière nous ces quartiers trop antiques. Pour moi, je n’avais pratiquement rien entrevu de cette vieille capitale épiscopale, tant notre départ avait pris les allures d’une fuite.

Pour la population locale, Von Gunten en fait un tout trouvé : on lui a découvert un passé de délinquant sexuel. Réclamant qu’on leur livre le colporteur, les villageois deviennent menaçants. Matthieu s’interpose avec calme, promettant de les laisser appliquer une justice expéditive une fois établie la certitude de sa culpabilité… avant de démontrer que c’est tout simplement impossible. Il s’agit du troisième meurtre similaire en cinq ans recensé dans les cantons alentour. Les enquêteurs se perdent d’autant plus en conjectures que les criminels sexuels sont, par essence, difficiles à identifier faute d’un mobile évident qu’ils arboreraient telle une pancarte autour du cou. Désigné comme successeur de Matthieu, Henzi croit Von Gunten coupable et le soumet à un interrogatoire. Pendant ce temps, le Docteur H. interroge les camarades de classe de Gritli. Elle semble avoir côtoyé « un géant tout noir qui lui donnait des hérissons ».

Entre hyper rationalité et folie pure

Les policiers en charge de cuisiner Von Gunten déploient leur savoir-faire en matière d’extorsion d’aveux. À les entendre, tous les indices – certes circonstanciels – semblent le désigner, et il finit par avouer. Dans la foulée, il se pend. Alors que Matthieu va prendre l’avion pour rejoindre son nouveau poste, il se ravise et dit à H. qu’il ne partira pas : pour lui Von Gunten n’était pas coupable, et il enquêtera désormais sur son temps personnel. Très vite, il change, devient irascible, se met à fumer et boit trop. Sa hiérarchie l’envoie se faire examiner par un psychiatre, mais il retourne l’entretien pour tenter d’établir le profil psychologique du géant aux hérissons. Quand le professeur comprend que Matthieu pourchasse un individu dont la réalité est sujette à caution, il le met en garde… la suite verra l’ancien commissaire osciller entre hyper rationalité et folie pure.

Il ne restait plus trace de nuages au ciel, mais la pluie n’avait apporté aucune fraîcheur. Le foehn continuait à souffler, poussant ses énormes bouffées de moiteur à travers monts et vaux, faisant peser sur tous cette mauvaise chaleur qui met de l’impatience et de l’irritation sur les nerfs, de la méchanceté au cœur des gens. Au village, où pourtant il faisait encore jour, les lampes étaient allumées dans la rue. Les paysans s’étaient groupés en masse serrée autour du car de police : ils avaient découvert von Gunten, et c’était sûrement lui l’assassin. Colporteurs et marchands ambulants, ces gens-là sont toujours suspects ! A le voir où il était, tassé sur lui-même et muet, l’air craintif, dans le car de police, entre les agents qui se tenaient raides sur leur siège, le village tout entier s’était persuadé sur-le-champ que l’homme était déjà en état d’arrestation. Pas à pas, ils s’étaient approchés de tous côtés de la voiture, collant leurs faces aux portières. Ils voulaient voir. Et les policiers ainsi assiégés ne savaient plus que faire. Dans la seconde voiture officielle, le procureur également était cerné par la foule paysanne. Il y avait en outre la voiture du service médico-légal, venue de Zurich après les autres, et enfin l’ambulance blanche à croix-rouge, avec le corps mutilé de l’enfant. Tous les hommes du village devaient être là, petite foule menaçante quoique silencieuse. Les femmes, elles, semblaient collées contre les maisons et ne soufflaient mot. Quant aux gosses, ils s’étaient hissés sur le rebord de la fontaine pour tout voir. Une même fureur à la fois sourde et violente, sans objectif précis, habitait tous ces paysans qui voulaient leur justice, âpres à se venger.

Long d’à peine 150 pages, La promesse s’avère oppressant dès son incipit ; on ne trouvera rien de charmant dans la ville de Coire ni sur les routes de montagne, encore moins dans la station service où H. fait halte avec l’écrivain. Le village du drame n’est guère plus hospitalier, il y bout bien vite un désir collectif de condamner et punir l’étranger. La joliesse pittoresque et dénuée d’aspérités de la Suisse prend ici un fameux coup. « Je professe l’opinion que c’est un devoir qui incombe à chacun, dans notre pays d’ordre et de propreté, de se ménager quelque part, de constituer par principe de petits îlots de désordre, quand bien même ce ne serait qu’en cachette » affirme H., fatigué de la surface si lisse des choses qui l’entourent. Les paysages tout à fait splendides ne trouvent pas plus facilement grâce à ses yeux. « Je me pris à haïr cette exubérante splendeur, le bleu pur du ciel, le paysage flamboyant, tant j’avais l’impression de me trouver en présence d’une immense carte postale du plus affreux mauvais goût. » Dürrenmatt utilise le décor helvète pour instiller le malaise avec une indéniable habileté. Ainsi, la brume que l’on voit s’épaissir à travers la fenêtre du bureau où Matthieu s’entretient avec le psychiatre Locher accompagne à merveille leur joute intellectuelle de plus en plus dense.

