Hellfest 2023 : Mémoires d’un psychopompe (2/2)

Partie 1

La troisième journée de l’édition 2023 démarre sur un sacrifice à la tradition établie au sein de ton groupe d’amis festivaliers : se réunir pour un concert réputé aberrant, soit pour le nom du groupe, soit pour le style en général et le genre musical en particulier, soit les deux à la fois. En 2019, ce fut le death metal de Vomitory. En 2022, Rectal Smegma et son goregrind. L’étude poussée du programme 2023 aboutit à un consensus autour des Indiens de Bloodywood, quand bien même leur passage à 11h45 en Mainstage 2 obligeait à un réveil matinal. Avouez que le seul nom du groupe de New Delhi, un coin qu’on dira moins réputé que Göteborg pour ses formations métalleuses, claque comme une fameuse promesse de n’importe quoi. Dans les faits, le sextette est vêtu façon Power Rangers : chacun sa couleur. Dans leur nu metal aux percussions très prégnantes, deux influences principales se succèdent au même rythme que les chanteurs. Avec le tondu Force Verte, on rappe façon Zach de la Rocha chez Rage Against The Machine. Quand s’avance Force Bleue, moustaches en guidon de vélo et barbe fleurie de dépliant touristique, les hurlements — a fortiori quand ils doivent couvrir un tel vacarme à la batterie et au dohol traditionnel à deux peaux — rappellent le Corey Taylor de Slipknot.

Le fameux sourire relâché du troisième jour

Bloodywood fut monté comme un groupe parodique visant à « détruire les chansons pop » locales, stade dont certains autour de toi estiment qu’ils ne l’ont toujours pas dépassé, avant de creuser leur propre sillon hardos. Comparer l’énergique batteur à Shiva méritera un gage. « What the fuck was that, Hellfest ? » Force Verte est très grossier, mais sa logorrhée reste sympathique : ces jeunes gens s’avèrent très engagés dans des causes sociétales importantes entre toutes en Inde, de la prédation sexuelle au harcèlement scolaire. Autour de toi, la foule déjà fournie se montre réceptive. Ça reprend quelques phrases musicales sur des arrangements épiques. On voit passer sur les écrans géants des fans en T-shirt du groupe aux barrières. Dans le pit, un type fait des bulles (de savon). Gorgé de breaks sauvages et de reprises façon dragster, ce joyeux bazar-là ne t’aura pas déplu.

« Des Indiens en Mainstage ? » « Écoute, personne ne tikka. »

L’enchaînement avec le Mainstage 1 offre un contraste assez pentu. Enforcer est une sorte de tribute band suédois d’une époque entière, les années 80 et leur rythme galopant, de la NWOBHM au power metal. Les aimables chevelus poussent le mimétisme jusqu’à proposer des chorégraphies stylées à 3 gratteux. Le chanteur s’est calé sur les intonations haut perchées de Rob Halford et Blackie Lawless. Tout ça est plus eighties qu’un cendrier dans un McDo, et se laisse écouter pendant que tu participes à l’anniversaire improvisé d’un copain marseillais croisé la veille. Son docteur lui ayant interdit la bière, il est rôti au Muscadet local sur le coup de 12h30 et partage volontiers sa potion magique. Plaisant moment que celui-ci, où vous prenez quelques photos sur le thème « 30 ans après » avec Bertrand et Olivier ; le premier a sorti son plus beau T-shirt McCartney et le sourire des deux trahit le relâchement bien particulier qu’on atteint ici au troisième jour de festival. Devant vous, une jeune spectatrice arbore une très inattendue disquette tatouée sur le mollet. Un barbu s’est accroché dans le dos un étrange mouton gonflable au long cou sur lequel il est écrit « Tu vas roter du sang, Défanse de rire et Défense de pleurer ». Dont acte.

De pleines poignées de graviers lâchées dans un broyeur d’évier

À suivre en Mainstage 2, on s’énerve à nouveau avec le trap metal riche en samples des Californiens de Fever 333. Dieu qu’ils sont fâchés, avec leurs combinaisons blanches à mi-chemin entre les patients de psychiatrie et les cas sociaux masqués de Slipknot. Ce qu’on devine du flow énervé du leader Jason Aalon Butler est ultra revendicatif et résolument hostile au racisme et à la misogynie, cela dit c’est avant tout la sculpturale bassiste à coupe afro April Kae qui accapare votre attention sur les écrans géants. Le groupe envoie une étonnante reprise rageuse du Song 2 de Blur, la batterie s’avance vers le public, puis Butler, peut-être conscient qu’il a beaucoup à faire pour attirer les regards aux dépens de son accorte collègue, traverse carrément le pit en chantant pour finir dans la tour d’où mixent les ingés son. Du jamais vu depuis ta première ici. Voilà qui mérite un bonus pour l’effort fourni.

