Hellfest 2024 : Marathon Man (2/2)

Dans l’objectif avoué de taper ton record de concerts sur 4 jours, vain mais exaltant défi de (fin de) milieu de vie, tu as passé un jeudi sportif et surtout un vendredi passablement dingo cerné par le gros son et les vignes du Muscadet. Qu’en sera-t-il des samedi et dimanche, pour lesquels on annonce des éléments contraires : d’une part, les intempéries, et d’autre part le scrutin législatif le plus éclaté dans l’histoire de la Ve République ?

(Partie 1)

La pluie éparse censée s’intensifier en soirée retarde un peu votre arrivée sur site le samedi. Autre changement notable avec le début du festival : Metallica est dans la place, ce qui se traduit par l’envahissement d’une bonne partie du pavage devant la Mainstage 1 par le carré VIP fameusement baptisé « snakepit » et la passerelle qui l’entoure, ce qui éloignera d’autant le public des copains. Pour l’heure, ton attention est accaparée par le Mainstage 2 voisin où les Texans d’Eternal Champion déroulent leur heavy metal traditionnel à base de chevaliers hardis et dragons peu commodes, hommage vibrant à des temps musicaux pas si anciens appelés les années 80 – à moins que tu n’aies vieilli, toi. En deuil de son bassiste Brad Raub depuis moins d’un mois, le groupe a choisi de maintenir ses dates sans remplacer le défunt, ce qui le conduit à utiliser un enregistrement en lieu et place de la 4 cordes. Pour parler sobrement, l’effet produit n’est « pas fifou », et cependant les survivants jouent vite et bien avec le manque d’originalité revendiqué. En T-shirt Lovecraft, Jason Tarpey livre une prestation habitée au chant ; pour le rappel, il revient torse poil et coiffé de son habituelle cagoule de mailles, sans doute pour le plus grand plaisir… des amateurs de cagoules de mailles. Sans pour autant être très emballé, tu salues l’aplomb de ces messieurs.

Eternal Champion en Mainstage 2

À propos d’aplomb, la prochaine formation à se produire en Mainstage 1 est Anvil, et le moins que tu puisses en dire est que le power trio canadien a tout donné au rock n’roll. Depuis 1973, les bougres ont écumé les arrière-salles des bars PMU du monde entier, parfois ouvert pour les plus grands et enregistré une vingtaine d’albums, le tout sans pouvoir lâcher des turbins alimentaires de prestige approximatif. Ce fut l’objet du documentaire Anvil! The Story of Anvil de 2008, dont le succès auprès des métalleux et du public branché de Sundance leur procura un semblant de retour de hype. Ce samedi 29 juin 2024 à 13h35, ils sont fidèles au poste et sourient de toutes leurs mauvaises dents. Voir leur scénographie qu’on dira épurée – maigre light show neutre et logo fixe projeté sur l’écran géant – occuper l’espace monumental qui sera dévolu 10 heures plus tard aux milliardaires californiens du metal ne manque pas d’une certaine puissance symbolique.

Anvil en Mainstage 1

Ils en sont d’ailleurs les premiers conscients, certainement pas dupes de l’amour aux premier et second degré qu’on leur voue : gloussant comme un chenapan, le guitariste et frontman Steve « Lips » Kudlow s’empresse de faire un tour de snakepit en petite foulée. À la batterie, son complice de toujours Robb Reiner mâchouille son cigarillo. Lips salue la foule de manière atypique, c’est à dire en hurlant dans ses micros de guitare. Avec son bandeau de poignet aux couleurs du Canada, ses tatouages rudimentaires résument le bonhomme : « ANVIL », une enclume noire, sa gratte écarlate et des lèvres roses. Musicalement, les titres frustres mais robustes de leur best of, tel Badass rock n’roll, sont interprétés façon Tour de Pise un jour de choc sismique modéré : ça se tient, mais de peu. « Do you love rock n’roll? » Sans aucun doute, mais pas autant que lui, qui s’amuse ostensiblement aux côtés du bassiste. On lit dans ses yeux bleus le pari pascalien de celui qui y croit parce qu’il y est bien obligé. Et pourquoi pas ? Le voilà qui sort très à propos un vibromasseur usé pour agacer ses cordes pendant le Metal on metal final, joué un poil trop longtemps et sur un train de musette. La barre sera bien haute pour tous les suivants.

