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Pourquoi buvons-nous ? Aussi douloureuse qu’inévitable un lendemain de cuite, la question s’impose plus largement dès que l’on constate combien la pratique s’est répandue dans le temps comme dans l’espace. Sur Terre, rares sont les endroits et les époques où l’être humain jamais ne picola. Il n’a d’ailleurs pas le monopole de l’ivresse : bien des animaux la pratiquent avec modération en consommant des fruits qui fermentent. L’alcool les attire, puis leur donne l’impression d’être affamés, ce qui leur permet de stocker d’autant plus de nutriments dans leur tissu adipeux. L’humanité a beau avoir développé l’enzyme de l’encaissement depuis sa descente des grands arbres, elle reste bien la seule à se coller d’authentiques ramasses avec enthousiasme et régularité. Son goût pour la gnôle fut très tôt déterminant dans l’évolution de son mode de vie : l’analyse des premières villes faisant foi, les historiens donnent à la bière un âge voisin de celui de la sédentarité et son brassage en fut probablement l’une des principales motivations… D’ailleurs, dès les Sumeriens, la bibine est omniprésente, on la boit à la paille dans d’archaïques tavernes et les débuts de l’écriture consistent à en tracer les échanges.
De la Rome antique au Courchevel d’aujourd’hui
Dans un style so British, à la fois distancié, didactique et bourré d’humour, Mark Forsyth nous entraîne dans une étude approfondie du lever de coude de nos origines jusqu’à la Prohibition, tordant le cou en chemin à pas mal d’idées reçues. Dont celles qui concernent le temps d’Al Capone et Eliott Ness, justement, car la Prohibition fut moins le succès d’une lame de fond puritaine à Washington que d’un mouvement féministe venu du Midwest. Il s’opposait au comportement épouvantable des hommes fréquentant les débits de boissons plutôt qu’à l’alcool lui-même. Et si elle reste souvent décrite comme l’échec mérité de législateurs bas du front, la mesure permit dans les faits une baisse de la consommation moyenne, la fermeture définitive des fameux saloons à l’ancienne et la féministation de la clientèle des bars, voire la popularisation du jazz via les speakeasies… ou de la cuisine italienne dans ceux tenus par des Transalpins. De la même manière, bien que l’idée demeure pleine de panache, c’est bien dans des verres que les Vikings buvaient bière et hydromel plutôt que dans des crânes d’ennemis vaincus. Déception.
L’ivrognerie est presque universelle. L’alcool existe dans la plupart des cultures. Les seules qui n’étaient pas trop portées sur la bouteille – en Amérique du Nord et en Australie – ont été colonisées par celles qui l’étaient. En fonction des époques et selon les endroits, la cuite prend des formes distinctes. Elle peut être une célébration, un rituel, une excuse pour frapper les autres, une manière de prendre des décisions ou de ratifier des contrats – et un millier d’autres choses singulières. Lorsque les Perses de l’Antiquité avaient un choix important à faire, ils débattaient à deux reprises : la première fois, ronds comme des queues de pelle ; la seconde, sobres comme des chameaux. S’ils arrivaient à la même conclusion dans les deux cas, ils la validaient.
L’alcool s’avère aussi un précieux renfort pour saisir les différences entre les civilisations : ainsi, la Grèce et la Rome antiques. Snobinards patentés, les Grecs buvaient du vin coupé d’eau et moquaient les amateurs d’autres alcools. S’enivrer était encouragé pour peu que l’on maîtrise son ébriété. Les hommes buvaient entre eux dans une pièce dédiée, le symposion, selon un rite codifié imposé par l’hôte. Le Banquet de Platon en illustre à merveille les subtilités – Socrate, comme son quasi contemporain Confucius, avait la réputation de pouvoir boire beaucoup sans être ivre pour autant. En peuple austère et conquérant, les Romains, eux, proscrivirent longtemps le vin. Arrivèrent une richesse infinie puis la décadence à l’avenant, et le vin devint une fierté de nouveaux riches. En témoignait sa dégustation théâtralisée à l’extrême lors du convivium, dîner mondain conçu pour souligner les différences sociales et favoriser la flatterie des pique-assiettes. Vomir n’y était pas rare. Dans les palaces du Courchevel d’aujourd’hui, on imagine que bien des fêtes d’oligarques prennent une tournure voisine.
