Pot-(pas)pourri printanier 2024

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Vous l’aurez remarqué : pour des tas de raisons diversement bonnes, les longues recensions ne n’empilent plus sur le site, du moins pour le moment. Je poste malgré tout de loin en loin de plus courtes chroniques sur Instagram, dont celles de cinq lectures de ce début d’année qui eurent toutes en commun que leurs auteurs (ou l’éditeur français, dans le cas du plus mort des cinq) me les proposèrent en service presse, et que chacune recelait, fort heureusement pour moi, assez de bonnes surprises pour en parler en bien sans verser dans le copinage le plus vil. Voici par ordre chronologique de publication sur Insta les billets enrichis des incipits concernés à propos de :

  • Rendez-vous à la porte dorée d’Agathe Ruga
  • Los Muertos d’Eric Calatraba
  • Un moment de doute de Jim Nisbet
  • La maison de jeu de Charles Roux
  • Saturation de Thael Boost

Rendez-vous à la porte dorée, Agathe Ruga

Anne a passé un été pourri coincée entre elle-même, son flirt e-épistolaire et le spectre de la jeune compagne de son ex-mari dont elle imagine le « périnée de compétition ». Avance rapide. L’e-flirt était un « pleutre ». Anne sent qu’elle dégoûte sa fille ado. Avance rapide. Dieu que son ex lui massait bien les fesses. Aujourd’hui, l’ostéopathe peine à décoincer son « corps en jachère ». Retour rapide. Anne a largué le monsieur pour en laisser un autre envahir sa vie illico. Le hic, c’est qu’elle est « tombée amoureuse de l’homme qu’(elle a) quitté », alors que lui s’en tient au silence radio.

Anne ne se comprend plus. « Juste avant de te quitter, j’ai voulu tuer le chat. » D’un fragment de sa vie à l’autre, nous non plus. Elle existe, en revanche, c’est incontestable, se complaisant dans une intensité qu’elle avoue confondre avec le bonheur. Son propos s’adresse à l’aimé taiseux, entre autopsie du couple et espoir borné. Agathe Ruga propose encore un texte très incarné, et pas toujours pour le meilleur. Anne boit trop puis dégrise en tétant des serviettes de bain mouillées. Le sexe est certes plus joyeux que dans l’opus précédent, mais elle s’emploie cette fois à démythifier la Venise des amants. Cette autofiction-là recèle plus de souffle et de surprises, angles et focales varient en permanence, la syntaxe est sage mais les images vrillent. Omniprésente, la dérision prévient les épanchements de bobovarysme. C’est parfois d’un comique navrant, comme lorsque deux rivaux la filent jusque chez Monoprix.

Car les mecs ramassent comme il faut, chiens de la casse, névrosés ou parfaits crétins. Dans ce monde très genré, ils « pissent » et « font l’amour aux » femmes alors qu’elles « font pipi » et dosent le lait pour la béchamel. Beigbeder n’en disconviendrait pas, d’ailleurs elle l’aime jusqu’à partager ses poses mi-lucides, mi-phraseuses dès qu’il s’agit d’encapsuler l’existence. Son côté Narcisse, aussi, même si le reprocher aux écrivains manque de sens commun. Et puis Agathe est assez transie d’amour défunt pour rendre romanesque un couple de dentistes provinciaux. Tant pis pour elle, tant mieux pour nous.

J’ai oublié pourquoi je t’ai quitté. J’avais sans doute de bonnes raisons mais je ne me souviens d’aucune. Les semaines précédant la rupture, je ne pouvais plus rentrer chez nous. Chaque soir, je restais immobile, bloquée devant la porte sans parvenir à l’ouvrir, comme si elle était scellée ou que j’en avais perdu la clé.

On s’est séparés un jeudi soir, le 1° octobre 2020. Je rentrais du travail, tu as croisé mon regard lourd, celui de la défaite, et tu as préparé ton sac. Tu n’en pouvais plus de ce sursis organisé, de ma fuite permanente. Tu m’as demandé pardon pour de vieux griefs qui n’avaient rien à voir puis, face à moi et droit dans les yeux, tu as murmuré : « Merci. Merci pour ces dix années, c’était grandiose. » Tu n’as rien ajouté et je ne t’ai pas retenu.