Toujours Anvil en Mainstage 1

Entrer en Altar pour Sanguisugabogg – littéralement « sangsue de goguenots » – te donne l’impression de pénétrer dans une tanière. La bêtise ostensible du projet death metal de ce quatuor de l’Ohio est assumée à 200%, jusque dans le logo positivement illisible qui orne le backdrop. Il te semble reconnaître le bassiste de Speed vu la veille en Warzone. Les mecs ont beau revendiquer leur tropisme vers l’absence totale de subtilité, ils ne jouent pas non plus avec le supplément d’âme attendu : c’est plus supportable qu’escompté, quand bien même le pit répond présent dès le Black Market Vasectomy initial. D’après le chanteur au look de Vincent Macaigne un poil décalé en pareil contexte, on fête les 29 ans du guitariste à la maigreur de goule, que la foule modérément dense lui souhaite bons avec enthousiasme. « Ça me rappelle les travaux près de chez moi » commente un copain mélomane, peut-être sur Necrosexual Deviant. Il ressort de la discussion semi-concentrée qui s’ensuit que « les circle pits, c’est comme la pipe, les vrais n’ont pas à réclamer ». Incontestablement, vous vous êtes hissés au niveau de la proposition.

L’ambiance n’aura guère à voir en Temple, où des compatriotes de Sanguisugabogg interprèteront leur black metal atmosphérique au long d’un set à l’élégance certaine – la preuve, les musiciens de Wayfarer jouent en chemise. Après une intro façon bluegrass, le même accord est repris dans un mur de son épais et enveloppant. Les quatre hommes du Colorado ont fait leur le principe d’un ancrage profond du black metal dans les folklores locaux, surtout lorsqu’il lève un peu le pied sur le satanisme de bazar : leur musique à eux a des accents de country gothique – comme le rappellent régulièrement les fioritures du guitariste solo coiffé d’un Stetson – et explore les épisodes sombres de la conquête de l’Ouest – autant dire à peu près tous. Sous un light show stroboscopique très réussi, le chant guttural et râpeux alterne entre guitariste rythmique et bassiste, mais les passages purement atmosphériques sont interprétés en voix claire. Servi par un très bon son, l’ensemble s’avère d’ailleurs plus introspectif que violent. « Fuck it feels good to be here » dit le guitariste d’une voix neutre. Il promet un prochain titre « a little bit country, a little bit rock n’roll » qui se révèlera surtout très black metal dans l’esprit. Le travail chiadé du batteur émerge peu à peu de l’édifice. En somme, Wayfarer instille suffisamment de variété dans une came lancinante par essence pour ne pas perdre le public à l’attention aléatoire dont tu es. De la belle ouvrage.

Wayfarer en Temple

Des placards façon BD noir et blanc te plongeant dans une ambiance de fantasy : telle sera la principale originalité du set de Legion of the Damned, groupe de thrash/death metal originaire de l’autre pays du fromage. Comme reflété dans le titre du morceau annoncé en seconde position, Beheading of the Godhead, leur musique tabasse aussi dru qu’au sous-sol d’un commissariat d’antan sans qu’on puisse reprocher grand-chose à l’interprétation comme au réglage des consoles… mais Dieu que l’affaire est générique. Elle ravit cependant quelques slammeurs ballottés sur une foule guère dense, l’occasion de se rappeler combien un bon gainage est important. L’un d’eux porte un T-shirt « Passion reblochon ». La bonne humeur partagée éclaire une performance passablement oubliable.

Legion of the damned en Altar

Histoire de te rapprocher de Valley pour Kverlertak, tu fais étape dans une Warzone n’échappant pas à l’épidémie contemporaine de sacs à dos Basic Fit. Le skinhead reggae à base de cuivres et de guitare des parigots de 8.6 crew sonne comme dans ton quartier – enfin, à peu près n’importe quel quartier – un soir de Fête de la musique. Au moins Guitare, armé d’une jolie Gretsch verte, évite-t-il de sagouiner ce qu’il joue. Bontempi signale sa présence à la faveur d’un solo. Trompette, Saxo et Basse – très présent dans le mix – en font autant. A priori cette sorte de ska franchouillard a peu de chance d’enflammer le public à mèche courte de la scène punk/hardcore, ce qui est peut-être l’objectif de sa programmation : une sorte de pause entre deux tempêtes. Un circle pit aux allures de queue leu leu démarre malgré tout. Le poing levé, on dénonce l’interdiction du cannabis en intro de Prohibition – sans réelle surprise dans le cas présent. Devant toi, un perroquet gonflable est brandi en approbation. Quand démarre Répression sur un air de reggae, tu choisis de t’esquiver. L’honnêteté t’oblige à reconnaître que tu savais pertinemment ne pas être dans le cœur de cible.