Bibite ad libitum, amen
Les Égyptiens faisaient preuve d’une radicalité bien supérieure dans leur approche de la chistole. Ils associaient l’alcool au sexe, et buvaient énormément. La fête de l’ivresse, vouée à honorer la déesse Hathor, consistait en une véritable partouze alcoolisée dont on réveillait les protagonistes au milieu de la nuit pour qu’ils remissent le couvert. Avoir été conçu en pareille occasion était considéré comme un honneur. Respect, les gars. L’intrication entre ivresse et religion atteint son apogée avec l’avènement de la chrétienté. On compte déjà 200 références à l’alcool dans l’Ancien Testament, où l’on se désappe facilement une fois ivre, à la manière des rugbymen en école de commerce (Noé), voire on engrosse ses propres filles en pareil état (Loth), mais le seul fait de regarder un ivrogne nu est sévèrement puni… Dans les Évangiles, on observe cette fois une dualité : Jean-Baptiste le Nazaréen est abstinent, à l’inverse de son cousin Jésus – les Noces de Cana ou la Cène l’attestent. Le vin devient à ce point essentiel au rite chrétien que les premiers fidèles apportent la vigne partout où ils prêchent leur foi ; pour leur éviter de passer pour des pochards drapés dans un alibi religieux, Saint Paul met carrément le hola sur l’ivresse dans ses lettres. Après la chute de Rome, les vignerons à tonsure et soutane claquemurés dans leurs monastères – c’est que les barbares aimaient le vin mais ne le produisaient guère – ont bien souvent le gosier en pente, ce que leurs règles tolèrent largement.
Tenez, en 1741, des Londoniens croisèrent un laboureur à Newington Green, juste aux portes de la campagne. Pour rire, ils le persuadèrent par espièglerie « de boire trois ou quatre pintes de gin en lui offrant un shilling pour chacune, mais à peine se fut-il exécuté qu’il s’effondra et mourut promptement ».
Cet exemple est savoureusement symbolique. En partie parce que le paysan fut victime du gin avant même d’être arrivé à Londres. Mais aussi parce qu’il ne pouvait pas savoir. La classe paysanne avait à l’époque l’habitude de boire des pintes de bière, à toute heure du jour, y compris au petit-déjeuner. Alors pourquoi ne pas s’envoyer une pinte de cette nouvelle boisson ?
Pour nous, la réponse va de soi. Mais nous profitons des acquis d’une société qui a passé trois cent ans à se familiariser avec les spiritueux. Une nouvelle drogue est une chose dangereuse, non en soi, mais parce que la culture n’a pas encore fixé les modalités de sa consommation. Il est théoriquement possible que dans un avenir lointain nous soyons complètement accoutumés au crack. Tout le monde saura que l’on ne fume du crack que le jeudi, à l’heure du thé, et qu’il ne faut utiliser qu’un tout petit cristal. Votre grand-mère réchauffera la pipe tandis que vous aurez une conversation polie avec le vicaire, occupé à distribuer les crumpets autour de lui. Le crack sera toujours servi avec des crumpets.
On l’oublie souvent, mais le Coran accorde aux croyants une manière d’open bar au Paradis. Sur Terre, l’affaire est bien sûr plus délicate. Le texte sacré se raidit sur la question au fil des pages, ce que confirment les hadiths. Pour autant, l’islam expansionniste des débuts se montre conciliant avec les sujets de ses nouveaux territoires, comme le confirment les écrits des poètes. Peu à peu s’instaure une ambiguïté : s’il faut absolument reconnaître que l’alcool est un pêché, le fait même de le boire est en soi tolérable… Nombre de souverains musulmans accomplissent ainsi force allers-retours sur le sujet. Comme le rappelle l’auteur, « L’ingéniosité humaine arrive toujours à s’orienter dans le labyrinthe de la religion lorsqu’elle est cravachée par la soif ». Rien de religieux cependant dans la prohibition décrétée très tôt dans la Chine ancienne, d’où fut originaire le plus vieux des vins connus : il s’agissait plutôt d’une précaution politique, car l’alcoolisme y aurait fait s’effondrer des dynasties entières. On finit par opter pour une consommation raisonnée. Dans l’Angleterre médiévale, c’est aussi la raison qui prévalait : tout le monde buvait de la bière plutôt que de l’eau. Il faut dire que cette dernière était rarement saine. Brasser relevait des compétences domestiques élémentaires d’une maîtresse de maison. Les plus talentueuses ouvraient leur tonneau aux voyageurs et aux pauvres. Ainsi naquirent les pubs.