Ensuite, je me suis jetée dans une paire de bras pour t’empêcher de me reconquérir. Au bout d’un an de relation inutile, j’ai recouvré mes esprits. Hélas, il était trop tard pour effacer l’affront. Nous ne nous sommes plus jamais parlé et ta haine n’a cessé de grandir. Je m’y accroche en me persuadant que la souffrance nous lie encore.

Je te trouve plus beau et plus méchant qu’avant, ce qui n’arrange rien. J’avais décidé de ne plus t’aimer et, trois ans plus tard, je constate que le plan a échoué.

Los Muertos, Eric Calatraba

On peut avoir vécu la grosse moitié d’une existence de lecteur et s’étonner encore de ce qui tient dans 130 pages lorsqu’un auteur décide de ne pas délayer son propos. Ainsi, Los Muertos, roman noir d’Eric Calatraba qui exploite avec soin la plupart des codes du genre. Son narrateur est Christian Herrera, détective privé des Pyrénées orientales qu’une dame fortunée et malade charge de retrouver sa petite-fille Luisa, disparue depuis 7 ans. Son enquête le conduira à parcourir l’Espagne dans une Mercedes vingtenaire, de Catalogne à Madrid et de Burgos en Andalousie, ainsi qu’à découvrir de bien vilains squelettes dans certains placards de la bonne société — restant à savoir si celui de Luisa est du nombre.

Au fil de son périple, rêves et flash-backs qui le hantent nous éclairent peu à peu sur son existence solitaire et son passé d’alcoolique repenti, ainsi qu’une histoire familiale très liée à celle de l’Espagne : ses grands-parents durent fuir le régime franquiste. Le pays si proche que dépeint Eric Calatraba nous étonne à nouveau par la puissance de ses paradoxes ; là où soleil, paysages et douceur de vivre appellent à la villégiature fut perpétué voici moins d’un siècle un massacre à vaste échelle au nom de valeurs aussi religieuses que foncières, pudiquement appelé Guerre Civile et qu’on balaya bien vite sous le tapis de la modernité. Or l’Espagne d’aujourd’hui, comme on l’apprend avec Herrera, recèle d’autres drames en germe, à la fois écologiques et humains, face auxquels il est peut-être encore temps de s’ériger.

L’auteur glisse dans Los Muertos d’autres thèmes qu’on lui devine chers, comme le Western — l’Espagne lui offrit de fameux décors — et l’accompagnement du handicap, sa spécialisation en tant qu’enseignant. Cela fait décidément beaucoup pour 130 pages, forçant parfois la narration à un poil de didactisme, mais enfin l’essentiel est sauf : par la grâce d’une écriture efficace et volontiers poétique — le livre commence et s’achève avec Federico Garcia Lorca —, le lecteur en conserve l’impression d’une longue flânerie, entre cauchemar et espoir d’apaisement.

El viento, la lluvia (Le vent, la pluie)

Je vais sur mes quarante-deux ans, mais ta venue au monde me donne le sentiment d’en avoir vingt.

Le printemps répand sa lumière et toi tu fais tes premiers pas dans le jardin. Les brins d’herbe fine et la brise t’émerveillent, tout comme le vol d’un papillon. Prudente, tu te laisses tomber sur le derrière, mais aussitôt, tu te relèves pour faire deux ou trois pas de plus. Je n’interviens pas. Au bout de quelques minutes, tu marches pour de bon.

Cinq années ont passé et moi j’en ai cent. Tu pédales sur la place du village et je t’aide un peu, car j’ai démonté les roulettes de ton vélo. À deux reprises, tu heurtes les tables en plastique des terrasses des bistrots, mais tu repars en répétant je vais y arriver sous l’œil amusé du cafetier. Au bout de quelques instants, tu tiens en équilibre et tu te redresses. Heureux, je suis du regard le ballet de ton casque aux couleurs de l’arc-en-ciel.

J’ai réglé mon pouls sur le tien, ma fille. Chacun de tes sourires me réjouit et pas une ombre qui passe sur ton visage ne m’échappe. Lorsque, rêveuse, tu penches la tête en te perdant dans le bleu de tes yeux, j’ai l’impression de me revoir à ton âge. Aussi, je fais comme si le reste n’existait pas. Je préfère m’étourdir.