8.6 crew en Warzone

Quitter la Warzone de manière anticipée te permet donc de rejoindre Valley à temps pour bien te placer avant les Norvégiens de Kvelertak, groupe inclassable mêlant à son black n’roll – du rock gras et entraînant sur lequel une gargouille couine – une solide dose de punk et des textes dans la langue natale d’Eva Joly. L’actuel chanteur du groupe Ivar Nikolaisen, incertain sur ses appuis, débarque manifestement dans un état second, mais en aucun cas ça ne l’empêchera d’ambiancer une foule déjà dense et réceptive. « We are Kvelertak, straight from Norway, we are here to destroy! » En un tournemain, le public de la scène souvent dévolue aux riffs lourds et méditatifs se transforme en Warzone sur un set de crossover thrash. Le mosh pit se développe jusqu’à manquer te happer d’un coup. Ce que tu distingues des instruments est tout à fait propre, sans que tu sois convaincu qu’on y prête vraiment attention autour de toi. Difficile de différencier des titres tous joués pied au plancher. Nikolaisen part en slamming tandis qu’un tech déroule le fil de son micro comme on relâche un peu de ligne depuis son chalutier. Imperturbables dans le sillage de leur chanteur/slammeur/serpillère à sueur, les instrumentistes gardent le cap. Le joyeux bordel dure jusqu’à la fin du concert, où le frontman agite un grand et beau drapeau. Ces 50 minutes de transe t’en ont paru 17.

Kvelertak en Valley

En un solo proprement délirant posé sur le premier single issu de leur album Six, sorti en 2023 quinze ans après le précédent, le guitariste d’Extreme Nuno Bettencourt avait rappelé au monde entier pourquoi il était l’un des champions incontestés du glam metal – voire du metal tout court. En un petit tacle glissé en tout début de concert, à propos du snakepit de Metallica, il s’est assuré de ta part une sympathie renouvelée pour les 20 ans à venir. À 57 balais, le Luso-américain n’a guère changé depuis ta classe de première et la bombe Pornograffiti, deuxième LP du combo de Boston. Son aîné de 5 ans, le frontman Gary Cherone, non plus, mais il ne se rend probablement pas compte qu’il s’est fait à la fois la tête et la panoplie de Derek Zoolander. Extreme met suffisamment de plomb dans ses compositions hard FM pour les rendre hautement aimables à tes oreilles de festivalier. Lorsque Nuno attrape chapeau de cowboy et guitare sèche, on se sait partis dans un morceau plus country. Il se fend d’une salutation à tous les présents, y compris Metallica. Dommage, mais il faut bien vivre. Son solo de guitare sèche est peut-être un poil longuet, comme d’ailleurs le ventre mou du show à base de titres calmes, mais lorsque Bettencourt dégaine une réplique de la Bumblebee d’Eddie Van Halen on sait l’affaire remise sur de bons rails. Rise, le fameux single de Six, clôt le set dans une version heavy comme tout. Extreme aura évité la flotte qui s’annonce, et c’est mérité.

Extreme en Mainstage 1

Des contemporains d’Extreme t’attendent l’arme au pied en cuir, jean et clous sur la Mainstage 2 : les Allemands d’Accept, dont le leader et guitariste lead Wolf Hoffman porte beau à 63 ans ; en témoigne son parfait physique de Monsieur Propre. La formation de Soligen n’est pas là pour compter les licornes dans le public. À trois gratteux – dont le suppléant Joel Hoekstra de Whitesnake -, il s’agit de fournir une nouvelle démonstration d’efficacité en pays bordélique. Sous les premières gouttes de pluie se succèdent de vaines tentatives de mosh pit, guère dans l’esprit du moment. Il s’agit pour l’instant de contempler l’implacable succession de solos et les chorégraphies à 4 manches plus 80s qu’une tarte reçue d’un prof de collège. Restless and Wild claque comme pas permis, et la voix éraillée du septuagénaire Mike Tornillo tient largement le choc. Radieux, Hoffman apprécie. L’intro de Fast as Shark reprise par la foule perturbe toujours un peu – ceux qui savent, savent. Un pogo timide finit par démarrer. Rien de très saillant sur les extraits du dernier album, dont le mérite premier et d’occuper 20% seulement de la setlist. Au son imposant de l’hymne très burné Balls to the Wall, la flotte s’intensifie. Tu passes ton K-Way tout neuf – si on t’avait dit en 1983 la somme que tu investirais un jour pour porter à nouveau ce vêtement honni… – en te demandant si le set de Metallica sera praticable ou non. Pour l’instant, tu sais juste avoir savouré ce set au charme remarquablement prévisible.