À ceux qui veulent encore une résolution : le coup de grâce

On ne déplore aucune phrase inutile dans La promesse, quand bien même l’auteur laisse ses personnages dérouler des raisonnements souvent élaborés ou sait étirer le temps pour donner à son lecteur l’impression d’une interminable attente – je parle ici d’une mémorable scène de planque et du témoignage non moins marquant d’une mourante des plus bavardes dont je me garderai de livrer ici les détails. Deux narrateurs se succèdent, le romancier se mettant en scène lors de sa rencontre avec H., et ce dernier auquel il prête ensuite sa voix. Le registre soutenu et la qualité de la langue dans la traduction française, que l’on doit au poète et résistant Armel Guerne, siéent à l’époque ainsi qu’à la rigueur et la précision des questions philosophiques en jeu. Car le cheminement de Matthieu jusqu’à sa funeste conclusion donne bien lieu à une réflexion profonde sur la nature et la portée de l’investigation policière. Dans ce domaine, Matthieu incarne la foi en la raison. Intègre et méticuleux, sans vie personnelle connue, peu doué pour la politique, prompt à prendre à sa charge tout ce que refuse moins courageux et compétent que lui, il aspire à la vérité d’un cas obsessionnel quand H. raisonne en statisticien se sachant impuissant à maîtriser le désordre infernal de son environnement. Une rupture s’est opérée en Matthieu, habituellement détaché des choses du monde, de l’ordinaire des affects humains, en contemplant le cadavre de la fillette et la détresse des parents.

Dans le cas de Matthieu, l’homme devait rester incapable de l’admettre, de l’accepter : pour lui, il était indispensable que la réalité répondît à la justesse de son calcul, que les faits répondissent à son attente, faute de quoi il devait récuser la réalité, refuser le concret, ne brassant que du vide. Et c’est ainsi que mon histoire va se résoudre de la manière la plus désolante qui soit, s’achevant sur la plus banale des « conclusions » possibles. Ainsi en va-t-il, hélas, parfois, tant il est vrai aussi que le pire n’est jamais exclu ! Il y a là une évidence à laquelle il nous faut bien nous faire, parce que nous ne sommes que des hommes. C’est quelque chose avec quoi, virilement, nous devons compter, une fatalité contre laquelle on doit se cuirasser : la première chose étant de décider une fois pour toutes de ne pas se laisser entamer, de ne pas broncher devant les manifestations toujours plus puissantes, toujours plus évidentes et nécessairement de jour en jour plus irrécusables de l’absurde. C’est une divinité à laquelle il faut laisser sa part, puisque c’est à cette seule condition qu’il nous est permis de trouver humblement notre petite place sur cette terre. Les lumières de l’intelligence humaine ne portent pas loin dans le monde ; et dans ce faible et douteux clair-obscur, c’est encore et toujours un univers paradoxal qui occupe la première place. Demi-lueurs, spectres à peine certains, gardons-nous de trop y croire, comme s’ils avaient leur siège en dehors de nous, une existence indépendante de l’esprit humain, comme s’ils étaient une réalité « en soi ». Et surtout ne tombons pas dans l’erreur pire encore qui regarde comme évitables toutes fautes et manquements ; on ne pourrait que condamner le monde sans appel, avec une orgueilleuse prétention morale, en affirmant sur lui l’infaillibilité de purs et parfaits produits de l’intelligence, alors que par leur perfection même, et justement dans ce qu’elle a d’impeccable, ils se signalent très précisément comme le plus dangereux, le plus mortel des mensonges, et dénotent le plus terrible, le plus fatal des aveuglements.

Le pari qu’il fera pour honorer son serment, aussi risqué et dément qu’il soit, est également un modèle de pensée logique. « Je ne sais rien de l’assassin. Il m’est impossible de le rechercher. Ce que je peux chercher par contre, c’est sa prochaine victime. » Comme l’explique H. à l’écrivain, son destin connu d’entrée constitue à lui seul une remise en cause du polar classique et de ses trames narratives semblables à des mécaniques de précision, soit à mille lieux du réel que l’enquêteur doit ausculter. La promesse est un livre dangereux qui s’attaque aux fondements de son propre genre, un polar qui pourrait bien guérir son lecteur de son goût pour le polar, donc pas exactement un titre à lui recommander a priori. Et pourtant Friederich Dürenmatt, derrière l’implacable désenchantement de son propos, parvient à faire monter un suspense paradoxal. Tout en démontant les codes de l’exercice traditionnel, il parvient à les respecter. Sauf à considérer que la fin grotesque et cinglante soit un coup de grâce asséné à ceux qui seront restés avides d’une résolution en dépit de tout ce qu’ils auront subi jusque-là. Ce désarroi-là est un pur délice.

Laisser un commentaire