Il faut toujours envisager la débâcle, Laurent Rivelaygue

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C’est l’histoire d’un mec, il perd son boulot. Non pas qu’écrire pour Logistique Infos ait été un rêve de gosse, mais ledit boulot structurait son existence. Sans un tuteur pour le faire pousser droit, il perd pied, et se met comme de juste au roman que chacun rêve d’écrire histoire de se laisser complètement décramponner du réel. On le comprend très tôt, entre deux retards à Pôle emploi et pour récupérer son gamin à l’école : ce réel, il n’en veut plus. Le bougre n’allait déjà pas bien fort, et demeure insomniaque une fois homme au foyer. De la nourriture disparaît de la cuisine. Entre deux autres reproches consignés dans un carnet, sa compagne l’accuse de vider le frigo la nuit. Lui se rend compte que sa maison a tout de la cocotte-minute, enfermant son couple et son enfant dans « une autosuffisance affective et matérielle feinte. » Ses parents sont partis après qu’il eut cessé de les voir. Il n’a pas vraiment d’amis et son fils ne le comprend guère mieux que sa compagne, de plus en plus vacharde et penchée sur ses textos. Il observe les progrès réguliers d’une fissure au plafond, telle la Catherine Deneuve de Dans la cour, fume comme une cheminée transie d’angoisse et tente une thérapie judicieuse sur le papier. La famille part une semaine en Bretagne. 

Thérapie, fond du ravin ou les deux à la fois ?

Les vacances vont échouer, c’était écrit, alors il se réfugie dans ses notes sur le Grêlé, perpétrateur jamais identifié d’un cold case labyrinthique et sujet de son futur Grand Roman Français. Puis il rentre seul dans sa banlieue, terrassé par une conjonctivite et l’invincible incommunicabilité régnant désormais sur son foyer. Le projet de roman devenu enquête peut reprendre, la disparition de victuailles aussi… jusqu’à ce que notre héros s’aperçoive, désormais seul habitant de son pavillon, que Xavier Dupont de Ligonnès squatte le troisième tiroir de son bureau depuis des semaines – je ne divulgâche pas plus que la 4e de couverture. Comme si l’incongruité de la situation ne suffisait pas, l’homme le plus recherché de France agira pour un temps en coach de vie particulièrement sous-qualifié. Les investigations éperdues du protagoniste auront-elles des vertus thérapeutiques ou bien contribueront-elles à le rapprocher un peu plus du fond du ravin ?

Ma conseillère s’appelait Jocelyne Boulot. Je n’avais fait aucun commentaire quand elle s’était présentée. Elle ressemblait à un petit écureuil dans une robe à motifs marron. Pendant qu’elle parlait, je m’imaginais un monde dans lequel toutes les conseillères Pôle emploi auraient été remplacées par des écureuils. Toutes s’appelleraient Jocelyne Boulot et porteraient des robes à motifs marron. Voilà qui me semblait être dans cet instant un excellent début de roman. Je l’avais noté sur le calepin intitulé sobrement « Idées ».

Jocelyne avait été très efficace. Nous avions ensemble rempli un amas de dossiers avant d’en disséminer les pages dans des chemises multicolores. Elle possédait à la perfection deux expressions faciales. L’une, concentrée, les paupières plissées, les lèvres retroussées sur ses petites incisives d’écureuil, l’autre, les yeux en soucoupe et la bouche en O, que j’avais pu apercevoir fugitivement quand je lui avais avoué que je ne savais rien faire d’autre qu’écrire. Elle était ensuite revenue à sa première expression de petit rongeur, ajoutant que ça n’allait pas être facile, « mon petit monsieur ».