Accept en Mainstage 2

Ça y est : il flotte et il te faut manger, tout en sachant que le bois du Muscadet est toujours pris d’assaut en pareille circonstance et que tu ne dois pas trop t’éloigner de Valley. De ce subtil jeu d’optimisation sous contraintes résulte ton choix d’engloutir un plat chaud AVANT que la pluie remplisse tout à fait la barquette. Ce sera la seule dérogation à ton régime 100% « potato burgers » du festival, sachant pertinemment que viande et patates sous un autre format ne résoudront pas nécessairement divers problèmes causés par le manque de fibres. Dîner à la main, tu suis (de loin) le trio américano-danois Necromantix en Warzone, spécialiste du psychobilly – d’après Wikipedia, « genre musical mêlant rockabilly et garage rock, sous influence du punk rock, puis du heavy metal ». Dans les faits, un trio batterie / guitare / contrebasse, cette dernière en forme de cercueil, enchaîne les morceaux pleins de swing et d’humour macabre. On retiendra aussi des choix capillaires audacieux, soit au moins deux étranges bananes crêpées du meilleur effet. Il y a franchement pire pour dîner sous la drache.

Nekromantix en Warzone

Si tu souhaitais demeurer proche de la Valley, c’est que s’y annonce le concert que tu as entouré le premier sur le programme de ce samedi, rien de moins que le supergroupe Mr Bungle. Tu avais loupé Faith no More ici même en 2020 pour cause de Covid-19, et la perspective de voir enfin le frontman Mike Patton en live vaut bien la peine d’affronter les éléments. Le principe même de Mr Bungle consiste pour l’intéressé à s’autoriser n’importe quelle composition farfelue – Anarchy up your anus et My ass is on fire en tête -, n’importe quelle reprise inattendue et n’importe quelle dinguerie scénique, le tout entouré d’un fameux aréopage de stars instrumentistes. Sur Ainsi parlait Zaratousthra diffusé en introduction, le voici qui apparaît coiffé d’étranges dreadlocks rouges aux allures de bonnet à grelots. « Big boys don’t cry. Jesus is pissing on you, it isn’t Hellfest without it » gratifie-t-il la foule en vêtements de pluie avant que ne résonne Satan never sleeps. Ainsi va Mike Patton : lorsqu’il a les clefs du camion, comme c’est le cas dans Mr Bungle, il érige l’originalité en dogme, ce qui présente toujours une manière de risque. Jouer du kazoo ou faire couiner un canard en plastique n’apporte pas grand-chose ; mimer le coït sur un bénévole venu éponger une flaque de pluie sur scène, non plus.

Mr Bungle en Valley

Or le set est suffisamment solide pour tenir sans overdose de gamineries. D’abord, ça joue : si le frontman est impeccable quel que soit le registre, du Hell awaits de Slayer à l’amusant Go fuck yourself librement inspiré de Céline Dion en clôture, ses compères ne sont pas en reste, de Scott Ian (Anthrax) à la guitare rythmique à Dave Lombardo (ex-Slayer) derrière ses fûts. Ce petit monde a l’air de s’éclater à balle en jouant sur un tempo infernal de thrash old school sous amphétamines. Et comme si le supergroupe ne se suffisait pas à lui-même, des invités de prestige viennent taper le bœuf avec eux. On kiffe déjà le cameo de Wolfgang Van Halen sur le Loss of control de Papa et Tonton, mais le public entre carrément en extase à l’apparition d’Andreas Kisser de Savage Lands et (surtout) Sepultura pour un Territory dantesque qui sera peut-être le pic de ton Hellfest. Point n’était besoin d’en rajouter dans le teubé.

Mr Bungle en Valley, avec Andres Kisser

Choisir d’assister à tout le set de Mr Bungle a une conséquence non négligeable sur la suite : il te reste une poignée de minutes pour aller te placer en Mainstage 1 avant Metallica, et vu ton expérience du concert des Mets ici même en 2022 tu seras forcément relégué au bout du champ, sauf à jouer violemment des coudes au milieu des ponchos. Et puis il flotte toujours. Et puis tu as vu le groupe deux fois l’an dernier au Stade de France. Et puis tu arrives malgré tout au soir du jour 3, lorsque la somme d’efforts consentis depuis le matin, en plus de ceux du jeudi et – surtout – de la veille, ont un chouïa entamé ton châssis de quasi quinqua. Tu sens confusément le péril qui guette alors ta course au record ; il est d’autant plus avéré lorsque ta boucle Whatsapp de Gen X crépite de messages évoquant un retour précoce au bercail. Entre ceux qui restent et les capitulards, ton choix est vite fait : fidèle à une riche tradition familiale, tu rejoins le convoi qui met le cap sur votre gîte. Arpenter le bout de nationale jusqu’à la bagnole au son de Creeping death et For whom the bell tolls a un côté d’autant plus irréel que tu t’étais interdit de louper une fois de plus Suicidal Tendencies sur leur créneau préférentiel d’1 à 2 heures du mat’ en Warzone, mais tu ne détestes même pas pour cet abandon prématuré. 11 concerts le samedi, une paille. Tant pis pour ta moyenne.

