Banc d’essai : les combats du siècle (Partie 1)

Remettez-vous : oui, c’est signé et bien signé. Sauf triste gag de dernière minute, une hypothèse délicate à exclure après 5 années de circonvolutions scabreuses et voltes-face diverses, Floyd Mayweather affrontera bien Manny Pacquiao pour l’unification des titres WBA, WBC et WBO des poids welters le 2 mai prochain dans son antre du MGM Grand de Las Vegas.

Dans un sport à ce point féru de mythes et de souvenirs glorieux, les superlatifs pleuvent désormais sur la portée historique de ce nouveau combat du siècle, quelles qu’aient pu être les réelles motivations de l’invaincu américain et du septuple champion philippin : cimenter leur place dans l’histoire, faire exploser leur compte en banque dans des proportions encore inédites, ou plus prosaïquement répondre à la saine pression de diffuseurs du câble US soucieux de rentabiliser leur investissement dans les deux champions après le récent déclin de leurs audiences respectives… voire une subtile combinaison des trois.

Si les grincheux déplorent à juste titre le temps perdu en négociations, qui nous a privés d’un affrontement entre les deux hommes à leur apogée sportive de 2009-2010, ne boudons pas notre plaisir pour autant : on parle de deux futurs pensionnaires du hall of fame qui figurent probablement déjà au palmarès des 20 plus grands champions de tous les temps, ils restent sur plusieurs succès convaincants face à des adversaires valables, et leur opposition de styles est aussi excitante sur le ring – maître contreur contre lapin Duracell gaucher – qu’en dehors, puisque s’affronteront ainsi les figures aussi antagonistes que travaillées de l’arrogant amateur de bling et de l’humble champion du peuple, dont les plus grands fans se vouent une haine qui feraient passer les débats OM vs PSG pour d’aimables discussions de club de lecture pour seniors.

Ajoutons que les records absolus en termes de bourses dévolues aux combattants et de recettes au guichet comme en pay-per-view sont en danger. Autant d’ingrédients qui font de Mayweather vs Pacquiao un excellent prétendant au titre de « combat du siècle » avant même de pouvoir en jauger le résultat. Et puisque la boxe se nourrit de classements et comparaisons de toutes sortes, voici un panorama forcément rapide et subjectif des glorieux précédents à l’aune desquels il méritera d’être évalué une fois retombée l’excitation de l’événement. Ces affrontements sont évalués selon les 5 critères qui rendent un combat du siècle à ce point significatif : la qualité des protagonistes, le timing (en particulier, si ces protagonistes sont proches ou non de leur apogée), l’importance de l’enjeu sportif ou extrasportif lié au combat, la qualité de l’affrontement lui-même, et enfin son impact sur l’histoire de la boxe, voire l’Histoire tout court.

John L. Sullivan vs James J. Corbett, 7 septembre 1892, New Orleans, Louisiane

Protagonistes : ****

Parfaite opposition de styles entre le premier détenteur du titre des poids lourds, John L. Sullivan, aussi doué pour la boisson que pour la castagne et dont la carrière débuta à mains nues dans les arrières-salles des bars irlandais de Boston, et l’élégant banquier de San Francisco James J. Corbett alias « Gentleman Jim », qui rend 34 livres à son adversaire mais apporte à la catégorie une dimension technique et athlétique jamais vue auparavant.

Timing : ***

Les deux hommes sont invaincus, Sullivan en 38 combats et une décennie revendiquée comme détenteur du titre mondial des lourds, Corbett en 12 sorties professionnelles seulement, dont un nul contre la légende noire australienne Peter Jackson – que Sullivan refusa d’affronter – et une victoire sur le futur hall of famer Joe Choynski. L’hygiène de vie approximative de Sullivan et ses sept ans de plus que le jeune Corbett permettent d’estimer qu’il n’était plus forcément au faîte de ses capacités.

Enjeu : ***

Le titre mondial des lourds, et la suprématie pugilistique régionale entre l’historique Côte Est et l’émergente Côte Ouest, favorisée par une réglementation plus libérale sur les sports de combat et les paris.

Combat : ***

A l’ancienne, forcément : prévu sans limite de temps, le combat se décante en 21 rounds durant lesquels les esquives et les déplacements de Corbett ont progressivement raison de la force brute de Sullivan. Celui-ci s’incline par KO sur une ultime gauche à la mâchoire.

