Débriefing à chaud d’une grande soirée de boxe au MGM Grand de Las Vegas ce samedi 14 septembre : « The One », réunion construite à (très) grands renforts de marketing pour menacer le record historique de ventes en pay-per-view de Floyd Mayweather vs Oscar De La Hoya, par les entreprises de promotion appartenant aux deux protagonistes de ce sommet de l’année 2007.
Disons d’emblée que la réunion tint ses promesses, et qu’avec 3 championnats à l’affiche elle offrit un éclairage passionnant sur ce qu’est un champion du monde de boxe anglaise en 2013, avec les prestations d’Ishe Smith, Danny Garcia et Floyd Mayweather junior.
Ancien candidat de la première saison de « The Contender », sorte de télé-crochet américain où le micro des candidats serait remplacé par des gants de boxe, Ishe Smith était jusqu’à hier soir ce que les commentateurs appellent souvent un « alphabet champion », un boxeur au talent limité cantonné à une faible exposition médiatique, mais à qui la profusion actuelle des ceintures mondiales, décernées par les 4 organisations majeures (WBA, WBC, IBF, WBO) et leurs petites soeurs plus ou moins folkloriques (IBO, WBF, et j’en passe), offrit l’opportunité de devenir champion du monde. En l’occurrence, en emportant la version IBF du titre des super-welters, par décision contre le vétéran Cornelius Bundrage en février dernier.
Smith affrontait hier soir le redouté challenger mexicain Carlos Molina. Pour être tout à fait juste, une grande partie de ce qui rend ce dernier redoutable tient à un style constamment au bord de l’irrégularité, tête en avant à la manière d’un cycliste en pleine descente de col, jamais avare d’un accrochage et grand spécialiste des combats hachés. Face à cet adversaire si peu orthodoxe, Smith ne proposa pas grand-chose. Ni punch susceptible de le tenir en respect (11 KO sur 25 victoires) ou de le punir en entrée et sortie de corps-à-corps, ni technique dans le clinch quand la distance se réduisait, ni déplacement intelligent pour trouver des angles d’attaque susceptibles de perturber Molina. Ishe Smith fit du Ishe Smith : un jab en piston classique donné à profusion, mais sans aplomb particulier ni volonté d’enchaîner.
L’américain était sans doute le meilleur boxeur sur le ring, et je lui aurais donné la décision, mais à aucun moment il ne sut ajuster son style à celui du mexicain, lui donnant le beau rôle de l’agresseur et la validation des juges sans avoir démontré grand-chose pour autant, dans un combat qui valut tous les tranquilisants disponibles sous ordonnance. Boxeurs corrects sans vrai point fort ni rage de vaincre, les champions comme Ishe Smith vont et viennent au gré d’un destin qu’ils n’ont guère les moyens de maîtriser. Ce pay-per-view en lever de rideau de deux énormes combats était le sommet de sa carrière, et il y assista comme spectateur, tel le placide ruminant qui regarde passer les trains. A 35 ans, on imagine que « Sugar Shay » a peu de chances de retrouver une opportunité mondiale. Et c’est tant mieux.
Danny Garcia a 10 ans de moins qu’Ishe Smith, et son combat d’hier soir était celui de la confirmation. Champion WBC des super-légers depuis l’an dernier, l’homme de Philadelphie restait invaincu en 26 combats, et faisait partie des jeunes talents les plus prometteurs de la boxe d’aujourd’hui. Mais son statut de champion incontesté pour The Ring était régulièrement remis en cause pour la valeur somme toute relative de ses principaux adversaires : l’âge canonique d’Erik Morales, le menton en carton pâte et la faiblesse tactique d’Amir Khan, et l’incapacité proverbiale de Zab Judah à se hisser à la hauteur des plus grands événements laissaient entendre que Garcia avait bénéficié de circonstances plutôt favorables dans son ascension vers les sommets. A la peine en début de combat face à la vitesse et au punch de Khan avant de le toucher d’un crochet gauche que l’on qualifiait de « lucky punch », fatigué à partir du 10eme round contre Judah, Garcia était loin d’être un champion confirmé aux yeux de tous, à l’heure ou les titres mondiaux ne valent que par les adversaires à qui on les ravit et la manière dont on les défend.
