Dieu sait si la boxe en direct des Etats Unis peut être ingrate pour ses fans de ce côté-ci de l’Atlantique. Guetter la grosse affiche, s’assurer de sa diffusion sur une chaîne accessible, veiller un samedi jusqu’à 5 heures du matin, s’infliger un combat médiocre ou déséquilibré, voire savourer un affrontement de qualité jusqu’à une décision absurde qui vient ruiner l’ensemble… sans compter les matchs dont il n’y a rien à redire, sauf que c’est votre favori qui a dérouillé pendant 36 minutes finalement bien pénibles à vivre. Reste à retourner se coucher une fois retombée l’adrénaline, tout en se raccrochant à ce qui pourra rester de positif d’une nuit de boxe qui vous aura probablement laissé sur les rotules pour la semaine à venir : un beau combat de lever de rideau entre deux espoirs plus ou moins dignes d’intérêt, un joli KO sorti de nulle part, un ou deux rounds de muerte perdus au milieu d’échanges trop pseudo-tactiques pour empêcher les bâillements du noctambule solitaire… Un vrai grand combat est un moment de grâce dont la valeur s’apprécie au nombre de soirées de veille devant des rencontres quelconques qui l’ont précédé.
Autant le dire tout de suite, la soirée du 14 décembre dernier n’offrait pas toutes les garanties d’un bon vieux panard en mondovision. Initialement annoncée en pay-per-view, avant d’être reprogrammée en soirée classique par Showtime face au risque significatif de bide planétaire, le combat vedette de la réunion sobrement intitulée « Danger zone » mettait aux prises Adrien Broner, authentique tête à claques plutôt doué techniquement et largement favori, et Marcos Maidana, un puncheur aussi attachant que frustre, promis à 12 rounds de leçon de boxe avant de réintégrer les rangs des aimables faire-valoirs de 2eme catégorie. A première vue, sans doute pas le combat le plus excitant, même s’il restait quelques raisons de croire en une sorte de miracle pour les incorrigibles optimistes dont je suis… quand on a l’âge d’avoir découvert les charmes capiteux du noble art devant Hagler vs Hearns, il faut bien trouver quelque motivation à régler son réveil à 3h du matin. Passons.
J’ai déjà parlé d’Adrien Broner à l’occasion de son combat contre Tony DeMarco pour le titre WBC des poids légers. Surnommé The Problem et invaincu en 27 combats avant d’affronter Maidana, l’américain natif de Cincinnati était désigné par les bonnes fées du marketing pugilistique comme l’un des possibles successeurs d’un Floyd Mayweather brillant de ses derniers feux à la tête du classement toutes catégories des meilleurs boxeurs en activité. Force est de constater que son itinéraire présentait quelques similitudes avec celui de « Money » Mayweather, « grand frère » dont il pouvait se prévaloir de l’amitié et du soutien, tout en revendiquant à corps et à cris le même talent et le même charisme que son aîné.
Comme Floyd, Broner a entamé sa carrière professionnelle en super-plumes, et il peut se targuer d’avoir remporté 3 titres mondiaux à 24 ans à peine. Droitier athlétique très fluide et rapide dans ses enchaînements des deux mains, jamais vraiment éprouvé par ses adversaires, il aimait à emprunter à Mayweather ses attitudes sur le ring – défense de biais en « Philly shell », le menton couvert par l’épaule avant – comme en dehors, ainsi qu’en témoignait une arrogance sans limites, portant les codes du gangsta de pacotille très loin au-delà des limites de l’autodérision plus ou moins volontaire. La moindre visite à son compte Twitter plongera n’importe quel sujet sain d’esprit dans des abîmes de consternation, sans parler de la video où il se mit en scène déféquant des dollars dans les toilettes d’un fastfood. Poète, prends ton luth…
Un examen attentif de la trajectoire du bonhomme invitait malgré tout à une certaine prudence à l’approche de son combat face à Maidana. D’abord, Adrien Broner semblait bénéficier d’un vrai avantage de gabarit en super-plumes comme en légers, et il restait à voir ce que son menton et son punch donneraient face à un adversaire plus proche de son poids naturel supposé. Ensuite, une gestion de carrière avisée avait semblé le préserver à dessein de certains obstacles en forme de vrais révélateurs : titré en super-plumes puis en légers, Broner monta directement en welters, évitant ainsi des super-légers réputés comme la catégorie de poids la plus piégeuse du moment (Danny Garcia, Lucas Matthysse, Zab Judah, Ruslan Provodnikov, Lamont Peterson, Amir Khan, Mike Alvarado, etc.) pour affronter le champion WBA des welters Paulie Malignaggi, aussi courageux et attachant qu’incapable de briser une biscotte avec ses poings. Enfin, ses deux victoires les plus significatives furent acquises sur des décisions serrées, mettant en évidence des lacunes offensives et défensives : carburation lente en début de combat, difficulté à imposer son rythme et travailler en volume, manque de mobilité de la garde en Philly shell et vulnérabilité à la gauche au corps et à la droite au-dessus du menton, certes peu préjudiciable contre un petit frappeur comme Paulie Malignaggi, etc.