Crowbar, un show au poil.

Ton concert suivant tranche avec l’habituelle programmation d’Altar, puisqu’il est encore question de fusion rap / sidérurgie, certes servi avec des riffs dignes du métal extrême. Entre les morceaux, le chanteur de Ten56 aux allures de Fred Durst s’exprime dans la langue de Bernie Bonvoisin. Lorsqu’il rappe en beuglant, on ne sait plus très bien. L’un des gratteux porte une chemise rouge, hommage possible à Manitas de Plata quand bien même son registre contondant s’en éloigne passablement. Tu considères avec une certaine bienveillance cette hybridation tous boutons poussés jusqu’à 11, toi qui voues un culte à la BO de Judgement night depuis ton adolescence. Fredo Durste donne rendez-vous au stand Crève pour l’apéro, toi, tu files en Valley pour attraper Crowbar. Leur sludge metal du bayou avait peiné à te convaincre en première partie de Sepultura fin 2022 à l’Élysée Montmartre, la faute à un son cradingue. Force est de saluer la production clissonnaise, même dans la nouvelle configuration en plein air de Valley : la lenteur pondéreuse des riffs de Kirk Windstein et ses acolytes est ici parfaitement sublimée. Quant à voix du très barbu frontman et guitariste mi-Gandalf mi-Gimli, elle évoque de pleines poignées de graviers lâchées dans un broyeur d’évier. Bertrand note qu’il réaccorde sa gratte pour qu’elle tombe bien en drop-D. « Ici toutes les batteries ont une charleston, ça donne du swing ». Il dit vrai, l’animal : pas besoin d’accélérer pour que le sludge de Crowbar se fasse d’un coup plus allègre et bondissant. Ce groupe-là aura marqué des points dans ton estime.

« Toi en festival, on dirait ma femme en vacances« 

Annoncés en Warzone, les stars du hardcore newyorkais de Mindforce se sont fait porter pâle, remplacés au pied levé par les Danois de Eyes initialement prévus en Hell Stage — soit au milieu des marchands du temple. L’assistance de la scène orientée punk s’est clairsemée après une averse mais le groupe fait front dignement, heureux de l’aubaine d’être là. Ça envoie du sérieux d’entrée, pas si loin du death metal ; la grande asperge en chemisette au micro a l’air complètement possédée. Son pote bassiste à lunettes a l’allure trompeuse de mannequin chez Biactol dont on fait les meilleurs memes « If the hardcore guitarist looks like this, you’re going to die in this pit. » Plaisant, mais tes lombaires coutumières des sciatiques incapacitantes commencent à couiner un tantinet, aussi Olivier et toi décidez d’aller vous poser dans le bois du Muscadet voisin.

Comme de juste, un arc-en-ciel jaillit sous la pluie. (Eyes)

Il n’a pas l’air surpris de ta baisse de forme : « Toi en festival, on dirait ma femme en vacances : il faut tout cocher dans le Guide Vert et on ne repose jamais dans la journée ». Comment contredire un type qui a raison ? Tu décides que le concert de Beast in Black, plébiscité par tes potes, sera pour toi l’occasion de reposer ton dos meurtri ; quelques échos du power metal meringué des Finlandais arriveront jusqu’à tes oreilles, te confirmant que tu n’as pas si mal fait d’en rester là. Pour toi l’essorage du Guide Vert reprendra avec les Bordelais de Gorod en Altar, formation bordelaise de death metal au light show conçu pour provoquer l’épilepsie. Heureux d’être de retour après 11 ans, ils alternent en souplesse des ponts calmes et trippants avec des plongées dans une fournaise de riffs qui tabassent. « Est-ce que vous aimez la poésie ? » Il te semblera que c’était une blague. Tu décroches avant la fin, vaincu par le côté un chouïa répétitif de la setlist du jour.