Évidemment, on rit à suivre cette voix off de narrateur mi-Jean Rochefort, mi-Pierre Desproges. Son humour très écrit, fait de chausse-trappes au détour d’une phrase travaillée, fait mouche parce que ladite phrase a du style mais pas de mauvais gras, d’excédent de bagage ou de saltos et vrilles forcées. Gaffe à l’autre genre de piège, cependant. Sur le même ton distancié qu’autorise une langue soignée, si la blague fait pouffer parce qu’elle surprend d’un coup, la tristesse saisit parce qu’elle s’est accumulée sans qu’on y fasse bien attention. « Céline venait de me glacer le cœur et j’avais entrepris, en silence, de reconstituer dans mon assiette les derniers instants de Robert Boulin avec une olive dans un fond de sauce tomate » : voilà qui amuse, mais pas que, comme d’ailleurs l’évocation de la disparition très littérale de ses parents. L’auteur varie les rythmes et la longueur des phrases avec un sens de la chute également appréciable. Ça sonne, et l’équilibre atteint tient la distance. On alterne les tons, aussi, au fil de chapitres courts marquant la succession des mois : entre deux épisodes tortueux d’un drolatique désarroi existentiel, le style se fait sec voire étouffant en évoquant les très réels méfaits du Grêlé.

Écrire à l’heure du gneu-point-zéro

Les seconds rôles, soit les rares humains auxquels se réduit la socialisation de notre héros jamais nommé, font un réjouissant bestiaire : on citera Jocelyne Boulot la conseillère Pôle Emploi plus ou moins bien nommée, Jean-François le parent d’élève envahissant mais utile, Gianluca le thérapeute aux chaussettes rouges sous un pantalon trop court ou Céline la compagne impitoyable qu’on finit par comprendre un peu, peut-être même que le narrateur aussi. Ils accompagnent plaisamment cette Nième exploration des abîmes du milieu de vie, période désespérée entre toutes où l’on s’autorise parfois des triples génitifs. Pour éviter l’exercice convenu, l’auteur y ajoute ce qu’il faut de son étrangeté coutumière – ceux qui le suivent sur Facebook savent – et y instille mine de rien des réflexions pas inopportunes sur l’écriture, à la fois élan artistique souvent factice, vrai refuge virtuel pour solitaires en des temps inhospitaliers et savoir-faire largement démonétisé dans un monde gneu-point-zéro. Autre thème aussi intéressant que flippant (sa race), l’émulation entre sujets obsessionnels sur les forums de discussion en ligne, en particulier lorsqu’il s’agit de prétendre résoudre les affaires non classées en lieu et place des spécialistes payés pour ça ; ils vont loin, or tout le monde n’est pas le rouquin des Experts. De quoi interroger une fascination contemporaine pour le true crime épargnant, avouez-le, bien peu d’entre nous.

Janvier

Tous les matins, j’épluchais consciencieusement les offres d’emploi sur internet, m’efforçant avec application de découvrir en chacune le détail absolument inadmissible qui allait m’empêcher de postuler. Je faisais régulièrement à Céline la démonstration de ma détresse et de ma bonne volonté avec force exemples d’annonces navrantes écrites dans un jargon anglicisé et impénétrable. Les journaux et magazines ne recherchaient plus de journalistes mais ce qu’ils appelaient dorénavant des « fournisseurs de contenus », principalement pour leurs sites internet. Au tarif horaire d’une femme de ménage. Céline en avait profité pour répondre que femme de ménage, c’était, après tout, ce que j’étais en train de devenir. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de noter, dans un deuxième calepin nommé « Cahier des perfidies », toutes les remarques désobligeantes qu’elle semblait prendre plaisir à m’asséner.

C’était d’autant plus injuste que je venais d’envisager de transférer l’ardeur, l’enthousiasme, voire la rage que je mettais à l’entretien de la maison dans l’écriture de mon roman. Je suis bien conscient qu’exprimé de cette manière, cela a tout du gars expliquant qu’il a le projet d’avoir un projet, mais je vous signale que, tout d’abord, on en a connu quelques-uns qui se faisaient élire à de très hautes fonctions sur des bases moins solides et qu’ensuite, l’idée d’écrire un livre, quoique séduisante, m’apparaissait pour l’instant comme un saut dans le vide, retenu par un élastique, depuis un hélicoptère.

Bref, si vous m’avez suivi : lisez donc Laurent Rivelaygue sur Facebook. Vous pouvez aussi acheter Il faut toujours envisager la débâcle, le titre est quand même pas mal trouvé. Ah, et puis le livre est bon.

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