Le ciel a des jambes, Benoit Jeantet

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Une poignée de jours après l’éviction des Bleus de leur supposée Coupe du Monde, il est entendu que se replonger dans l’univers du rugby relève d’un certain masochisme. Mais Benoit Jeantet a sous-titré son dernier livre Mélancolies Ovales, ce qui tendrait à prouver que ce recueil de courtes nouvelles s’accorde bien à ce mois d’octobre devenu gris d’un coup. Avant même d’être un bricolage de souvenirs très personnels, Le ciel a des jambes est une œuvre d’esthète, un travail de la langue à l’ancienne et qu’on devine patient, tantôt poétique, suranné, rustique, populaire ou truculent, et bien souvent tout ça à la fois, sur des rythmes pesés à la syllabe près. Il y est question d’un monde de troisièmes mi-temps où chacun socialise selon son poste sur le terrain et l’on revit le match de l’après-midi ou bien celui d’il y a trente ans. Passé et présent s’entrecroisent mille fois dans ces instantanés où l’auteur tente régulièrement de nous perdre, usant parfois de répétitions bien placées. Les nouvelles se succèdent, le point de vue change à chaque fois, « je » est souvent un ancien joueur qui se souvient, recroise des personnages connus, coéquipier, mécène, fan, plumitif avec qui se ressassent les histoires de bonshommes, on commence par causer rugby et puis finissent par affleurer tous les drames minuscules qui façonnèrent chacun.

Ni guerriers, ni nostalgiques

Benoit Jeantet explique d’emblée qu’il a décidé de « mettre ses vieux héros sous cloche », de les remonter de la cave où ses souvenirs demeurent empilés. D’une prise de vue à l’autre on parle avec l’accent du fond de la vallée ou celui des faubourgs plus ou moins canailles. On se toise parfois entre collègues quand les cultures d’origine ne sont pas les mêmes, mais seule la solidarité née du terrain finit par compter vraiment. Point d’abus de considérations technico-tactiques pour évoquer ce jeu plus complexe encore qu’il est primitif aux yeux du béotien. « T’ouvres les bras comme un poulpe en colère et tu me lui encercles les cuisses », voilà qui éclaire bien assez le lecteur. Plusieurs nouvelles font passer l’envie d’abuser de la métaphore guerrière si chère aux chroniqueurs et aux fans galvanisés, aussi dur que soit le rugby — et dur, il l’est. Un talonneur rugueux d’antan entraîne des gamins et se fout bien qu’ils ne transforment plus le moindre ruck en donjon sado-maso. Pas plus que le rugby n’est une guerre la mélancolie ovale ne consiste en une nostalgie mal placée — « cette chose hideuse », fait dire Jeantet à une veuve anglaise qui offre à souper chaque dimanche aux gamins de l’équipe du coin pour voir briller au fond de leurs yeux la même flamme qui animait son mari rugbyman. Une nouvelle est consacrée à une équipe de féminines traversant en footing un centre-ville le samedi matin. Elles jouent parce qu’elles aiment jouer, et basta, n’en déplaise aux rétrogrades.

Décidé ce matin de mettre mes vieux héros sous cloche. Au début, ils avaient l’air plutôt contents de quitter la nuit sans fin du sous-sol où j’entrepose mes souvenirs. Les bons. Les mauvais. Les brutaux. Les truands. Mon sous-sol aux souvenirs ressemble à une immense rue de la truanderie. Une immense rue gisant six pieds sous terre. Les bâtiments qui la bordent de part et d’autre ressortent tous d’une architecture différente. Ici un saloon qui s’ouvre sur une sorte de club-house désuet. Plus loin, un terrain de rugby.

La pelouse ressemble à une vieille chienne pelée par la gale. Le terrain est plongé en permanence dans une demi-pénombre. Le sommet des poteaux ne s’aperçoit qu’à peine. Depuis l’entrée du stade, on se croirait sur le point de pénétrer dans une chapelle ardente. À faible distance, on dirait quatre mâts bousculés dans la nuée noire d’un typhon. Au pied des poteaux, un garçon haut comme trois pommes se tient accroupi. Prêt à jaillir sous les ballons qui viendraient à vriller entre les barres. À cette heure, ils pleuvent dans son souvenir comme autant d’étoiles filantes qui strient le ciel avec des reflets vif-argent de poisson-lune. Personne d’autre que lui dans ce stade repoussé sous la brume. Et néanmoins c’est chaque nuit qu’il y revient. Mourir de la petite mort des rêves. Pour ce gamin, c’est toujours dimanche et il pleut en amour.