L’ange bleu au growl de démon, en seyante tenue d’écorchée

En Mainstage 1 se produit Puscifer, projet du chanteur de Tool et A Perfect Circle Maynard James Keenan qu’il décrit comme un « terrain de jeu pour les différentes voix dans sa tête ». À le voir se trémousser habillé façon Men in Black au milieu de petits aliens masqués déconnant sur scène, on comprend vaguement le sens de l’affirmation. Sa voix étrangement grêle et puissante à la fois est toujours de la partie. Une seconde chanteuse pareillement attifée pousse avec lui des harmonies vocales réussies. C’est planant et atmosphérique, joué sur des rythmes syncopés et gorgé de sons industriels. En gros : n’importe quoi, mais bien. En cette fin d’après midi, les images filmées par des drones qui passent sur les écrans géants attestent que le site s’est fort bien rempli. En comparaison de Puscifer, Arch Enemy renverra une impression de cohérence presque basse du front sur la Mainstage 2. Tout le groupe de melodeath semble au service de l’ange bleu au growl de démon Alissa White-Gluz, en seyante tenue d’écorchée. L’incessant double kick de fond est maîtrisé, les grattes enchaînent riffs mahousses et gentilles harmonies à la tierce, et l’on se rappelle non sans satisfaction que cette version-là du death metal s’apprécie sans donner l’impression de se faire molester. Tout est posé, carré, en constante interaction avec la foule, les titres brefs s’enchaînent sans monotonie, la belle passe même en chant clair pour montrer qu’elle sais aussi bien y faire. Vous seriez des milliers à lui manger dans la main, sans ignorer que d’autres peineraient à trouver une âme à cette très professionnelle proposition-là.

Oh, la belle bleue ! (Arch Enemy)

Le prog britannique de Porcupine Tree annoncé en Mainstage 1 n’étant pas complètement ta tasse de thé, tu profites du set d’une oreille distraite à distance respectable, assis dans l’herbe, à refaire le monde en sirotant une Carlsberg. Sur le fil Whatsapp de votre bande de festivaliers, Bertrand s’enthousiasme pour le show moitié Aladin, moitié Sylvain Mirouf des Tunisiens de Myrath en Temple. Il sera bientôt temps d’aller se positionner sur le pavage en prévision d’Iron Maiden alors que les Allemands de Powerwolf démarrent leur set en Mainstage 2. Au fil des Hellfest tu as pris l’habitude de fendre la foule sans guère d’inhibitions ; pas franchement habitué, Olivier s’en étonne, lui qui t’a connu ado tout timide. Vous verrez Powerwolf d’un oeil oblique tout en profitant bien du son kolossal de cet hybride germanique de power metal et métal symphonique. Dans son décor gothique, le quintette peinturluré enchaîne les titre épiques parfois difficiles à distinguer les uns des autres, profitant des interruptions pour lancer des sketches rigolos comme tout, ja, ja. Fonds de commerce du groupe, le second degré n’est jamais bien loin. On apprécie le bilinguisme approximatif du chanteur Attila Dorn : « Vous êtes très magnifiques et fantastiques, merci beaucoup ! » Il chante carrément en français sur La bête du Gévaudan. Devant Olivier et toi, un roux efflanqué bouche la vue et s’époumone sans beaucoup de justesse, vous hésitez plus d’une fois à l’envoyer slammer sur la foule dense du pit. Au moins les Iron Maiden vous reposeront-ils de l’orgie de double pédale et de synthétiseurs de Powerwolf. C’est maintenant l’apothéose du show : en fiers compatriotes de Rammstein, ces derniers forcent comme il faut sur la pyrotechnie grandguignolesque.

Admirable chef d’oeuvre en péril

Voici ce que tu écriras sur le concert d’Iron Maiden :

Inversement, les Londoniens d’Iron Maiden remettent en jeu à chaque nouvelle tournée leur statut de patrons du heavy metal traditionnel ; ledit statut leur valut de choisir un horaire précoce pour leur passage en apothéose de la soirée de samedi : 20h30, soit à peine l’heure du goûter en festival. C’est que le sextet veut désormais être rentré à l’hôtel pour Derrick. Jouer l’essentiel du set du Days of Future Past Tour de jour fit perdre un peu de la puissance du light show ; pour autant, le décor et la mise en scène demeuraient du Maiden pur jus. La setlist visait à ravir petits et grands en proposant 5 titres du Somewhere in time de 1986 (dont Alexander the Great, inédite sur scène), 5 du petit dernier Senjutsu (dont 2 des 3 titres de 10 minutes, un choix plutôt burné) et 5 tubes du groupe très attendus (Iron Maiden, Fear of the dark, The trooper) ou beaucoup moins (Can I play with madness ?, The prisoner). Ce 17 juin au soir, on s’interrogeait plus sur l’état de forme des Irons que sur la conception du show lui-même, tant la machine est rodée sur le papier. Un indice vint très tôt, dès l’opener Caught somwhere in time, pas joué depuis l’an pèbre et requérant pas mal de « nut squeezing » de la part de Bruce Dickinson (65 ans) sur le refrain : l’organe du benjamin du groupe allait bien, merci, et ses gesticulations d’ambianceur de pub cockney restent elles aussi très au point.

