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Le Sommeil de la raison dont il est ici question est celui qui, selon Goya, « engendre des monstres » : sa gravure éponyme montre un artiste endormi entouré de bêtes fantasmagoriques à poils et à plumes. Les monstres de Gabrielle Wittkop, eux, sont à la fois humains et bien plus terrifiants. Sans doute l’autrice de Hemlock chérissait-elle ses personnages de damnés, mais enfin ses lecteurs sont fondés à les considérer comme la lie de l’humanité, ou guère loin. Chaque nouvelle du présent recueil nous offre sa ou ses propres abominations anthropomorphes. qui reviendront hanter jusqu’aux malheureux pourtant confiants dans leur pratique de l’autrice la plus délicieusement dépravée des lettres françaises. Celle qui naquit à Nantes Gabrielle Ménardeau maîtrisait les fictions brèves autant que les romans, l’affaire est incontestable une fois achevées ces six nouvelles dégouttantes de cruauté et de fluides corporels divers, oscillant entre poésie noire et réalisme cru. Wittkop affirma sur le tard « avoir voulu mourir comme elle avait vécu : en homme libre », et cette liberté fut pour elle toujours synonyme d’exigence, mêlant cette fois à l’étendue du vocabulaire et la majesté de la syntaxe des narrations complexes aux points de vue changeants. Le lecteur méritera sa gratification.
L’art du rebondissement dérangeant comme celui de la chute abrupte et cruelle
Deux amis désœuvrés et pervers obtiennent à force d’aumône qu’un hospice madrilène où l’on enferme des indigents difformes consente à l’organisation d’une petite fête… qui dégénère par la grâce du champagne. Lassé des plaisirs qu’Amsterdam peut lui offrir, un homme part en Asie découvrir l’opium. La somme qu’il compte verser pour une copieuse provision pourrait racheter sa servante hindouiste de douze ans que sa famille âpre au gain destine à la prostitution. Pour connaître mieux son quasi-homonyme et cavaleur de père, veuf depuis longtemps, Gabrielle envisage ses nombreuses maîtresses comme autant de miroirs sans tain et les séduit puis les questionne sur l’oreiller à propos de lui. Rentier marié par intérêt, Clément éprouve un dégoût croissant à voir s’arrondir le ventre de son insipide épouse, qui lui rappelle celui d’une tante repoussante et dérangée. Un gamin erre chaque jour, solitaire, dans un immense Palais des Expositions fermé depuis la guerre, alors que d’autres enfants sont retrouvés assassinés dans le jardin attenant. Dandy obsédé par lui-même et le comte d’Orgaz du Greco, Harley erre dans Paris, cherchant l’évidence d’un amour qui persiste à lui échapper. Le fragile Jean-Marie l’aime, lui, sans réserve, ver de terre épris d’une étoile.
Les jeux de l’ombre, de la fugue, de la chasse sont riches en périls. Les réponses ne résolvent pas les questions et tantôt centaure, tantôt infantile fétichiste, don Juan ou gogo, Gabriel demeure intraduisible en une certaine image que personne n’a pu mettre en scène derrière le miroir sans tain. Aussi toutes les métamorphoses deviennent-elles bien vite torturantes, par les multiplications infinies et les foisonnantes possibilités qu’elles offrent à l’imagination, en une circonstance très déterminée, vitale par excellence et dans laquelle cette fois, cette seule fois, Gabrielle aveugle, inconsciente, fut précisément impliquée. Elle construit et combine mais ses créations s’effondrent dans l’instant même où elle les conçoit. Elle recommence avec une obstination d’insecte, une cécité non pareille et très vite se sent à vif, dénudée jusqu’à l’os par tout ce sable qu’elle transporte et tente vainement d’édifier. Elle s’hypnotise sur des photos qui pâlissent déjà, scrute le visage et la silhouette d’une jeune femme qui pour elle sera toujours étrangère. Grande, mince, élégante, morte depuis longtemps.
Gabrielle a mis une chemise de Gabriel, une chemise blanche dont le col sort d’un costume de velours noir, costume de jeune homme romantique, avec un pantalon à sous-pied. Elle descend la rue de Rennes puis marche longtemps, néons rouges, néons verts, dans le bruit des voitures, dans un no man’s land de l’âme, un pays vaste, vague comme la mort, et regarde les putes dans les yeux.
