La petite femelle, Philippe Jaenada

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Lorsqu’il apparaît dans votre champ de vision, Philippe Jaenada y impose une présence d’ogre de village croisé Rapetou, tête ronde au cheveu ras et aux sourcils épais posée sur un menhir drapé de noir. Surnommé « Boit-sans-soif » au sein d’une fine équipe dite des « descendeurs de Ménilmontant », lui-même rappelle à l’envi que le remplissage régulier d’un pareil fût relève du tour de force, mais aussi de la nécessité. L’incipit de La petite femelle est clair sur ce dernier point : « Je suis comme les bébés, quand la nuit tombe, j’ai besoin d’un whisky » (Bien que plus porté sur le raisin fermenté que sur le malt, j’estime disposer de quoi comprendre parfaitement ce dont il parle (Ce n’est pas notre unique point commun, puisque j’ai moi aussi vu le jour à Saint-Germain-en-Laye, 10 ans après lui (À supposer qu’il soit également né à l’hôpital public, notre caste est vouée à l’extinction, puisque la maternité en question a fermé en 2006))). Considérez les trois digressions gigognes qui précèdent comme une tentative d’illustration d’une autre caractéristique du bonhomme : il aime digresser.

L’ours et la poupée

Nanti de ces informations, on s’imagine aisément Philippe Jaenada en étalon-or de la figure rassurante et séculaire du pilier de bistrot de nos faubourgs. Il faut cependant se méfier de ce genre de totems : l’inertie n’est pas l’immobilité. Une fois décramponnés du zinc et lancés à cent à l’heure sur les rails de leur obstination, ils font des trains de marchandises sacrément difficiles à arrêter. Ce qui constitue la genèse de La petite femelle : l’auteur en pince pour les faits divers, et l’examen de l’affaire Pauline Dubuisson lui laissa un méchant arrière-goût de bile, du genre impossible à faire glisser avec une demi-bouteille d’Oban.

Rappelons-en les grandes lignes : en 1951, la France se passionna pour cette Dunkerquoise après qu’elle eut occis son ancien amant de trois balles de 6,35mm dans son meublé du XVe arrondissement de Paris, puis tenté de se suicider. Le rapport de police, la presse et l’accusation la présentèrent comme un être dépravé, orgueilleux et calculateur de naissance, de ses frasques avec les Boches sous l’Occupation jusqu’à la préméditation de l’assassinat du gendre idéal Félix Bailly, coupable de s’être lassé de ses manières de fourbe marie-couche-toi-là au point de se fiancer à une autre. Elle prit perpète. Jaenada, lui, refait le match en 719 pages, avec l’ambition proclamée de s’en tenir aux seuls faits. Un remake puissamment distordu de L’ours et la poupée, dans lequel le plantigrade, cinquante ans plus tard, s’échinerait à montrer que Barbie n’avait rien d’un Chucky.

À tous les coups, elle perd

Le décorticage patient de la vie de Pauline, depuis sa naissance en 1927, est sans cesse mis en regard du traitement dont elle fit l’objet lors de l’instruction du dossier puis du procès d’assises. En ressort, pour faire vite, le choix délibéré d’un storytelling salement dégueulasse, au prix de tombereaux d’approximations grossières, d’opportunes omissions, voire de mensonges purs et simples. Sans jamais chercher à comprendre qui était Pauline Dubuisson, on fit d’elle un monstre. L’auteur, entre deux analyses rigoureuses – et trois digressions coutumières – ne manque jamais de s’en outrer, comme on l’imaginerait tonner à un comptoir. Le fait est qu’on tempêterait bien avec lui, godet à la main.

Ainsi, sur ses fameuses accointances avec l’Occupant, jamais personne ne prend la peine de rappeler le contexte familial de Pauline, la froideur de ses parents, son éducation dans une bulle auprès d’une préceptrice, la lecture précoce de Nietzsche qui lui fut imposée – et lui donna une fameuse idée de comment doivent vivre et survivre les « forts » – ou l’apprentissage de l’allemand, qui fit de l’adolescente en fleurs la traductice obligée de son papa entrepreneur auprès de ses partenaires d’affaires de la Wermarcht. Au contact des ubermenschen blonds et victorieux qui la reluquaient comme une sucrerie, comme plus tard auprès du beau parti un peu benêt qu’elle fit tourner en bourrique avant de s’apercevoir qu’elle tenait à lui, c’est toujours par intérêt malsain qu’on fait agir Pauline Dubisson, et jamais sous les emprises conjuguées du coeur et des hormones. Et si un procès-verbal de police relate un rendez-vous de la mineure Pauline avec un grand Hans qui lui offre des fleurs sur le banc d’un square, on s’empresse d’affirmer, dix ans après, qu’ils furent surpris en train de copuler dans un fourré. À tous les coups, elle perd.