Impact : ****

La boxe entre dans son ère moderne et tourne définitivement le dos au pugilat à mains nues d’antan, tandis que San Francisco deviendra – pour un temps – la nouvelle capitale mondiale de la boxe anglaise.

Note de mythe : ***

Jack Johnson vs James J. Jeffries, 4 juillet 1910, Reno, Nevada

Protagonistes : *****

Probablement deux des dix plus grands poids lourds de tous les temps. Jack Johnson n’est pas seulement le premier champion du monde noir de l’histoire de la catégorie : c’est aussi un technicien hors pair, pionnier dans la gestuelle défensive, avec en particulier un art consommé de la déviation des coups adverses dont s’inspirera George Foreman. Face à lui, Jim Jeffries est un colosse dont le physique musculeux préfigure les grands poids lourds dominateurs en taille et en puissance que seront le même George Foreman, Lennox Lewis ou les frères Klitschko. Enorme puncheur doté d’un menton en acier à défaut d’impressionner par sa technique de boxeur acccroupi, il s’est retiré invaincu en 1904, 5 ans après avoir ravi le titre à l’anglais Bob Fitzsimmons, tombeur de « Gentleman » Jim Corbett.

Timing : ***

Johnson est champion du monde en titre des poids lourds et a défendu son titre à 3 reprises. Âgé de 30 ans, il a atteint la plénitude de ses moyens et reste invaincu depuis 1905 et la bagatelle de 25 combats contre une palanquée d’hommes de valeur (Fireman Jim Flynn, Philadelphia Jack O’Brien, Sam Langford, Bob Fitzsimmons, Joe Jeanette, Tommy Burns). Il peut sembler surprenant de voir un retraité de longue date, monté jusqu’à 300 livres, tenter sa chance à 35 ans face au « Géant de Galveston », 7 ans après avoir refusé le défi de celui qui n’était alors que « Colored heavyweight champion of the world »…

Enjeu : *****

… quand on ignore que l’importance de ce combat pour le grand public américain dépasse très largement la question de la valeur pugilistique du champion Jack Johnson. Car dans l’Amérique de 1910, c’est bien de supériorité raciale qu’il s’agit. Non seulement il est inconcevable de laisser un champion afro-américain dominer physiquement et techniquement les plus beaux spécimens caucasiens, mais en plus Jack Johnson ne se prive pas d’alimenter la rumeur, notamment quand il s’affiche en public avec des femmes blanches ou qu’il enchaîne sourires en coin et déclarations provocatrices. A mesure qu’échouent les challengers, le seul espoir de l’establishment réside désormais dans le retour du mythique Jim J. Jeffries, que l’écrivain Jack London ira jusqu’à supplier de remettre les gants pour « venir sauver l’homme blanc et effacer ce sourire doré de la figure de Johnson ». C’est l’invention du concept de « Great White Hope », qui réémergera de façon récurrente pendant de nombreuses décennies.

Combat : ***

A moins de 3 semaines de l’échéance, le gouverneur de Californie annule le combat prévu à San Francisco sous la pression des Eglises locales. L’affrontement est transféré à Reno, Nevada, où une enceinte en bois de 15000 places est construite en un temps record. La légende veut que ce transfert ait annulé de fait une clause secrète de l’accord financier passé entre les combattants exigeant que Johnson se couche en faveur de Jeffries. Toujours est-il que le champion afro-américain n’a besoin que de 15 rounds sur les 45 prévus pour imposer sa science et sa fraîcheur tout en chambrant un adversaire complètement dépassé. Beau joueur, Jeffries reconnaît qu’il n’aurait jamais pu dominer Johnson à quelque moment de sa carrière que ce soit.

Impact : *****

Alors que des foules suivent le combat en direct dans la plupart des grandes villes américaines via la lecture au mégaphone de dépêches téléphoniques ou télégraphiques, la victoire de Johnson déclenche un déchaînement de violences racistes à l’égard de ses supporteurs. Craignant de reproduire le phénomène, de nombreux maires interdisent la diffusion des images du combat dans leur ville, et le Congrès vote une loi pour interdire le transfert d’images filmées d’un combat entre deux états… Johnson – Jeffries ne sera hélas pas le dernier des grands combats de boxe à cristalliser les tensions raciales aux Etats-Unis, tandis que d’un point de vue strictement sportif le succès de Johnson annonce la longue domination à venir des grands champions noirs américains que seront Joe Louis, Muhammad Ali, Larry Holmes et Mike Tyson.