Quiconque attendra un dénouement joyeux à l’une ou l’autre de ces méchantes historiettes mérite un bilan neurologique approfondi : en novelliste accomplie, Wittkop maîtrise l’art du rebondissement dérangeant comme celui de la chute abrupte et cruelle. La fin surprend cependant par sa mélancolie, point d’orgue de considérations sous-jacentes sur l’insuffisance fondamentale des rapports humains, qu’on parle d’amitié, de fratrie, de filiation, de mariage ou de simples galipettes, jamais mieux exposée que dans : « Elle rentrera très tard, juste à temps pour rencontrer Gabriel dans l’escalier où une livide lumière de Jugement dernier leur frappe les pommettes et noircit leurs orbites, tandis que tous deux se regardent longuement sans rien dire. » Si l’autrice se complaît dans le sordide et le transgressif, elle aime ainsi à y faire affleurer des vérités bien plus déprimantes et banales, ou déprimantes car banales. Ainsi, Tel père, telle fille dit la frustrante impossibilité de connaître tout à fait ceux dont on est la chair et le sang. Qu’on se rassure malgré tout : l’ironie wittkopienne jaillit avec son efficacité coutumière. Une miraculée de Lourdes récupère son infirmité en chutant dans un escalier. Et que dire de cette fin de paragraphe, à propos de la ville ou sévit un psychopathe : « Un jour qu’il faisait très chaud, un violoniste du théâtre municipal fut lynché par des femmes en plein centre de la ville, fait divers qui ramena un peu de calme. »
Des viscères à vif et des fleurs mortes
Précision, concision et pouvoir d’évocation épatent toujours aussi souvent, au rythme des comparaisons et métaphores implacables. « Car elle aime les filles. Comme le vautour aime l’œil. » campe comme nulle part ailleurs le portrait d’une séductrice à sang froid. Plus tôt, le sacrifice d’un chevreau aux varans d’une île indonésienne aura horrifié à retardement le lecteur comprenant ce qu’il suggérait vraiment. Efficacité et rigueur extrême de l’expression sont mis au service de l’effroi : dans un longue baraque de bois en flammes, « Déjà les corps piétinés s’amoncellent devant les issues. Les portes à tambour remplissent parfaitement leur office restrictif quand, pris de panique, on les actionne en directions contraires. » Au reste, le détail des descriptions sonne toujours aussi juste où que l’on soit sur Terre, et Le sommeil de la raison nous ballottera entre toute sorte de lieux maudits. Les goûts de la dame restent affirmés : Gabrielle Wittkop n’aime pas les femmes faibles ou fades, les bébés et la mièvrerie en général, les vies de gagne-petit réputées dignes, et si elle goûte la chrétienté dans l’art la bigoterie lui fait horreur. Sa passion pour les chairs abîmées, quelle qu’en fut l’origine de la corruption, garde son pouvoir de fascination. Elle prise toujours les viscères à vif autant que les fleurs mortes.
Le palais était beaucoup plus vaste et complexe que je ne l’avais d’abord pensé. D’inextricables galeries suspendues, des passerelles vertigineuses s’entrecroisaient sous des vitrages qui semblaient infinis. Certains ponts métalliques étaient semblables à des caillebotis de navire, des escaliers à vis tonnant sous mes pas s’enroulaient autour des piliers de fonte qui, comme le panache d’un jet d’eau s’élançaient soudain en plusieurs directions, m’obligeant parfois à ramper sur de longues courbes jusque vers des balcons et des loges. Je n’ai jamais eu le vertige, pas même ce jour où je me retrouvai debout sur la minuscule plate-forme de la lanterne couronnant l’édifice entier, comme échappé à toute pesanteur, royalement suspendu au-dessus du vide, embrassant du regard ce paysage de verre et de métal, cette serre immense pleine d’éclosions à moi seul visibles. Si je l’avais voulu, j’aurais pu voler ou cheminer, mouche sur les parois du dôme. J’aurais aussi pu décerner des noms aux différentes régions du palais, mais je m’en abstins, dans l’incertitude où j’étais qu’elles ne fussent pas déjà nommées par quelque lointaine instance, dont j’ignorais la nature mais pressentais l’existence.
Gabrielle Wittkop a disparu il y a plus de vingt ans et son art continue à émerveiller ceux qui le découvrirent un peu trop tard. On aurait dû s’attendre à tout de ce Sommeil de la raison et pourtant tout vous y fracasse, chaque nouvelle excellente et la suivante meilleure encore. L’imaginer avide de louanges scolaires et clichetonneuses serait sans doute un fameux contre-sens ; la perspective de voir se soulever son sourcil droit ou gauche en entendant « c’est un coup de coeur ! » glace d’effroi, aussi se contentera-t-on de remercier une fois encore l’admirable vieille scélérate.