Le sport dont il est question relève moins d’un respect borné de la tradition que des valeurs du jeu et du dépassement de soi. Son souvenir vous emprisonne, malgré tout (« Le rugby n’existe pas en dehors de la jeunesse ») et fait « qu’on persiste à vouloir dire ce monde du rugby » de soirée en soirée et de canon en canon. De joyeux sexagénaires anglais descendent ainsi dans le canal St Martin que l’on cure pour y chercher les crampons d’un camarade d’équipe universitaire. Pas d’amertume là-dedans, on l’a dit, même si le présent charrie son lot de vilaines métamorphoses telles les loges VIP qui ne valent pas franchement les club-houses d’antan. On approche peu à peu l’essence d’un rugby qui demeure « avant tout un état d’âme », « une création du désir, celui, entre autres, de vivre ensemble. » prenant sa source dans d’interminables trajets en bus. « Ce sport si particulier où construire une relation avec l’autre devient vite un réflexe de survie » unit à jamais les ex-coéquipiers. Un cuistot et son ancien partenaire plongeur refont chaque jour le match en cuisine. Ledit cuistot vit en fauteuil depuis une sale troisième mi-temps. C’est que le rugby ne se limite pas à une école de la noblesse et du joli : « Si vous ne supportez pas l’injustice, vous n’avez rien à faire sur un terrain de rugby. »

Certaines chutes mériteraient un Brennus

La petite mort choisie ou subie de la retraite sportive condamne à une « vie sans panache », elle est un « évènement désenchanté ». Quel intérêt particulier conserve un joueur qui raccroche les crampons ? On cherche parfois trop à connaître et comprendre l’homme derrière le sportif, tel un glorieux capitaine disparu de la vie publique et retrouvé paysan solitaire par un gratte-papier dégourdi. Qu’y avait-il vraiment à savoir d’autre sur lui ? Cette tranche de vie-là est une jolie trouvaille de narration parmi d’autres, comme cet ancien champion de France de deuxième série appelé à remettre ça le temps d’un week-end constatant qu’il s’est menti en croyant pouvoir revenir en forme… de l’exacte même manière que sa voisine de bistrot s’est fourvoyée en croyant son mec du moment. Certaines chutes mériteraient un Brennus. Un entraîneur madré fait d’une pierre deux coups en envoyant un élève manquant d’aplomb plaquer son daron caporaliste. Un auteur en herbe scande une tentative de texte sur ses souvenirs du rugby… si pompeuse qu’elle fait fuir la compagne qui l’encourageait pourtant à écrire.

Plus loin, quelques heures plus tard, les bêtes enfin à l’abri et les bâches tirées à la hâte sur les balles de regain entassées dans le hangar dont le portail fermait mal, nous roulions maintenant sous une énorme averse neigeuse et le rideau des montagnes s’estompait peu à peu comme s’amorçait la descente vers la haute vallée, où les flocons ne tarderaient pas à se changer en grosses gouttes d’une eau sale et lourde. Papa toussait à ne pas croire, le rhume à venir n’étant plus qu’une question d’heures. Mais au diable ce genre de crainte. Au diable ce genre de considérations. Papa avait son entraînement et puis c’était tout. Papa jouait deuxième ligne. Il approchait de la trentaine et bientôt arriverait l’heure de raccrocher les crampons. De rejoindre « le royaume de la rouille », comme il le répétait de plus en plus souvent avec ce sourire un peu forcé. Je le revois encore, toujours le même anorak un peu pourri et, cette fois, son flottant blanc et ses grosses chaussettes rayées de rouge et de bleu qui venaient mourir juste au-dessus des mollets, je le revois me faire un autre de ces clins d’œil qui voulait dire : « Tu pourrais pas nous changer un peu la musique? »

Alors, comme à chaque fois que nous laissions derrière nous le pays de neige et le rideau des montagnes, comme à chaque fois que nous roulions vers le stade de la haute vallée, à l’instant d’avancer mon petit doigt vers une nouvelle K7, je savais quel genre de musique choisir. Du rock épais et solide. Du rock largement saturé de guitares épiques. Hendrix presque à coup sûr. Les Who, aussi. Parce que, bien sûr, ce qui l’attendait sur le terrain réclamait une tout autre ambiance.

La dernière nouvelle, qui donne certaines clés du recueil, met en scène un scénariste écrivant ses souvenirs du rugby par bribes « (parce qu’il) permet, parfois, de lutter contre l’impuissance mélancolique à laquelle nous invite souvent le monde » et qu’il est avec le cinéma « la dernière grande utopie collective ». Même dégoûté par une énième désillusion rugbystique vécue du fond d’un canapé, même honteux de ses propres souvenirs de lycée à éviter le ballon plutôt que les plaqueurs adverses, ces 214 pages inclinent à croire l’auteur sur parole.

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