La pantomime du bassiste et cerveau en cargo shorts Steve Harris (67 ans) n’avait guère changé non plus. Derrière, l’état des troupes variait sans que la musique en soit tout à fait altérée. Janick Gers (66 ans) levait toujours la jambe aussi haut et shreddait comme il se devait, sans qu’on s’y intéresse beaucoup plus que d’habitude. Toujours rougeaud, Dave Murray (66 ans également) assurait ses parties en vieux routier, les yeux clos, tout feeling dehors. Sourcils froncés, le roc à riffs Adrian Smith (66 ans, décidément) paraissait soucieux en comparaison. D’aucuns jurèrent avoir ouï des pains dans sa production, comme ils décelèrent des simplifications — voire des lâchers de rampe — dans le jeu de batterie du vénérable Nicko McBrain (71 ans). Entendons-nous bien : pour le fan lambda, ce concert respecta les standards maideniens en vigueur depuis un siècle ou deux, c’est à dire une certaine idée de l’excellence sidérurgique. En 2023 et compte tenu de l’exigence des compos, ce fut un petit miracle doublé d’un bonheur jamais plus précaire – une vérité qui échappait à quantité de jeunes branleurs slammant comme un aprèm à la Warzone pour tromper leur ennui (pas si) poli. Avec Iron Maiden, c’est partout Pleyel, bordel. Quand Nicko vint saluer, ganache souriante mais dos voûté, on l’applaudit très fort en se mentant un peu. Ce Maiden-là est un chef d’œuvre en péril, ce qui ne le rend pas moins admirable.

Bruce vs Eddie, duel d’artillerie lourde (Iron Maiden)

Nicko McBrain se retire le dernier alors que résonne le so British Always look on the bright side of life des Monty Python. Toi, tu veux dans l’ordre 1/ fuir Within Temptation en Mainstage 2, 2/ attraper une bière et 3/ aller voir ce qui se passe côté Warzone et Valley. Le défi n’est pas mince tant la compacité de la foule rappelle la ligne 8 un jour de semaine, à l’heure où l’honnête travailleur rentre boire sa paye. Il vous faudra 20 bonne minutes pour vous retrouver, Olivier et toi, à trinquer en surplomb de la Warzone devant Black Flag. Enfin, ce qu’il en reste en 2023. Olivier n’est pas mécontent d’avoir vu les Irons de plus près que du fond de l’U-Arena en juin 2022, quand bien même le récent tube The writing on the wall lui en touche une sans guère de répercussions. Toi, tu aimes bien. Devant vous, ça déroule du punk à la Papa, grosse basse, bons petits solos et présence honorable malgré le spectre d’Henry Rollins qui hante toujours la formation. La reprise finale de Louie, Louie se laisse écouter.

La grâce intemporelle du « dumb rock for smart people »