Note de mythe : ****

Jack Dempsey vs Gene Tunney II, 22 septembre 1922, Chicago, Illinois

Protagonistes : *****

Ce combat est une revanche de la victoire surprise du « Fighting Marine » Gene Tunney sur la superstar Jack « The Manassa Mauler » Dempsey, alors détenteur du titre mondial des poids lourds, devant plus de 120000 spectateurs massés dans l’enceinte mythique du Yankee Stadium de New York. Vaincu une unique fois en plus de 60 combats, l’ancien champion des mi-lourds Tunney avait alors fait prévaloir sa vitesse et un travail défensif fondé sur un jab efficace contre la boxe ramassée et le crochet du gauche meurtrier de Dempsey. Ce dernier dut passer par une demi-finale mondiale conclue par une 44eme victoire par KO sur le futur champion Jack Sharkey pour obtenir une deuxième chance contre son inattendu vainqueur.

Timing : ****

A 30 ans pour Tunney et 32 pour Dempsey, les deux adversaires ont sensiblement le même âge et la même expérience sur le ring : ils se sont littéralement couverts de gloire dans ce qui constitue le premier âge d’or de la boxe anglaise. Tunney a remporté une série mythique de 5 combats face à son unique vainqueur Harry Greb, et a croisé la route de Billy Gibbons, Tommy Loughran, Battling Lewinski et Georges Carpentier. Dempsey a malmené le même Carpentier lors du premier combat diffusé en direct à la radio ainsi qu’à dépasser le million de dollars de recettes au guichet, après avoir remporté le titre mondial après 3 rounds d’une extrême brutalité contre le tombeur de Jack Johnson Jess Willard, et il a de nouveau marqué les esprits face à l’argentin Luis Firpo en partageant avec lui la bagatelle de 7 knockdowns en à peine 2 reprises de bruit et de fureur. Ajoutons que Dempsey est resté inactif pendant 3 ans entre sa victoire sur Firpo et la première confrontation avec Tunney : 12 mois et 2 combats plus tard, il aborde la revanche en favori et ne peut plus guère se retrancher derrière l’argument d’une trop longue inactivité.

Enjeu : ****

Il y aura moins de spectateurs au Soldiers Field de Chicago qu’un an plus tôt au Yankee Stadium, 104000 personnes malgré tout, mais tout ce que le pays compte de politiciens, hommes d’affaires et écrivains influents se sont compactés dans les 10 premiers rangs, et les recettes au guichet dépassent les 2,6 millions de dollars. Un record qui tiendra 50 ans. Sans arrière-plan racial ou sociologique particulier au-delà de l’opposition entre le sourire de vedette de l’ancien militaire décoré en 1918 (Tunney) contre l’oeil noir et les manières bestiales de l’ancien enfant des rues du Colorado (Dempsey), le combat est avant tout une événement culturel de première importance.

Combat : *****

Tunney vs Dempsey II est devenu un mythe absolu pour 13 à 14 secondes d’intense polémique. Pendant les 6 premiers reprises, cette revanche est la copie conforme du premier affrontement entre les deux hommes : Tunney démonte scientifiquement les assauts semblant bien désordonnés de l’ancien champion. Mais c’est le 7eme round qui la fait basculer dans la légende : Dempsey touche enfin son adversaire, qui va à terre. Le Manassa Mauler commet alors une erreur fatale. Omettant de se rendre ans un coin neutre pour que démarre le compte, comme le stipulent les nouvelles règles, Dempsey reste un long moment à toiser Gene Tunney. Las, les 3 à 4 secondes de répit supplémentaires accordées au champion en titre semblent lui permettre de mieux récupérer, il se relève au compte de 9 et pourra finir le combat en vainqueur par décision, non sans avoir rendu la politesse d’un knockdown à Dempsey quelques minutes plus tard.

Impact : ***

La manière dont Jack Dempsey laissa peut-être passer sa chance a fait couler des rivières d’encre et demeure à ce jour un épisode fameux de l’histoire sportive des Etats-Unis connue comme « The long count ». Très fair-play après l’événement et conscient de ses limites face à son double vainqueur, Dempsey annonce sa retraite des rings, et il faudra attendre l’avènement de Mike Tyson 60 ans plus tard pour retrouver un poids lourd dont la férocité fascine à ce point le public du noble art, et bien au-delà.