Gardienne des Ténèbres by night

Justice immanente : fourbus, vous parvenez à votre étape vendéenne pour constater avec dépit que la seule clé dont vous disposez n’ouvrira pas une porte d’entrée à la serrure déjà occupée de l’intérieur. Pour ouvrir la porte-fenêtre du jardin, il faut une autre clé, actuellement au fond d’une poche localisée non loin du Mainstage 1. Passé une douzaine de minutes à jurer de tout plein de façons, un camarade se rappelle la présence d’une bouteille de survie planquée près de sa roue de secours. Du rhum, même pas du mauvais. L’espoir renaît d’un coup. Après en avoir fait profiter vos deux autres potes, possiblement occupés à rejouer Titanic dans une bagnole aux vitres embuées, ton équipage entame dans la sienne un débat passionné sur la carrière des Four Horsemen en sirotant la gnôle dans des pintes en plastique. Il y a pire fin de soirée. Elle est d’ailleurs abrégée par le retour aussi précoce qu’inattendu des deux courageux détenteurs de la seconde clé, pas convaincus par un show de Metallica trop peu en place, grevé par des pauses à rallonge et fini à coups de talon par une triste impro de Kirk et Rob sur Indochine. De quoi post-rationaliser un choix tactique qui te tiraillait encore. Merci, les gars.

Réconcilions élégance et praticité.

Le lendemain matin, c’est la triple peine : le dernier jour pique toujours un peu, personne d’autre que toi n’aura touché aux 5 kg de pommes achetées à ton initiative au Leclerc de Montaigu en prévention de la carence en fibres cité plus haut – autrement dit ces cons-là ne t’écoutent pas – et tu appréhendes l’annonce des résultats du premier tour des législatives les plus claquées de la Ve République prévue pour 20h. Ce sera pendant Suffocation, peut-être un hasard. Ou pas. Un fois arrivé sur site, tu constates que le « pisse-debout » découvert avec étonnement lors du Hellfest 2018 s’appelle désormais « urinoir féminin » et qu’il est vendu sur site dans sa trousse fantaisie au choix. Rien n’arrête le progrès en marche. Quant à toi, vu ton anxiété du moment tu dois t’administrer du son pas léger, léger. On commencera donc en Altar avec le brutal deathcore de Brand of Sacrifice, des Canadiens décrits comme de « mauvaises teignes » dans le livret officiel. Sans doute un poil à la mode pour toi, mais l’essentiel est dans la baffe. En la matière, le rap guttural de l’imposant chanteur à dreadlocks blondes respecte le cahier des charges. Le reste relève de la cacophonie pondéreuse – à la décharge du groupe, on répète bruyamment dans la Temple voisine – à laquelle un clavier / percussionniste apporte un vague semblant de début de variations. Tiens, le chanteur a aussi des aigus de chat sauvage et tente même parfois du chant clair. « Split this shit and get out or fuck away » suggère-t-il élégamment pour obtenir un wall of death. Sur ce gros son moderne où affleurent quelques plans bondissants à la nu metal, ça chamaille sec. « I’m on this stage as your personal trainer and you need a better cardio ». Avec le frontman de Sanguisugabogg, c’est le second d’Altar à souhaiter bon anniversaire à son guitariste. Tout cela ruisselle de bon esprit à défaut d’être complètement ta came.