Il est minuit et l’esplanade de Valley s’est plus que remplie pour les admirables soutiers du rock n’roll à l’ancienne de Clutch. Les briscards du Maryland savent que tout part d’une section rythmique qui groove, et la dynamique de leur stoner rock est irréprochable, que le tempo se fasse rapide ou lancinant. Aux fûts, Jean-Paul Gaster a le sens du drum fill utile, c’est à dire au service de l’ensemble. On croirait assister à un boeuf entre potes juste heureux d’être là mais linterprétation est huilée au possible. L’homme à tout faire Neil Fallon, chanteur-claviériste-percussionniste-guitariste rythmique et harmonica du groupe, paye de sa personne devant des partenaires concentrés sur leur jeu, chacun en place et à sa place ; l’âge et le charisme aidant, on dirait aujourd’hui le Negan de The Walking Dead. Lui et ses collègues marathoniens des tournées et des studios seraient tout aussi au point devant cinquante péquenauds dans un club de l’Alabama. Autour de toi, à distance respectable de la scène, ça guinche de joie sur l’hommage à Muddy Waters intitulé Electric Worry. À quoi bon chercher l’original et le bizarre à tout prix au festival des musiques extrêmes ? Le « dumb rock for smart people » de Clutch sera ton highlight de la journée. Il aurait pu s’agir des si bien nommés Municipal Waste qui démarrent maintenant en Warzone, assurant une furieuse clôture de journée avec leur crossover thrash des enfers. Il sont largement aussi en forme qu’en ouverture de Kreator et Lamb of God en février à l’Olympia. Las, entre bientôt quinquas, vous commencez à tirer des bords au son de la pas si mystique The thrashing of the Christ. Il est l’heure de rentrer au gîte, histoire de tenir debout pour le bouquet final du jour 4.

Clutch en masterclass.

La pause sera d’ailleurs prolongée à votre corps défendant : vers midi, ça drache sévère sur le vignoble. Amusant comme le métalleux ordinaire craint plus la pluie que Belzébuth et ses disciples : les images des premiers concerts révèleront un site à peu près désert. Ce décalage malheureux vous fera plutôt arriver à l’heure du goûter, ponchos en poche. Olivier a tiré sa révérence, il reprendra son existence de non-festivalier le lundi aux aurores. Il a l’air plus ravi d’avoir découvert le Hellfest que de reprendre le volant. Les survivants de l’équipée, eux, auront loupé Vektor en Altar, intéressant groupe de thrash technique originaire de Virginie. Un moindre mal, parce que la suite promet. Après l’entrée sur un site gagné par la gadoue, tu commences par une expérience assez atypique en ces lieux : le duo turc post-punk guitare et clavier de She past away. Ça sonne à la fois sombre et pop, sorte de réminiscence du set foiré des Sisters of Mercy ici même en 2019. Voilà de quoi ouvrir les chakras des fans de black metal abonnés à Temple tout en leur prodiguant un niveau de désespoir acceptable. Toi, tu t’emmerdes un brin, à l’unisson de ton voisin de derrière qui lâche un « J’ai pas à gérer les bonnes substances, là. »

Quand soudain, un bout d’Évangile vous tombe sur la tête

En Altar, les recalés de justesse du Big 4 du thrash allemand (Kreator, Sodom, Destruction et Tankard) répondant au nom très biblique d’Holy Moses sont sur le point de démarrer devant une audience clairsemée mais joyeuse, que le troll officiant aux platines fait patienter au son d’Hello de Lionel Ritchie puis Careless Wishper, carrément. Le contraste avec le premier titre envoyé à toute berzingue pourrait difficilement être plus brutal. Holy Moses, formation à l’instabilité chronique, c’est avant tout la blonde Sabina Classen, sorte de Véronique Sanson teutonne qui inaugura le chant guttural féminin dans le métal, en somme une sorte de vilaine petite sœur de Doro Pesch. Elle réclame très vite un mosh pit à l’ancienne au son de mitrailleuse lourde du batteur Gerd Lücking, et la quinzaine de volontaires s’y tamponnent avec entrain. Alors que tu commences à apprécier ce que tu écoutes, tu reçois littéralement un bout d’évangile sur la tête (Marc 2, 1-12). Dieu qu’on sait s’amuser, en ces contrées. Le thrash d’Holy Moses sonne de plus en plus comme du bon gros death abrasif, assez varié pour tenir l’intérêt du public 50 minutes durant. Classen annonce la fin prochaine du groupe, 43 ans après sa création. Tu pourras témoigner qu’il leur en restait sous le pied.

Ultime baroud pour Holy Moses

La formation qui leur succède côté Temple donne encore dans le post-punk, finlandais cette fois. Le quintette de Grave Pleasures injecte des sonorités inquiétantes dans son rock basique, ralentissant parfois beaucoup leur tempo. Peut-on vraiment parler d’un punk atmosphérique ? En tout cas la promesse déjantée du site officiel n’est pas franchement tenue, tant le groupe demeure statique et les emballements restent rares. Mouais. Pour que ça secoue un tantinet, mieux vaut se fier aux fiers Vikings d’Amon Amarth, dont le drakkar est très littéralement amarré en Mainstage 1. Des grattes épiques mi-death mélodique, mi-power metal décomplexé, un chant growlé de buveur d’hydromel dans des crânes à peine secs, un état d’esprit irréprochable — Joan Hegg trinque à la cantonade sur Raise your horns… Nul Prix Nobel ne les menace et surtout pas celui de musique, mais leur came fait du bien par où elle passe. Comme celle du désoiffeur de passage qui s’applique à secouer son pistolet (non) dans ta pinte pour y dessiner un parfait faux col. Le bonhomme revendique 30 ans d’expérience en service houblonnier. Respect à lui comme aux Thorvalds qui bouclent leur set enthousiasmant.