Et la France, morbleu ?
Difficile en revanche d’invoquer l’excuse de l’eau frelatée pour s’envoyer de l’alcool distillé, crée vers le XIe ou le XIIe siècle. À Londres, le gin d’inspiration hollandaise triomphe cinq cents ans plus tard : il s’agit de boycotter le cognac de ces maudits Français. Facile à produire, il démultiplie l’ivresse publique et la ploutocratie échoue à le réguler. Puisque le spectacle d’une populace cuite à point en permanence lui devient insupportable, elle en facilitera le transfert progressif aux colonies américaine et australienne… Et dire que cette dernière fut conçue comme une utopie vertueuse ! Dans les faits, elle fut fondée par des détenus, des soldats et des marins ; le rhum y devint vite la principale monnaie d’échange, clé de voûte du contrat social. Il provoqua un rare coup d’état et le système de santé local fut financé grâce à une arnaque aux licences. Côté américain, on ignore que George Washington était distillateur et sut en retirer un profit politique. La conquête de l’Ouest vit le triomphe du whisky : il permettait de transporter plus d’alcool dans moins de tonneaux que de la bière pour abreuver la clientèle des saloons, lieux privilégiés du développement d’une masculinité toxique ciblée par la Prohibition…
L’ivresse est un noeud de contradictions parce qu’elle dit oui à tout. Elle peut être l’instigatrice de la violence tout autant que de la paix. Elle nous fait chanter, et elle nous fait dormir. Pour les Grecs, elle donnait l’occasion d’éprouver la maîtrise de soi, pour les Vikings, elle était la source de la poésie – la bonne comme la mauvaise. Elle réjouit les rois et cause leur perte. Elle console les pauvres et produit leur misère. Pour les gouvernements, elle provoque les émeutes mais génère aussi des revenus. Elle est preuve de virilité et ruine de celle-ci, elle est outil de séduction et joyeuse matrone. L’ivresse est un fléau, un tueur et un cadeau des dieux. Elle est indispensable au moine, elle est le sang du Christ. L’ivresse permet de faire l’expérience de Dieu et l’ivresse est un dieu.
Voilà pourquoi nous n’y renoncerons jamais.
Mark Forsyth n’observe pas l’histoire récente de l’ivresse dans le seul monde anglo-saxon, et c’est tant mieux. À cet égard, il s’avère fasciné par la Russie, où la vodka permit le contrôle des membres du gouvernement par le despote au pouvoir, de Pierre Ier à Staline ; voire celui du peuple tout entier, car c’est l’État qui lui vendait l’alcool. Notons que les promoteurs d’une certaine tempérence en la matière, de Nicolas II à Gorbatchev, finirent renversés… Et l’autre pays de Gérard Depardieu, demanderez-vous à raison ? Comme l’explique d’emblée l’auteur dans un merveilleux avertissement au lecteur français, elle est absente de l’édition d’origine. Nous serions, selon lui, de célèbres buveurs plutôt que de fameux ivrognes, picolant partout et tout le temps sans considérer l’ébriété comme une fin en soi. Même en goûtant l’admiration sincère qui semble émaner de son propos, on lui recommandera de compléter ses investigations par une visite à Castillon-la-Bataille en période de vendanges.
Merci à Mark Forsyth. Hips.
Reste que le grisant panorama qu’il dresse, bien que volontairement incomplet, donne à la biture un caractère éminemment fédérateur. Consubstantielle aux imperfections humaines, à nos consciences cabossées, à l’ennui qui nous gagne quand se restreignent les perspectives de conquêtes nouvelles, l’ivresse nous définit en tant qu’espèce unique par sa bizarrerie plus encore que par ses talents. De quoi mieux s’assumer, en somme : assez pour dire un merci chaleureux à Mark Forsyth.