Brand of Sacrifice en Altar

Ceux qui répétaient peu discrètement en Temple sont les Allemands de Thron – rien à voir avec Georges -, adeptes du blackened death metal aux gueules peintes et aux mines renfrognées. Derrière le mur de son habituel, certaines lignes de guitare inspirée du heavy metal traditionnel apportent un tu-ne-sais quoi d’originalité. Fait inhabituel, c’est une fille qui t’encombre la vue avant que tu ne te décales – juste retour des choses, ton mètre 88 te rangeant d’ordinaire dans le camp des tourmenteurs patriarcaux. Un Pokémon tenu en laisse par une manga girl aux cheveux roses semble apprécier la prestation soignée du groupe de la Forêt Noire, sublimée par un son plutôt propre. Relire le « MICHEL, NICOLAS ; NICOLAS, MICHEL » en capitales dans ton calepin te suggèrera que deux copains se sont rencontrés dans cet environnement passablement riche en décibels. En somme, ni abrasif, ni ennuyeux, Thron n’a rien à envier aux dizaines de groupes de black metal perdus chaque hiver dans les forêts scandinaves alors qu’ils cherchaient juste le bon spot pour une séance photo.

Dans l’Altar voisine, les Parisiens de Karras remplacent au pied levé des compatriotes de Thron. Trois types en blouson noir aux trognes pas commodes envoient un death metal de facture classique tirant sur le grindcore devant un public moyennement réactif d’entrée. Comme de juste chez certains suppléants, les transitions sont quelque peu improvisées, en revanche le trio a l’intelligence d’alterner mid-tempos et accélérations sèches. En tendant l’oreille, tu constates que « Pazuzu » revient souvent dans les paroles, rien d’illogique dans un groupe dont le nom emprunte à L’Exorciste. À part ça… peu à dire, en vérité.

Karras en Altar

C’est en attendant le set suivant sous la Temple que tu recroises des copains de ton premier Hellfest, six ans plus tôt, celui d’où vient ton retour de flamme pour le gros son de ton adolescence. De bleubite perplexe, tu es passé à chroniqueur accrédité en veste à patches. Te l’aurait-on annoncé que tu ne l’aurais pas cru. Sur scène, pendant vos civilités, une sorte de gobelin solitaire s’est assis en tailleur. Il se lève lentement, évoquant The Walking Dead. C’est le chanteur de Yoth Iria, spin-off de tes chouchous grecs de Rotting Christ, bientôt rejoint par ses musiciens. Seul maquillé du groupe, le gobelin, hilare, descend se promener dans le public. Il semble en décalage avec ses camarades – un décalage multimillénaire qu’on appelle « ébriété ». En témoigne sa chute alors qu’il repart en slamming après un bref retour sur scène. Un spectacle navrant et drôle à la fois, considérant que le zozo ruine un boulot assez carré à base de black metal incisif. Peut-être pour compenser, un second chanteur drapé dans une toge noire et autrement moins ivre a fait son apparition. Le frontman peinturluré renâcle à passer son micro, puis obtempère. Il va ensuite danser dans un coin de la scène. Incontestablement, tu vis l’un des moments du festival sans qu’on puisse réellement l’inclure dans le best of – toute défonce prise par ailleurs, on reste en-deçà du groove impie et entêtant de Rotting Christ en live.

Yoth Iria en Temple

D’autres frontmen ne sont pas du genre à céder le moindre pouce de terrain en matière de professionnalisme. En ce dimanche bien incertain sur le plan politique, le Frank Carter éponyme de Frank Carter & The Rattlesnakes, showman remarqué du Hellfest 2022, présentait facilement 99,9% de chances d’ambiancer comme rarement le Mainstage 2. Le rouquin de petite taille aux lunettes noires à montures blanches entame son set façon crooner devant un immense backdrop évoquant un rideau de douche argenté. « Hellfest, my name is Frank Carter », voilà pour les présentations, puis le gars descend dans la foule pour un slamming parfaitement tenu. Selon les standards du festival, le groupe envoie du RTL 2, et le public l’achète sans la moindre difficulté. D’ailleurs le premier mosh pit réclamé fonctionne, très civilement. Carter tente quitte ou double sur une variante inclusive : un « ladies only mosh pit », illustration de l’irréductible bienveillance du bonhomme. Peu à peu, la foule présente sur le pavage se densifie : la recette fonctionne une fois de plus. Le voici maintenant qui ordonne qu’on s’accroupisse puis qu’on saute, récoltant un succès de plus, avant de redescendre dans le pit sur une aimable touche d’autodérision : « Let’s see if you can find me, I’m only 5 foot 7 ». Tout est décidément aimable, dans ce set, peut-être trop, mais à ce moment précis tu n’y trouves aucun inconvénient. Lorsqu’il demande « the biggest circle pit in Hellfest », on sait qu’il sera suivi et que le résultat rappellera un Périph étonnamment fluide – c’est pour la forme qu’il insiste sur l’importance de s’assurer que tout le monde va bien. Évidemment, les nostalgiques du Slayer des débuts n’y trouveront pas leur compte en stricts termes de plaies et bosses, ce dont les très nombreux slammeurs n’ont sans doute rien à carrer, notamment un type en chaise roulante et casquette à cornes. Impossible de ne pas considérer ce concert-là comme une réussite du genre. La musique ? Euh, tu n’as pas vraiment fait gaffe.