« C’est monocorde. »

Les suivants ont un peu la pression : les Anglais de Benediction remplacent tes chouchous d’Exodus en Altar. Le retentissant Iterations of I qu’ils envoient d’entrée rappelle un peu War ensemble de Slayer, en presque plus violent. Mazette. Tel son prédécesseur, le frontman Dave Ingram porte un toast à l’assistance, ainsi qu’à ce qu’il appelle le « old school death metal« . Le bougre se représente en porteur de flambeau, par opposition à d’autres artistes présents. « No offense to the other bands, especially to Depeche Mode here » ricane-t-il en désignant Temple ; soit il n’a lui non plus pas raffolé de Grave Pleasures, soit il reste froid au charme de Lord of the Lost, en pleine balance et dont la prestation au dernier concours Eurovision valut à l’Allemagne une peu flatteuse 26e place. Les riffs contondants de Benediction ont un effet particulier sur Bertrand : « C’est laid », dit-il soudain malgré trois jours et demi d’acclimatation aux sons moyenâgeux, ajoutant bientôt : « C’est monocorde. » Il t’est d’autant plus difficile de lui donner entièrement tort qu’il relève et explique bientôt une rare variation dans le bousin : « Alors là, il y a enfin un changement d’accord : c’est mi, puis fa, puis mi. » N’y tenant plus, il sort d’Altar. Tu tentes de le convaincre d’y retourner, toi-même peu convaincu par la brutalité sonore qu’on t’inflige à tour de bras. Désignant du doigt la scène qu’il a fuie en criant « Reviens ! », tu manques de coller ta main dans la gueule d’un ou deux passants, mais l’ambiance reste indéfectiblement bon enfant. La preuve, quelques festivaliers profitent de la boue fraîche pour entreprendre d’impressionnantes glissades ventrales avec élan. Olé.

On ne rit plus : Tenacious D sort son démon gonflable.

C’est d’ailleurs l’un d’entre eux qui te sauvera la mise alors que tu te demandes comment t’approcher des Mainstages pour le bouquet final : la densité de la foule interdit tes manœuvres habituelles. Comme par magie, elle s’ouvre cependant au passage d’un barbu massif et tout crotté dont tu as la présence d’esprit de sauter dans la roue. Et hop, le type t’aura gracieusement remorqué jusqu’au pavage du pit. Faut-il que les métalleux protègent avec soin la fraîcheur de leurs jolis T shirts à logos, en tout cas tu tiens une position stratégique, entre les deux grandes scènes, alors que les trois derniers concerts du festival t’intéressent — enfin, stratégique à condition de ne pas avoir d’envie pressante. En Mainstage 1, Jack Black et Kyle Gass de Tenacious D ont commencé leur show drolatique devant un logo très black metal et un décor de crypte. La recette est connue : mi-sketch, mi-rock velu à dominante acoustique. Un guitariste et un bassiste électriquement outillés accompagnent le duo histoire de muscler l’affaire. « This song almost killed us » : les références à l’album Tenacious D and the pick of destiny commencent ; mieux vaudra savoir les paroles a priori. C’est vrai des chansons autant que des saynètes, comme lorsqu’ils convoquent sur scène leur responsable pyrotechnie après un échec piteux. Devant toi, un type agite longuement une tête de lama sans que lui n’amuse personne alentour. Les power ballads rigolotes tiennent la route, ça joue propre et habité. Une partie « tribute » est aimablement consacrée à AC/DC, on enchaîne sur un morceau country puis The Metal, un robot débarquant sur scène pour confirmer que « You can’t kill the metal ». Black sort un  »Saxo-boom » en plastique lors du titre éponyme pour en extraire un solo sur une orchestration funky. Gass, forcément, en dégainera un plus gros : le numéro de duettistes ne saurait être plus rôdé. On envoie enfin du métal plus lourd en fin de concert, alors que les compères diagnostiquent que leur gratteux est possédé par le Malin sur Beezleboss. La pyrotechnie échoue encore, au grand dam du malheureux pyro guy. C’est finalement sur la très délicate Fuck her gently finale que se déclenchera le feu d’artifice promis. Hihihi.