Le combat contre Daniel Ponce de Leon, en super-plumes :
Face à lui, l’argentin Marcos Maidana, déjà évoqué dans l’article sur Lucas Matthysse, pouvait faire valoir une frappe redoutable des deux mains, ainsi qu’un châssis de vrai poids welter en dépit d’une carrière essentiellement passée dans la catégorie du dessous. « El Chino » n’a pas été programmé pour être champion du monde. Son style rustique et sa détermination sans faille en fit le protagoniste de combats hyper spectaculaires, mais il fut battu à trois reprises par des hommes techniquement supérieurs, à chaque fois par décision… non sans avoir fait trembler l’anglais Amir Khan jusqu’au bout, ou fait visiter le tapis à l’américain Devon Alexander.
Maidana acquit un début de notoriété en 2009 lorsqu’il fut opposé à une star en devenir, le californien Victor Ortiz, dont il était le marchepied désigné pour le titre WBA des super-légers par intérim. Un peu plus de 5 rounds riches en knockdowns et rebondissements divers montrèrent à quel point un marchepied peut se révéler pentu… et que Marcos Maidana est typiquement le genre de faire-valoir que l’on affronte pas la fleur au fusil, quels que soient la porosité de sa garde et la précarité de son équilibre en attaque. Parmi les autres arguments en faveur d’El Chino venait justement s’ajouter un travail conséquent pour compenser ses lacunes techniques, particulièrement sensible sur toute l’année 2013, à la faveur d’un changement d’entraîneur qui le vit intégrer l’écurie du prestigieux Robert Garcia. L’argentin était (et restera) un boxeur misant avant tout sur l’agression et la puissance, mais ses victoires avant la limite face aux bagarreurs patentés Jesus Soto-Karass et Josesito Lopez montrèrent un Maidana soucieux de sa défense, travaillant en jab et ayant sensiblement amélioré sa mobilité du buste et la qualité de son déplacement.
Maidana vs Ortiz :
Maidana vs Soto-Karass :
Maidana vs Lopez :
Dans un sport où la technique s’impose souvent à la force brute, la plupart des fans priaient pour voir Adrien Broner se faire enfin remettre à sa place, de préférence par un boxeur humble et bosseur comme El Chino, tout en pronostiquant une victoire aux points de l’américain, dans un état du Texas théâtre de plus d’une décision contestée en faveur des combattants les plus « bankables ». Autant dire que l’amateur de boxe soutenant Maidana en était réduit à souhaiter une conjonction astrale particulièrement favorable pour éviter d’assister à une leçon de technique à sens unique, ou pire, une décision imméritée pour son adversaire. Le résultat oblige à dire que les astres étaient bien alignés, sur ce coup-là, et que c’est le premier combat depuis bien longtemps qui fit crier votre serviteur seul devant son téléviseur au beau milieu de la nuit.
En voici les meilleurs moments :
L’entrée souriante du jeune tenant du titre WBA des welters, bras dessus bras dessous avec un ami rappeur sous les huées d’un public hostile, ne trompa pas longtemps son monde : « The Problem » était très tendu au début du combat, comme en témoignèrent une première outrance sur le ring encore plus irritante qu’à son habitude (le délicat mime de la sodomie verticale sur un Maidana coincé face aux cordes), et surtout une très faible activité en comparaison de la débauche de coups portés d’entrée par l’argentin. Coutumier des départs lents, Broner n’avait ni le punch, ni le jeu de jambes latéral susceptibles de tenir en respect un Maidana appliqué, avançant menton et corps bien couverts, alternant les approches en jab au corps et à la face, et évitant les larges droites téléphonées qui furent longtemps sa marque de fabrique pour déclencher des séries variées de près après le jab. Il faut saluer l’utilisation aussi astucieuse que peu orthodoxe de sa droite plongeante, dont il sut raccourcir le geste pour la rendre efficace à courte distance, et capable d’atteindre Broner par-dessus l’épaule gauche qu’il utilise en couverture bien plus souvent que sa main.
Le démarrage de dragster de Maidana, à plus de 80 coups dans la première reprise, laissait Broner sans guère de solutions hors accrochages et jeux de coudes, s’emmêlant même les pinceaux lors d’une Nième marche arrière. Si les 3 minutes initiales le virent dominé et bousculé aux quatre coins du ring, les 3 suivantes faillirent bien lui être fatales. Broner s’attendait comme beaucoup à voir El Chino tenter la droite en première intention, et c’est sans doute troublé par la boxe plus construite qu’à l’accoutumée de l’argentin qu’il apparut incapable de parer ou d’éviter une attaque franche en large crochet du gauche dès le début de la deuxième reprise, l’envoyant s’effondrer dans les cordes, pour ne se relever que les jambes flageolantes. C’était son premier knockdown subi en carrière, et il faut saluer la résilience dont il fit preuve dans les instants qui suivirent pour survivre au rush passablement désordonné d’un Maidana désireux d’en finir.