Frank Carter & the Rattlesnakes en Mainstage 2

Au bord du diabète après tant de son sucré, il est temps de faire un peu baisser ton taux de glucose. Heureuse coïncidence : The Black Dahlia Murder va démarrer en Altar. Pour entrer sous la tente, tu enjambes des dormeurs venus y chercher un peu d’ombre : les 4 jours de festoche ont fait leurs premières victimes. Dormir ici sera méritoire vu le vacarme qui démarre illico : le groupe du Michigan s’est remis du suicide de son frontman historique Trevor Strnad en 2022 et envoie de nouveau la Montbéliard à grande échelle. Ce death metal torrentiel et technique à la voix plutôt en retrait dans le mix est aux antipodes de Frank Carter & the Rattlesnakes, d’ailleurs Brian Eschbach, qui a lâché la guitare rythmique pour succéder à son pote Strnad, annonce un supplément Tabasco puisqu’il s’agit de l’ultime date de leur tournée. Ceux qui ne pioncent pas sont réactifs : les nuées de slammeurs ne s’interrompent que pour des circle pits à l’ancienne. Quand bien même les rumeurs électorales zyeutées au péril de ton smartphone à partir de 18h ne te rassurent pas tout à fait, tu sens que tu assistes au meilleur concert de death metal de ton Hellfest.

The Black Dahlia Murder en Altar

Le vrai danger des angoisses électorales, c’est qu’il faut les faire glisser. Tu ne t’approcheras pas du Mainstage 2 où joue Corey Talor histoire de demeurer à proximité de la buvette. La belle humeur du frontman de Slipknot tranche avec ton noeud à l’estomac : il répète à l’envi son bonheur d’être là. Les titres de sa tournée en solo sont d’ailleurs autrement plus pops et lumineux que le répertoire habituel des neuf furieux de l’Iowa. Même démasqué, Taylor reste un très bon chanteur, ce qui le rend intéressant jusque dans deux ou trois ballades à la con. Tu lui pardonnes les nombreuses irruptions de Bambi, Panpan et leurs amis lorsqu’il remercie sa compagne pour un soutien crucial dans sa dépression, une pathologie qui semble précisément t’ouvrir ses bras glacés aux alentours de 18h40. L’ambiance à Temple s’accordera peut-être mieux à un tel mood.

Corey Taylor en Mainstage 2 (en tout cas sur l’écran)

Tu y es accueilli par une sombre assemblée de musiciens en robe de bure noire, masqués par leur capuchon et rassemblés autour d’un cercueil drapé de blanc sur fond d’icônes reposant sur des lutrins et de cimetière à la nuit tombée. Par-fait. Mais too much, peut-être, alors que les unes des sites belges et suisses dessinent un paysage hexagonal à forte dominante brune. Une polyphonie liturgique en slave remplace les incantations râpeuses qui font l’ordinaire des voix du black metal. L’oreille distraite que tu y portes t’incline à penser que la came des Polonais de Batushka fonctionne, mais tu es irrésistiblement capté par ton prompteur et le bar devant Temple et Altar.

Batushka en Temple

Ce moment-là, tu le vois venir depuis ton arrivée à Clisson : la publication officielle des premières estimations du scrutin législatif sur les chaînes françaises à l’heure de Suffocation en Altar. Alors que tu es déjà semi entamé, chose rare au Hellfest compte tenu de ta posture habituelle de scribouillard studieux, l’heure n’est plus à se voiler la face : c’est bien la merde. Après quoi la prise de notes en vue d’un compte-rendu exhaustif paraît moins essentielle qu’à l’accoutumée. Depuis l’entrée d’Altar, la prestation des Newyorkais te semble aussi digne que peut l’être celle d’une formation de brutal death metal. Mais alors que personne alentour ne semble en avoir quoi que ce soit à péter, tu repères un copain qui partage ton état d’esprit du moment, et la fin de ton festoche en sera dramatiquement altérée : ton objectif premier devient d’un coup le fait de trinquer autant de fois que tu le pourras à un avant forcément meilleur que le futur immédiat. Or Suffocation, en dépit de sa réelle technicité, ne se prête guère aux discussion de comptoir. Toi et ton pote levez le camp, à regret mais concentrés sur ledit objectif du moment.