Coqueluche des teenagers de la fin du XXe siècle portés sur le défonçage de placoplâtre à coups de tête

Disons que Tenacious D aura fait office d’apéritif joyeux entre tontons un peu gris. Toi, tu attendais surtout la suite, c’est à dire Pantera. Voici ce que tu en écriras :

Le lendemain, les dernières vieilles gloires authentiques du plateau avaient la particularité de n’être jamais venus au Hellfest auparavant. Non, ce n’était ni Metallica, dépucelé l’an passé à Clisson, ni AC/DC, éternel Moby Dick des organisateurs. On parle d’un groupe réputé d’autant plus dissous que son guitariste « Dimebag » Darrell Abbott mourut sur scène en 2004 de manière bien plus littérale que la Dalida citée plus haut (un fan s’était montré quelque peu contrarié par le split de l’année d’avant) et que le cœur du batteur et frère de Darrell Vinnie Paul Abbott avait fait un « boum » définitif un soir de 2018. Un mal pour un bien selon quelques habiles argentiers du rock, vu que Vinnie Paul s’était toujours opposé à une reformation. Ainsi naquit Pantera V2.0, nouvelle mouture, tribute band ou supergroupe, c’est selon. Au chant, toujours Phil Anselmo (54 ans), rescapé d’à peu près tout. À la basse, toujours Rex Brown (58 ans), aussi taiseux qu’essentiel dans le groove metal bondissant qui rendit enfin l’ex-groupe de glam texan célèbre à l’aube de la décennie 90. Pour remplacer les frangins Abbott, deux pointures indiscutables, le guitariste de Black Label Society au physique de légende viking Zakk Wylde (56 ans), intermittent chez Ozzy Osbourne, et le batteur virtuose d’Anthrax qualifiant in extremis le Pantera nouveau parmi les groupes à sexagénaires, Charlie Benante (60 ans). L’opportunisme marketing de cette nouvelle tournée ne change rien à une donnée fondamentale de l’équation des Cowboys from hell : même au sommet des ventes d’albums US tous genres confondus en 1994, le groupe n’a jamais fait l’unanimité chez les métalleux.

Coqueluche des teenagers de la fin du siècle dernier portés sur le défonçage de placoplâtre à coups de tête, Pantera symbolise une très urticante forme d’abêtissement pour les esthètes (…) biberonnés au métal technique de la décennie 80. En effectuant un pas de recul, la vraie inconnue était plutôt la suivante : attendu que le groupe fonda son succès sur le son monstrueusement régulier d’un moteur à 18 cylindres en V, comment résonnerait-il avec deux pièces de rechange aussi fondamentales qu’un batteur et un guitariste ? On mit quelques minutes à être fixé ; enfin « on », disons le public des Mainstages un peu concerné par la question, alors que pas mal de gamins présents semblaient s’être positionnés pour le concert de Slipknot programmé juste à côté dans la foulée (NB : les puristes font à peu près les mêmes reproches aux dingos de l’Iowa qu’ils faisaient déjà aux furieux du Texas). Après A new level et Mouth for war, deux monuments de l’album culte Vulgar diplay of power, le doute était permis. Puis tout s’est mis en place d’un coup. Autrement dit, ça a cliqué. La machine Pantera s’est lancée, écrabouillant force veuves et orphelins sur son passage. Peu importait que son frontman ait désormais la mobilité sur scène d’un crooner de karaoké aux lombaires à vif. Sur une setlist sans compromis faisant la part belle à ses titres les moins délicats (Suicide note part 2, bon sang), le groupe hybride a roulé sur ce qui restait du Hellfest, laissant à Slipknot le loisir de l’achever à coups de talon rageurs. Et Phil Anselmo de conclure seul en scène sur le dernier vers de Stairway to Heaven, soucieux que « la fin soit parfaite ». Puis de repartir comme un prince, pantoufles à la main.