Depuis trop longtemps, le regard de Claire glisse sur moi et se détourne. Souvent, je l’observe, je guette un reste de chaleur, mais dans ses yeux brille la lumière d’étoiles mortes depuis des années. Dans notre cheminement, tout vacille faute d’élan. Je dois la quitter, enlever ces roulettes qui maintiennent artificiellement la trajectoire, mais je serai toujours là pour toi.

Un moment de doute, Jim Nisbet

San Francisco, années 80. Jas Jameson, écrivain angoissé par son prochain loyer et l’avancée de son travail — il « tue des gens » dans des polars lubriques et insanes — lit un magazine informatique aux toilettes ; il faut y passer pour accéder à la salle de bains, ce que fait sa logeuse vêtue d’une serviette, et la rencontre dégénère en scène de sexe sismique. C’est le début d’Un moment de doute. Le chapitre 2 commence par « j’ai répandu de l’héroïne partout sur mon ordinateur ».

Puis Jas évoque la publication de son livre Adieu, vérole dont il obtint 1500$. Son éditeur, pour rentabiliser ses petits auteurs, a informatisé tous les processus. Jas le hacke, gagnant la confiance de l’informaticien, accède aux contrats, aux imprimeurs, au marketing, aux stocks de paragraphes thématiques tout faits, et fait de ses livres des bestsellers en poche. Il y passe ses nuits. Est-ce vraiment bien le cas ? Sa perception se trouble. Il se croit surveillé par son propre héros détective. Il aperçoit un de ses livres non publiés dans un film X. Il se retrouve dans un bar en compagnie d’un personnage à lui, sans doute dans la suite d’une scène qu’il a écrite. Le réel ne l’est guère plus que les bases de données de son éditeur.

La syntaxe de Jim Nisbet est aussi dingue que l’histoire servie par Jas à son lecteur, riche d’extraits de son dernier roman et de lignes de vieux code informatique. Le livre lui-même, de la couverture aux typographies, rend hommage à cette dinguerie. En direct ou par téléphone, le sexe s’y avère brutalement intense, riche de métaphores inattendues et hilarantes. On vit avec Jas les débuts de la micro-informatique et la fascination pour ces objets nouveaux qui révolutionnèrent l’écriture. Elle-même est une folie, ou plutôt un dérivatif à la folie.

Nisbet la questionne au travers de Jas, s’inquiétant du sort réservé à ses personnages, voire du tort subi par leurs modèles de chair et de sang, ou démontant les codes immuables et rassurants du polar hardboiled. « Les vrais durs ne se font pas sodomiser ». Ah tiens ? Déroutant et assez magique.

… une sorte de solipsisme par excellence, des mots savants et un geste désespéré tenant une aiguille étincelante de fluide pré-éjaculatoire au-dessus du coude plié, gonflé de veines privées de flux sanguin au-delà de l’épaisse et grasse ceinture artisanale de cuir avec une boucle lever-de-soleil-d’optimisme, la manche relevée. Noire, aussi. Manche noire. Mais les travaux d’aiguille donnent de l’hyperventilation aux poules mouillées de mon espèce. La sueur perle déjà froide sur ton visage. La pointe tremble au-dessus d’une chair faible qui hurle non au reste de son organisme, son ami présumé, NON, non, ne voyez-vous pas ce qu’elle essaie de me faire ? À vous ? À nous ? Mais l’organisme n’écoute pas, du moins sa fonction écoute n’écoute pas. Certains nerfs s’esquivent dans un bar pour s’envoyer un shot. D’autres préparent un peu de cette sociologie irréfléchie à laquelle les gens aiment recourir dans ces moments-là. Genre, imagine, si tu parviens à oublier le fluide pré-éjaculatoire étincelant au bout de l’aiguille tremblotante, imagine la pression qui pèse sur ce pauvre type s’il en est réduit à ça, à l’extrémité de se trouer la peau avec une tige d’acier, sans parler de l’injection qui suit, d’un fluide épais, infâme, pire que n’importe quel foutre jamais déchargé, et aussi plus pur, je m’égare, par un homme ou une bête ou un fornicateur extraterrestre multibites, à de telles extrémités enfouies au plus profond de l’épais palimpseste incrusté d’inepties estampillé « Distorsions Faciales Rencontrées sur les Connards Ambulants Occasionnées par les Formidables Forces-G Sociétales Exercées sur les Caractéristiques Extrapyramidales Malmenées par Sa Bande de Salauds Patentés », par Celui Qui Sait.