Modernité coupable

Jaenada s’offusque de tant de menteries, contextualise chaque épisode – son Dunkerque tient la dragée haute à celui de Christopher Nolan -, fouille sans cesse plus profond dans les incohérences et les béances des témoignages, vérifie jusqu’aux trajectoires des balles et l’ordre supposé des coups de feu fatals en compulsant les rapports ballistique et d’autopsie, puis en rejouant la scène, et livre même des anecdotes intimes pour expliquer la faillibilité et les paradoxes de l’être humain en proie à la passion. On eût aimé que l’avocat de Pauline, plus attaché à la rédemption de ses clients qu’au démontage des dossiers instruits à charge, ait bêtement fait le job. Poissarde jusqu’au bout, elle hérita d’un orateur lyrique et mystique alors que les parties civiles purent compter sur un sniper patenté, ayant obtenu en d’autres prétoires l’acquittement de meurtrières passionnées.

Ces dernières furent certes absoutes avec d’autant plus de facilité qu’elles présentaient le profil idéal de la femme bafouée : des ménagères soumises, vertueuses mères au foyer  dépendant entièrement de leur époux volage, et sanglotant sur commande. Or Pauline Dubuisson n’était rien de cela : instruite, elle ne niait pas avoir eu des amants, poursuivait des études de médecine et soutenait le regard de ses accusateurs. Coupable d’avoir tué un homme, elle dut aussi répondre d’avoir été une femme moderne avant l’heure, une charge implicite et bien trop pesante, celle-là, pour qu’on ne reconût pas la préméditation.

À la santé d’un illustre Saint-Germinois

Celle à qui l’on reprocha en plein procès de « mieux réussir ses assassinats que ses suicides » finit par se donner la mort, rattrapée par son passé après avoir bénéficié d’une remise de peine, puis tenté de refaire sa vie loin de la métropole. Il est peut-être dérisoire de vouloir réhabiliter une authentique meurtrière, qui ne vécut, après tout, que neuf années en prison, plus d’un demi-siècle après sa mort. On peut aussi soupçonner le romancier Jaenada, pour impeccablement professionnel que fût son homologue journaliste – en témoigne le post-scriptum de l’ouvrage -, d’avoir éprouvé un peu plus qu’un dévouement de moine-soldat pour sa petite femelle. Le canaillou. Reste qu’une oeuvre de civilisation est par essence utile ; en l’occurrence, rappeler comment les passions de la foule peuvent se fonder sur un lisier parfaitement liquide, ou combien le statut des femmes qui usent de leur égalité de droits demeure à peine moins fragile en 2019 qu’en 1953. Le tout dans un bouquin richissime, drôle, instructif, humain et passionnant.

« Quoi qu’elles aient fait, je ne peux pas penser sans affection, ni sans un sentiment de deuil, à toutes ces filles réunies dans un même lieu parce que trop faibles ou trop fortes, intelligentes ou stupides, indomptables ou matées mais en tout cas écartées, confinées entre elles (…). C’est près d’elles, en elles, que Pauline trouve ce qu’elle cherchait depuis longtemps : des raisons d’aimer l’humanité. Celle qu’on rejette. Il n’y a sans doute aujourd’hui pas moins de femmes incarcérées, voire plus, mais peut-être pas pour les mêmes motifs, pas pour tant de meurtres, d’actes violents et désespérés. Elles étaient dominées, malmenées, elles se débattaient comme elles pouvaient – mal. »

J’ai trinqué pour moins que ça à la santé d’autres que Philippe Jaenada. Que mon camarade Saint-Germinois soit assuré que mon prochain coup de single malt lui sera dédié.

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