Dans ce contexte, affronter l’épouvantail argentin Lucas Matthysse, prototype de boxeur dur au mal qui dut attendre 10 ans de plus que Danny « Swift » pour obtenir une chance mondiale, vainqueur 32 fois par KO sur 34 victoires, dont un spectaculaire démantèlement du champion IBF Lamont Peterson en 3 rounds sans titre en jeu, faisait office de véritable épreuve du feu. Le challenger Matthysse était d’ailleurs donné favori du combat par les bookmakers. Si l’on ajoute que les saillies médiatiques de son père Angel feraient passer Floyd Mayweather Sr pour le sobre et classieux Roger Federer en conférence de presse, nombreux sont ceux qui attendaient le jeune champion au tournant… pour ne pas dire qu’ils espéraient une victoire expéditive de « La Maquina » Matthysse.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le très beau combat que se livrèrent les deux hommes a officiellement fait passer Danny Garcia dans la catégorie des champions confirmés, à la fois dominateurs dans leur catégorie de poids et membres du club très fermé des 10 meilleurs boxeurs du moment toutes catégories confondues. Dès son entrée sur le ring, « Swift » a impressionné par son calme et sa concentration, dans un contexte de surexposition médiatique où il avait pourtant tant à perdre. Lors des 5 premiers rounds, où l’on pouvait sentir le profond respect des deux combattants pour leurs punchs respectifs, Garcia fit valoir une allonge et un gabarit supérieurs pour s’installer en patron, travailler du jab au corps et à la face, éviter la répétition des coups trop larges (dont son crochet gauche breveté) pour ne pas donner d’espace en contre, et laisser Matthysse avancer pour l’atteindre dans le bon timing en entrée d’échange. Outre la maîtrise tactique de Garcia, la vraie surprise fut sa capacité à encaisser sans broncher les quelques crochets de l’argentin qui trouvèrent leur cible. Installé dans le combat et en pleine confiance, jouant à l’occasion de tactiques plus moins licites (tête en avant, accrochages, coups à la ceinture), Garcia prit un avantage net en milieu de combat, et le gonflement de l’oeil droit de l’argentin au 7eme round fut sans doute décisif. Si La Maquina fit preuve d’un courage à la hauteur de sa réputation et joua sa chance en avançant jusqu’à la fin des 12 rounds, dont les 30 dernières secondes resteront comme un modèle d’intensité, il sembla bien unidimensionnel en comparaison de Danny « Swift », mécanique dans ses crochets et privé de l’avantage décisif que lui apporte souvent sa puissance.
Garcia a du sang portoricain, mais l’héritage de Philadelphie est bien celui qui le définit le mieux, mélange de fondamentaux solides, de dureté au mal, d’absence de fioritures et de maîtrise des filouteries utiles (hormis un coup bas évident au 12eme round qui lui valut un point de pénalité mérité). Sa victoire par décision unanime prend encore plus d’éclat quand on rappelle qu’il infligea à Matthysse son premier knockdown en carrière au 11eme round. L’avenir appartient à Danny Garcia, roi incontesté des super-légers et dont le gabarit en ferait un beau welter, qui a définitivement conquis ses galons de « vrai champion » dans la chaleur du MGM Grand de Las Vegas.
Floyd Mayweather Jr n’est pas un champion de papier, et la seule confirmation après laquelle il courait à 36 ans est une place de choix dans l’histoire de son sport. Détenteur de titres mondiaux dans 5 catégories de poids sur les 15 dernières années, invaincu en 44 combats pros, sportif le mieux payé du monde et titulaire d’un contrat chez Showtime lui garantissant 150 millions de dollars sur ses 6 dernières sorties, « Money » vise tout simplement une entrée dans le panthéon de la boxe anglaise, celle de champion parmi les champions. Les critiques lui reprochant d’asseoir sa domination sur un choix d’adversaires précautionneux, sa personnalité et ses frasques en dehors du ring qui énervent souvent à raison, et son taux de victoires par KO relativement bas ne lui valent pas l’amour des foules, et une bonne moitié des centaines de milliers de fans qui payent pour voir ses combats espèrent le voir enfin mordre la poussière.