Il est difficile, ici, de ne pas citer ses références. Bob Dylan et Faulkner ont accaparé la Bible. Fitzgerald a totalement saigné Keats à blanc – bien qu’il n’ait jamais intitulé un de ses livres Les Blés de l’étranger, même s’il aurait dû ; Hemingway a pillé Donne ; Shakespeare a fait du Shakespeare. Même si personne, jusqu’à présent, n’a utilisé des élans de désespoir. Puisque nous sommes à l’ère informatique, je vais renommer ce livre, intitulé OUSTE, le renommer Élans de désespoir, en me servant de la simple commande REN fournie avec chaque exemplaire de CP/M. Prêt ?

La maison de jeu, Charles Roux

Un narrateur volontiers acerbe contemple le pauvre Antoine, accro au jeu et insatisfait chronique. Il s’adresse à lui en le vouvoyant, enchaînant les piques tandis que le bougre se dirige un vendredi de plus vers un casino en bord de mer. Ce soir n’est pourtant pas ordinaire : il jouera enfin au 31. Un essai et un seul pour une vie entière. Antoine hésite, renonce, puis joue. Et gagne une montagne de fric, de quoi s’acheter une vie 24 carats, à la fois brillante et molle, guère plus satisfaisante en somme : ses rares accès de conscience l’attestent.

Le voilà donc qui se dépouille en vue d’atteindre un idéal petit bourgeois. Las, ses homologues ne pensent qu’à bâfrer, accumulant les calories aussi avidement que les riches stockent leurs avoirs. Lui résiste, entrepose au secret tout ce qu’il ne mange pas… jusqu’au jour où il craque pour un sensuel éclair au chocolat, déclenchant un authentique raz-de-marée organique. Addiction suivante, s’il vous plaît. On le devine : ça picolera ou baisera sec, voire pire, dans la station balnéaire jamais nommée ; que Sodome et Gomorrhe soient traditionnellement localisées sur la mer Morte n’est peut-être pas une coïncidence. Que le héros s’appelle Antoine, non plus, puisque ce fort joli prénom fut celui d’un saint auquel le Diable fit subir force tentations raffinées.

Charles Roux a travaillé l’écriture de sa Maison de jeu au moins autant que ses références. La phrase est élancée, riche mais sans lourdeur, tendue vers une élégance classique, rythmée comme les chapitres courts qu’elle forme. Elle donne sa saveur à cette fable construite comme une suite de tableaux oniriques, allégories des dépendances qui finissent par submerger Antoine. La voix de l’auteur est-elle moralisatrice, émancipatrice ou les deux ? Elle tend en tout cas à son protagoniste un miroir déformant du sentiment d’incomplétude qui le dévore. Que manque-t-il vraiment à Antoine ? Probablement un soupçon de transcendance, dans un monde où la chair et les objets, ici amoncelés jusqu’à la nausée, étouffent les âmes. Un symbolisme grinçant qui ne jure pas avec l’époque.

Un paquet à la main, vous déambulez sur le boulevard.

Vous avez laissé derrière vous, Antoine, celle qui partage votre existence. Bien entendu, vos excuses sont tout à fait recevables : Delphine prendra plus de plaisir avec ses copines – le vendredi, c’est votre soirée, un point c’est tout. Jour de paye, ce 31 vous met d’humeur pétillante.

En chemin vers votre destination joyeuse, vous faites, comme d’habitude, un léger détour vers la plage. Sur le rivage errent immobiles des jeunes et des amoureux. Ils se moquent des morsures de la nuit, réchauffés par les battements de leur cœur et leurs munitions d’alcool fort. Vous aussi, Antoine, vous avez été jeune et amoureux. Il n’est pas trop tard, pensez-vous. Aussitôt, vous agrippez cette bedaine et, sous la peau qui ne dit rien de votre âge véritable, les os tirent, craquent et suent de ce que vous leur avez infligé depuis tant d’années. Tout de même, il serait temps d’arrêter… Quand les chantiers s’accumulent, il faut bien commencer quelque part !

Vous avisez un banc et vous vous asseyez. Vous tapotez l’étoffe rassurante, la caressez, et à vos côtés vous déposez, avec plus de délicatesse que nécessaire, ce paquet de tissu bleu marine sur lequel scintille une couronne dorée, le ticket d’entrée permanent du vendredi soir.