Poésie texane (Pantera)

Tes potes n’étaient déjà pas bouillants à l’idée de voir Pantera, mais pour Slipknot tu n’aurais même pas pu rêver de les attirer près du Mainstage 1 en les soudoyant. C’est aussi valable pour Bertrand, un tantinet échaudé depuis les voies de fait auditives subies devant Benediction, qui se contentera un peu plus tard de dire sur Whatsapp qu’il suit de loin la fin de « Massacre à la tronçonneuse, là. » Toi, tu es donc embarqué au milieu d’un troupeau de 20-30 ans, autant dire des collégiens dans le contexte grisonnant du Hellfest. Mignons, il semblent tous ravis d’être comprimés à ce point. La sono crache dans l’attente Don’t you forget about me de Simple Minds et White wedding de Billy Idol, que leurs darons devaient leur passer sur l’autoroute des vacances. Aux premières notes de Prelude 3.0, l’ambiance change d’un coup. Force est de reconnaître qu’aucun concert du festival ne t’avait remué à ce point jusque-là, d’où l’illisibilité à peu près totale des notes que tu tentes désormais de griffoner entre deux slammeurs dont tu manques de peu les croquenots en pleine gueule et les mosh pits furieux qui s’ouvrent et disparaissent en quelques secondes autour de toi — sans même évoquer la gaine électrique à tes pieds qui te fait trébucher en cadence.

Un succès de psychopompe ?

Le décor industriel structuré autour du batteur Jay Weinberg, lui-même central sur à peu près chacun des morceaux, est inchangé depuis la tournée précédente. En revanche le « Tortilla Man » Dan Pfaff doit s’employer pour deux aux percussions en l’absence du « Clown » Shawn Crahan — Corey Taylor précisera au micro qu’il est retenu au chevet de sa femme. On entend quand même bien résonner les emblématiques fûts de bière vides. Il te semble que le groupe a démarré un peu trop vite les premiers titres, dont deux extraits du récent The end, so far, avant de retrouver peu à peu son groove habituel d’adolescent rageux sur une setlist faisant la part belle au premier album à son nom ; autour de toi, on connaît toutes les paroles et on kiffe sa race sans retenue en souriant aux anges. L’originalité principale du show résidera dans la pause offerte par la ballade Snuff. Pics prévisibles du chaos post-pubescent autour de toi, The Heretic Anthem et Surfacing enchaîné sur People = shit procurent un bonheur régressif que ne bouderas pas, aussi gentiment teubé que puisse sembler un binoclard de 48 ans scandant « Fuck it all! fuck this world! Fuck everything that you stand for! ». Pour le rappel, la consigne de s’accroupir avant de bondir de concert sur Duality semble être passée à perte de vue. En définitive et hors Dan Pfaff, le groupe lui-même n’aura pas eu à énormément s’employer pour que s’enjaillent jeunes et moins jeunes : couplée à un light show et une pyrotechnie infernaux, une exécution propre de la quinzaine de chansons aura suffi. On est loin des vomissements et mutilations scéniques des débuts ; désormais l’idée de Slipknot motive autant que le groupe lui-même.

Méditation collective (Slipknot)

En Altar pour le show plus old school de Testament bouclé en retard, plusieurs de tes potes auront loupé le début du feu d’artifice final de l’édition 2023. Le trolling ostensible des organisateurs qui aura présidé au choix d’AC/DC comme musique d’accompagnement fera ricaner une fois encore. On ronchonnera pour le principe en constatant que les buvettes sont closes trop tôt et que le site se vide plus lentement ce soir qu’à l’accoutumée, tout en spéculant sur les motifs réels de l’annulation de la conférence de presse finale. Le lendemain, Bertrand goûtera au rituel du sandwich triangle avalé sur une aire d’autoroute blindée de métalleux hagards, puis de la brutale reprise de contact avec toute une rame de métro remplie d’individus totalement dénués d’acouphènes. Six mois plus tard, Olivier et lui souriront toujours à l’évocation de la maudite parenthèse enchantée au pays du Muscadet. Le 30 janvier 2024, à l’Olympia, ce sera plutôt toi qui l’accompagneras à un concert de Beast in Black que l’inverse. Olivier se chauffera bien à l’idée d’une nouvelle visite entre quinquas tout frais pour 2025 ; lui-même se verrait bien en psychopompe. A priori, donc, tu n’as pas échoué dans le rôle d’accompagnateur au plus barré des séminaires de décompression pour jeunes vieux. Tu avais un truc infaillible : ce risque-là n’existait pas.

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