Note de mythe : *****

Joe Louis vs Max Schmeling II, 22 juin 1938, Yankee Stadium, New York

Protagonistes : ****

Nul besoin de présenter Joe Louis, que les historiens du noble art présentent régulièrement comme l’un des deux meilleurs poids lourds jamais vus sur un ring, de même que l’un des plus redoutables puncheurs toutes catégories confondues. Ce punch célèbre entre tous, ainsi qu’un art consommé du placement et du timing, lui permirent de palier un relatif manque de mobilité et de régner 11 ans sur la catégorie reine. L’allemand Max Schmeling est quant à lui l’un des anciens champion du monde des lourds appartenant à la succession embouteillée du retraité Gene Tunney, et dont la particularité fut à son corps défendant d’être traité comme l’une des figures emblématiques du régime nazi.

Timing : ****

Le premier affrontement de 1936 entre les deux hommes avait été programmé comme une étape dans l’ascension du jeune prodige invaincu Joe Louis vers le titre mondial. L’inexpérience de ses 22 ans ainsi qu’une préparation bâclée à base de découverte des joies du golf lui valurent un échec cuisant face au vétéran allemand aux 60 combats professionnels. Schmeling avait bien étudié son adversaire, et exploita une main gauche trop basse pour saper la résistance de l’américain à grands coups de cross du droit pour obtenir un KO plus qu’inattendu au 12eme round. Devenu officiellement champion du monde 2 ans plus tard et bien plus concentré sur sa carrière qu’en 1936, Louis ne se considère pas légitime tant qu’il n’aura pas pris sa revanche sur Schmeling. Ce dernier n’a certes pas rajeuni, mais il a gagné les 3 combats qui ont suivi leur première confrontation.

Enjeu : *****

A la rivalité sportive qui oppose les deux hommes s’ajoute évidemment la pesanteur infinie du climat politique de 1938. L’exploitation faite par la propagande du Reich de la victoire initiale de Schmeling, bien qu’il ne soit pas adhérent du parti nazi et travaille avec un manager juif dont il refuse de se défaire malgré les pressions politiques, remonte considérablement l’opinion américaine contre le champion allemand. Le président américain Franklin Roosevelt y va même de son encouragement à Joe Louis en le recevant quelques semaines avant la revanche : « Joe, il nous faut des muscles comme les tiens pour battre l’Allemagne ». Autant dire que la symbolique du pugilat a rarement été poussée aussi loin.

Combat : ***

Jamais un combat du siècle ne ressembla à ce point à une exécution sommaire. Alors que Schmeling reprend une attitude d’escrimeur similaire à celle de leur première opposition, Louis applique à la lettre une tactique mûrement réfléchie. Il déchaîne un vrai déluge de coups sur l’allemand, faisant jouer à plein sa jeunesse, sa puissance et sa rage de vaincre. Le résultat est sans équivoque : complètement dépassé, l’allemand va deux fois au tapis avant d’être compté KO après deux malheureuses minutes. 31 des 41 coups puissants donnés par le champion ont porté. Plusieurs vertèbres de Schmeling sont fissurées, et l’ambulance qui l’accompagne à l’hôpital traverse Harlem depuis le Yankee Stadium sous les chants et les cris de joie assourdissants de la communauté afro-américaine de New York.

Impact : ****

Le succès est total pour Joe Louis, mais doux-amer pour la cause des noirs américains qui projettent tant d’espoirs de reconnaissance dans l’émergence du premier vrai héros national issu de leurs rangs, appelé à dominer les poids lourds 10 ans de plus. Les réactions de l’establishment préfigurent autant l’utilisation politique qui sera faite du futur conscrit Joe Louis pendant la Seconde Guerre Mondiale que la prégnance du racisme ordinaire, comme quand le Washington Post ouvre sur « Joe Louis, le léthargique garçon de couleur mangeur de poulet est revenu ce soir à son rôle de Bombardier brun ». Loin de la propagande US autour de Louis, c’est en représailles pour son attitude de plus en plus hostile au régime nazi que Schmeling sera appelé sous les drapeaux et servira comme parachutiste dans la Luftwaffe. Devenu un proche ami de Joe Louis après guerre, doublé d’un investisseur aussi avisé que l’américain flamba sa fortune amassée sur les rings, Max Schmeling paiera une partie de ses obsèques et portera son cercueil en 1975.

Note de mythe : ****

A suivre…

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