Il était écrit que l’argentin ne pourrait tenir la même cadence de mitrailleuse lourde 12 rounds durant. Et Broner procéda alors à un ajustement tactique bienvenu : incapable d’imposer son timing et son rythme en contre, il prit désormais l’initiative, avança sur un Maidana bien plus prudent, et scora régulièrement en jab ou gauche/droite. Ces échanges à mi-distance lui convinrent bien mieux que la bagarre du début de combat, et il s’appropria les reprises 4 à 7. On en venait dès lors à redouter un grand chelem de l’américain jusqu’au 12eme round, lui assurant une confortable victoire aux points « à la mode texane ». C’était méconnaître une autre des qualités de Marcos Maidana, sa rare capacité à trouver un second souffle et finir les combats en trombe. Face à un adversaire téléphonant désormais ses initiatives sur un ou deux coups, l’argentin durcit ses contres et trouva la faille au milieu du 8eme round, sur un nouveau crochet du gauche donné en sortie de corps-à-corps. Si Broner se releva de ce second knockdown sans difficultés ostensibles, il s’employa de nouveau à se protéger via des accrochages peu réprimés par l’arbitre Laurence Cole, jusqu’à ce que Maidana le gratifie (assez stupidement, certes), d’un coup de tête volontaire sur lequel l’américain enchaîna un numéro d’acteur digne du meilleur Bernard Hopkins, se roulant par terre dans l’espoir manifeste d’obtenir une disqualification.
De quoi dégrader encore sa cote de popularité auprès du public de San Antonio, et faire écoper Maidana d’un point de pénalité, mais pas assez pour permettre à The Problem d’échapper à un destin confirmé lors des rounds 9 à 11 : donnant trop peu de coups, manquant de puissance en contre et se situant bien trop loin de son mentor Floyd Mayweather en termes d’intelligence et de technique défensive, Broner fut surclassé par un adversaire sans doute moins doué que lui, mais très au-dessus en termes de préparation, de tactique et de grinta. Le coup le plus efficace que donna l’américain toucha Maidana après la fin du 11eme round, traduisant tout le dépit, la frustration et le manque de classe d’une superstar autoproclamée un poil trop tôt… Reste que ce crochet gauche resté sans pénalité faillit être très préjudiciable à Maidana, visiblement marqué et plus à la peine dans la 12eme et dernière reprise. La décision unanime (117-109, 115-109 et 115-110) qui s’imposait vint finalement récompenser El Chino, héros du jour que l’année 2013 aura véritablement fait changer de statut : 4 victoires en autant de combats, une ceinture mondiale acquise sur un succès de référence, et de remarquables progrès techniques et tactiques confirmés de mois en mois à 30 ans passés. Quant à Broner, il s’esquiva promptement en zappant les interviews d’après match, goûtant au passage le douteux hommage d’une foule vindicative sous la forme d’une douche à la Budweiser et autres projectiles variés… en stricts termes de classe, on dira que son match face au public texan finit à égalité.
Fort de ce succès, Marcos René Maidana est désormais dans la course pour affronter Floyd Mayweather, l’actuel patron des poids welters et plus généralement de la boxe professionnelle. S’il a à peu près autant de chances de gagner ce combat qu’Adrien Broner en a de se faire moine bouddhiste, le (très) gros chèque à la clé d’un tel événement serait une juste récompense pour la carrière d’El Chino, et l’on peut imaginer qu’un professionnel du niveau de Floyd ne le sous-estimera en aucun cas. De la même façon que Maidana n’est pas devenu un immense champion en 12 rounds, son adversaire malheureux d’un soir n’est pas perdu pour son sport après cette humiliante première défaite en carrière. Mais The Problem, qui a vu l’essentiel de la planète boxe saluer sa déconvenue, ne pourra pas échapper à une profonde remise en question de sa gestion de carrière, son approche tactique, et sa préparation d’avant-combat s’il veut réintégrer l’élite pugilistique mondiale. En commençant peut-être par redescendre en super-légers, catégorie qui siérait mieux à ses moyens physiques réels.
Quels que soient leurs futurs résultats et choix de carrières, merci à ces deux hommes pour nous avoir donné un combat quasi parfait : une opposition de styles et de personnalités, de l’électricité dans l’air, un engagement total, des rebondissements, deux beaux knockdowns et une décision méritée pour le meilleur gars des deux. Quand les astres sont bien alignés, Dieu sait si la boxe en direct des Etats-Unis peut gratifier de purs moments de grâce les veilleurs solitaires de ce côté-ci de l’Atlantique…
NB : sur le reste de la réunion de San Antonio, mention spéciale au welter américain invaincu Keith Thurman, qui fit admirer son punch et la variété de ses coups en dominant le dur Jesus Soto-Karass par KO technique à la 8eme reprise. Le voilà désormais challenger officiel Marcos Maidana, et le combat vaudrait son pesant de nougat glacé.