Suffocation en Altar

Crosses, le projet electro rock du frontman des Deftones Chino Moreno, devrait procurer un fond sonore plus approprié à vos libations. Mais une fois rendus sur place, c’est la consternation : le set est (très) en retard. Lorsque démarre enfin le duo guitare-voix sur fond de plans de synthétiseurs préenregistrés, difficile de s’y intéresser plus que de raison. « Le résultat n’est cependant pas déplaisant » notes-tu dans ton calepin d’une écriture moins assurée que celle de l’après-midi. Tout porte à croire que les événements para-métalleux t’ont d’un coup rendu belliqueux, car tu griffonnes juste après « Ils enregistrent des trucs et des machins comme MB-40 de la Nouvelle Star, ils chantent et jouent vaguement dessus, ça dure 20 minutes et c’est fini. Zob. ZOB ! » Ça, c’est de la prise de notes engagée, ton moment Albert Londres du festival.

Crosses en Valley

Sur la Warzone voisine, les légendes Newyorkaises du hardcore de Madball démarrent un set vitaminé. De loin, tu aimes bien. Ton camarade de boisson, moins. L’heure n’est pas à rompre les fragiles consensus républicains qui demeurent : vous levez le camp jusqu’au prochain bar.

Madball en Warzone

Quoi de mieux pour deviser de l’effondrement programmé des démocraties libérales qu’une madeleine sonore 100% nineties qui résonne dans le lointain ? À cet égard, le concert de The Offspring touche la perfection. De que tu en perçois, le frontman et docteur en biologie moléculaire Bryan « Dexter » Holland est en voix, et de Come out and play joué en ouverture à la conclusion sur Self esteem le copie est honorable à défaut d’être très metal. Bah, Shaka Ponk a bien joué vendredi sur cette exacte même scène. Et les tubes de Smash ou Americana feront la bande son d’un drame humain d’un genre particulier : ayant épuisé ton compte cashless jusqu’à l’option qui le recrédite par tranche de 20 balles, il te faut trouver LE guichet qui permet, sur le site, d’utiliser ta carte bleue pour y procéder. Pestant et jurant, tu finis par le localiser entre Warzone et Valley. Ouf. La tise peut reprendre, l’autopsie de l’Occident social-démocrate également.

The Offspring en Mainstage 2

L’ultime concert entouré dans ton programme était celui d’I am Morbid, tribute band des légendes du death metal Morbid Angel constitué autour du chanteur David Vincent et du batteur Pete Sandoval. Autant le dire immédiatement : c’est ici que tes notes déjà chiches deviennent positivement illisibles. Tu conserves cependant de ce grand moment de poésie une impression d’apaisement, comme si les effets conjugués de la Carlsberg et du son à forte puissance d’arrêt des classiques d’Altars of Madness ou Blessed are the sick te faisaient – très temporairement – oublier les contrariétés de l’actualité immédiate.

I am Morbid en Altar

Ultime gage d’ouverture du festival à des têtes d’affiche plus mainstream pour pallier le vieillissement inéluctable des champions du metal, Foo Fighters joue depuis une heure en Mainstage 1 lorsque tu sors d’Altar d’un pas peu assuré. La postérité mérite qu’on révèle ici la toute dernière phrase écrite dans ton carnet, à propos des ultimes têtes d’affiche de l’édition 2024 du Hellfest : « À la fois très bon mais chiant ». Concision, puissance et précision t’auront guidé jusqu’au bout. Il est minuit ce 30 juin 2024, le festival a renoncé au traditionnel feu d’artifice de clôture, la France – en tout cas celle à laquelle tu te raccroches – a peur, une gueule de bois t’attend demain matin dans la voiture du retour et tu auras enchaîné 14 concerts plus ou moins complets ce dimanche, soit 56 au total des 4 jours si tes comptes sont exacts. S’agit-il bien de ton record personnel à Clisson ? À vrai dire, tu t’en tamponnes. Ce n’est pas que tu te sois senti plus vivant que les 361 journées précédentes, non, de ce point de vue tu serais même plutôt un veinard avéré quelle que soit le mois de ton calendrier, mais tu sais au moins que lors des 361 à venir tu pourras renchérir auprès de tous ceux qui t’auront fait le récit enthousiaste de leurs putains de triathlons.

Foo fighters en Mainstage 1

Épilogue

Une semaine plus tard, ton transit intestinal est rétabli et un merdier ingouvernable s’est substitué à la perspective d’un Matignon bleu Marine. Always look on the bright side of life, et ce n’est pas le chanteur de Yoth Iria qui te contredira.

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