Foutue addiction, pensez-vous en souriant.

Saturation, Thael Boost

C’est l’histoire d’un parrainage pas banal, celui d’un spectre bienveillant, que reçoit l’une de nos contemporaines. Bien que féministe avant l’heure, en plus d’être connu comme sublimateur du blanc et révélateur d’intimités interdites, Gustave Courbet aima ses toiles scandaleuses et grandioses plus encore que les femmes de sa vie, et honnit les carcans artistiques ou politiques jusqu’à payer cher son iconoclasme. Elle, jamais nommée, sent qu’elle partage une différence semblable et cherche de lecture en lecture comment le dire justement. À force d’observation fantomatique du premier amour auquel elle se donne, Courbet trouve des correspondances entre leurs vies.

On se fait à la voix originale de ce narrateur d’outre-tombe qui s’étonne de la modernité et s’autorise parfois de très actuelles références, la dernière minute du sèche-linge notamment. Il raconte ainsi deux adolescents qui se cherchent, se découvrent, se possèdent jusqu’à l’exclusivité grisante puis dangereuse qui sera le germe d’une « tragédie gréco-normande ». Les bribes de souvenirs qui rythmaient les chapitres de La mère à côté, premier livre de Thael Boost, sont ici devenus les tableaux de celui qui mit au jour L’Origine du monde. Au fil du récit, Courbet convoque les considérations spectrales de ses homologues Marcel Proust et Charles Baudelaire ; il découvre aussi Franquin et Freddie Mercury, également aimés de l’autrice, avec intérêt.

Si une telle entreprise requiert de l’audace, elle dit surtout la vérité du lien entre l’artiste et son admirateur, qu’on imagine Unique et s’avère en tout cas particulier. Ancrée dans sa psyché, la figure inspirante et familière de Courbet devient le truchement qu’il fallait pour narrer une relation amoureuse saturée, telle une couleur primaire à l’éclat épuisant, qui tourne à l’emprise puis au traumatisme, auprès d’un homme ténébreux à l’ego insatiable que Thael Boost compare à une falaise… et qui eût pu faire d’elle une naufragée. L’idole la console alors qu’elle lui redonne vie, quand beaucoup ignoraient sa singularité. Il est des pactes plus inéquitables, et moins captivants.

La première fois que je te vois, tu erres dans ce que vous appelez une grande surface. Les livres y côtoient du poisson, des fruits, du vin, l’opulence et la misère. Ce mélange d’odeurs, d’objets, un monde à lui tout seul. J’étais loin d’imaginer que l’on puisse se croire au paradis et en enfer en un seul et même lieu. Des rayonnages à n’en plus finir, un étourdissement de bruits et de sollicitations. Certes, les grands magasins avaient commencé à fleurir dès mes années 1850, sur les grands boulevards parisiens, mais les surfaces utilisées étaient loin d’égaler ce que sont devenus ces centres commerciaux concentrant la quintessence de la surconsommation. Les clients zombies déambulent avec une chariote en métal, dans un dédale immonde, au fond sonore abrutissant, rendant impossible toute tentative de pensée claire et structurée autre que dépenser, dépenser et encore dépenser. Sans doute aurais-je aimé peindre les visages éreintés des caissières face aux caddies vomissant leur contenu sur les tapis roulants.

Au rayon livres, papeterie, jouets, trône une tête de gondole – cette expression ne peut être plus éloignée de Venise et ses canaux que le réel du factice.

Tu saisis un livre de Guy de Maupassant, Le Horla, mon visage sur la couverture, je fixe un point derrière toi, le désespoir accroché à mon regard. Je t’observe m’observer. Je traîne ma tristesse, tu sembles entendre l’appel au secours de mes yeux fous. Tu me contemples comme si l’on se connaissait, comme si tu m’appelais. Est-ce toi qui m’as sorti de la tombe, fait revenir d’entre les morts ? Est-ce que la perspective de ta propre mort t’effraie déjà ? Tu es encore si jeune, presque une enfant. Je sais peu de chose sur ce qui m’a rappelé ici, mais je suis certain que ce que tu cherches avant tout c’est un ange gardien, un guide spirituel qui ne t’imposerait surtout pas quoi penser et t’aiderait à t’affranchir. Sans doute est-ce cela qui nous lie, ce goût pour la liberté qui m’a fait écrire « Quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi: « Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté ! » »

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