Qu’importe pour Floyd, qui gère son business et sa carrière avec la méticulosité et le goût de l’effort des plus grands sportifs de l’histoire, comme le racontent les membres de son camp d’entraînement. Dans une galerie d’adversaires récents qui laissèrent de nombreux observateurs sur leur faim (Un Marquez limité en taille et en style, un Ortiz craquant nerveusement, un Cotto en déclin, un Guerrero bien trop besogneux), la carrure, le punch et l’invincibilité du jeune mexicain Saul Alvaez représentaient un challenge supérieur autant qu’un risque calculé, comme on l’avait déjà évoqué ici. Comment allait se comporter Floyd Mayweather, à un âge où bien des favoris perdirent en à peine quelques mois les 5% de capacités physiques qui les mettaient au-dessus du lot ?
Avec quelques heures de recul, un résumé à peu près fidèle du combat consisterait à dire que l’on peine à trouver un round authentiquement gagné par « Canelo » Alvarez. Comme contre Robert Guerrero en mai dernier, Floyd a pris l’initiative d’entrée pour tester un adversaire circonspect et installer sa distance et sa boxe. Comme contre Guerrero, il s’est montré de loin le plus précis dans ses coups et le plus à l’aise dans ses déplacements. Comme contre Guerrero, intouchable sans être fuyant, il a montré à la mi-combat qu’il était le patron, éprouvant visiblement un adversaire fatigué et usé par la répétition de coups donnés dans un timing parfait. Et comme contre Guerrero, il a plutôt géré une fin de combat où « Canelo » eut le mérite d’essayer d’avancer, sans jamais pouvoir placer l’une des ses combinaisons si limpides et si efficaces contre des boxeurs ordinaires, en particulier avec l’uppercut droit. On vit un Floyd chambreur et sûr de son sujet lancer un regard comique et interloqué vers la 3eme corde, vibrant encore après avoir subi en bout de course un Nième coup puissant de Canelo qui avait manqué sa cible… A défaut de finir un adversaire dont on peut estimer qu’il était à sa merci passées les premières 20 à 25 minutes, Mayweather a une fois encore démontré une totale maîtrise de sa condition physique, de sa technique incomparable et d’un malheureux adversaire réduit à la triste condition de dernier faire-valoir.
Alvarez a montré un courage conforme à son statut de jeune star mexicaine, et fait de nouveaux progrès depuis sa victoire contre Austin Trout, en particulier en termes d’endurance et ce malgré la limite de poids négociée à 152 livres qui l’obligea à une sévère déshydratation pour la pesée. La mansuétude prévisible des juges – jusqu’à l’inexplicable 114-114 de l’ineffable CJ Ross – lui a évité une défaite par 10 points d’écart, et il a sans doute un bel avenir devant lui… la bourse de 14 millions de dollars touchée pour le combat d’hier soir l’aidera sans doute aussi à digérer une première défaite incontestable et qu’il admit avec classe. Le fait est que le cadet de 13 ans de Floyd Mayweather a semblé emprunté, lent et tristement ordinaire contre un champion dont les détracteurs devront finir par admettre que le seul tort est de ne pas être né à l’époque de Ray Robinson et Kid Gavilan, ou de Ray Leonard et Tommy Hearns…
A défaut d’avoir pu se mesurer aux plus grands de l’histoire, l’invaincu Mayweather se contente de dominer de toute sa classe une ère de la boxe où il contribue largement à son maintien sur le devant de la scène sportive américaine, comme le prouvent les chiffres du 14 septembre 2013, bien loin du déclin qu’on lui prédit depuis 20 ans. Il est sans doute déjà l’un des 20 plus grands boxeurs de tous les temps, et le temps viendra bientôt d’en faire le bilan définitif après les 4 derniers combats prévus à son contrat. Aux dernières minutes de cette nouvelle démonstration, les nombreux « USA ! USA ! USA ! » montés des tribunes du MGM Grand, majoritairement acquises à la cause d’Alvarez en ce week-end de commémoration de l’indépendance du Mexique, sont peut-être le signe que le public commence enfin à aimer voir gagner ce champion de légende, a défaut d’avoir pu le voir enfin perdre. Une explication de cet apparent regain de popularité que je préfère aux effets possibles de la présence de Justin Bieber parmi ses hommes de coin… Il sera beaucoup pardonné aux vrais grands champions de leur sport.