C’est l’histoire du type qui a tout à perdre contraint à boxer celui qui a tout à gagner. Dans le rôle du premier, Canelo Alvarez, acculé à affronter Terence Crawford comme on finit coincé dans un coin de la pièce dont on repeint le plancher. Plus d’adversaires de prestige à 168 livres, une fin de non-recevoir à David Benavidez et un Dmitry Bivol guère partant pour redescendre en super-moyens. Dans le même temps, la campagne de « Bud » a fait son chemin, il a franchi un cap en prenant une ceinture chez les super-welters, et le seul homme capable de payer le rouquin un salaire à neuf chiffres, Turki Alashikh, est carrément partant.
Peu importe si la planète boxe a ricané devant le spectacle offert par Alvarez quand il a corrigé un autre homme monté des 154 livres, Jermell Charlo, alors guère motivé pour autre chose que la survie. Il signa le papier, et 70.000 convives seront de la fête à l’Allegiant Stadium de Vegas. On sentait confusément que la vraie question serait physique, et que si Crawford s’adaptait comme il faut aux 33 livres de plus qu’à son début de carrière – pas tout à fait une sinécure – l’arsenal technique simpliste rôdé par Canelo depuis 2019 en version « tueur de géants » risquait de ne pas suffire. Et puis sa sortie du dernier Cinco de Mayo, où il apparut affûté comme un quinqua contre William Scull, n’avait pas rassuré.

Le Mexicain, malgré tout, reste un professionnel consommé : pas question de se présenter à une échéance aussi importante que celle de samedi dernier autrement qu’en pleine forme. C’est donc en pleine forme qu’il se présenta à la pesée puis sur le ring, en pleine forme qu’il déroula sa tactique brevetée à base de gauches au flanc données comme bûcheron et de droites puissantes au deuxième étage, s’embarrassant encore moins du jab qu’à son habitude, et en pleine forme qu’il se fit décrypter et contrer sans excessive difficulté par un Bud fameux pour faire le coup à chaque adversaire depuis plus d’une décennie.
L’exploit réalisé par Terence Crawford résida avant tout dans sa préparation : très à l’aise à son nouveau poids, il n’avait rien perdu en vitesse et en mobilité et supportait sans broncher la puissance de Canelo, tandis qu’il ne cédait en rien à la force de ce dernier dans le clinch et semblait mettre un venin suffisant dans ses propres frappes. Et si le clan Reynoso ne semble pas s’être épuisé au tableau noir, Bud et « Bo Mac », eux, avaient planché leur sujet. Dans le Crawford observé samedi soir, on trouve beaucoup de celui qui éteignit 12 rounds durant les velléités offensives de Viktor Postol en juillet 2016.

Déplacements et pivots à gauche et à droite pour empêcher la pose d’appuis adverses, exploitation judicieuse de l’avantage d’allonge pour déclencher le premier, et contres au cordeau à la moindre opportunité. S’y ajoutèrent quelques fioritures spécifiques, comme un coude droit descendant très vite protéger le corps sur chaque gauche téléphonée et le choix très opportun de boxer en séries quand les échanges s’installaient à mi-distance – si les adversaires de Canelo rechignent à prendre ce risque et travaillent sur un ou deux coups, le Mexicain n’aime pas subir les combos, ce qui valut à Charlo ses rares bonnes séquences de septembre 2023.
L’adage s’est vérifié une fois de plus : dans l’élite, qui s’ajuste, gagne, et c’est ainsi que celui qui avait tout à gagner a fait sauter la banque, son sourire en seconde partie de combat, tel celui de Money contre Pacman, suggérant qu’il en fut le premier au courant. Pour Crawford, en plus d’un second chèque princier après celui de son succès contre Errol Spence, c’est le scalp d’un premier adversaire promis au Hall of Fame dès qu’il y sera éligible – les candidatures de Spence et Shawn Porter sont moins solides – qui tombe enfin dans son escarcelle, sans compter le titre incontesté dans une troisième catégorie de poids. Qu’il s’agisse du record du genre dans l’ère des quatre ceintures n’est bien sûr pas neutre, mais l’on pourra s’émerveiller plus encore en constatant que c’est le premier triple casse sur toutes les ceintures mondiales en jeu à des poids différents depuis… Henry Armstrong en 1938.

De quoi placer le natif d’Omaha dans le peloton de tête des boxeurs les plus importants du siècle, où il côtoiera selon les critères et préférences de chacun des superstars du calibre de son vaincu du soir, Floyd Mayweather ou Manny Pacquiao. Un club exclusif auquel pourraient aussi prétendre deux de ses contemporains également invaincus et champions incontestés, Olexandr Usyk et Naoya Inoue, qui devront cravacher pour lui reprendre le titre de boxeur numéro 1 du moment. Le Japonais n’a d’ailleurs pas déçu en écartant dimanche soir, et avec la manière, l’ultime menace qui pesait sur sa suprématie en super coq, l’Ouzbek Murodjon Akhmadaliev.
Les détracteurs du « Monster » Inoue font valoir qu’un prétendant au statut de meilleur boxeur du monde ne saurait subir des knockdowns aussi brutaux que face à Luis Nery ou Ramon Cardenas. C’est oublier un peu vite qu’Inoue boxe avant tout pour satisfaire un public japonais friand de bravoure et de traumas crâniens. Si le fausse garde « MJ » Akhmadaliev était réputé manier à la perfection la kryptonite d’Inoue, à savoir les crochets du gauche, ce dernier s’est présenté hier sur le ring de l’IG Arena de Nagoya avec la ferme intention de ne plus les encaisser plein pot. Plutôt qu’une guerre totale au résultat aléatoire, Inoue choisit 12 rounds durant de se livrer à un numéro très maîtrisé de boxeur-puncheur auquel MJ ne trouva aucune réponse convaincante.

À 32 ans, le Monster conserve une vitesse de bras et de jambes sans véritable équivalent chez les moins de 122 livres, et qui lui permit d’entrer à portée à sa guise pour délivrer force salves brèves et précises avant de se retirer rondement. Les quelques coups nets qu’il encaissa ne semblèrent guère porter à conséquence ; inversement, Akhmadaliev finit par trouver le temps long, et l’on jurerait qu’il se satisfit pleinement d’entendre l’ultime coup de gong encore debout. Pour Inoue, l’avenir est dans le superfight contre Junto Nakatani que les spécialistes appellent de leurs vœux, peut-être la plus belle affiche dans l’histoire de la boxe nippone, et un passage chez les poids plume au programme de 2026. Miam.
Mais la boxe se trahirait si elle se bornait à offrir des émotions positives à ses fans. En même temps qu’Inoue entrait sur le ring de son 24eme championnat du monde victorieux, on apprenait la mort à 46 ans de l’Anglais Ricky Hatton, figure marquante à l’extrême de la boxe britannique dans les années 2000. Hatton, qui commença par s’entraîner au sous-sol du pub familial en banlieue de Manchester, devint champion du monde à 140 et 147 livres. C’est devant son public qu’il se révéla à la planète boxe un soir de 2005 dans la fournaise de la MEN Arena, défaisant par abandon à l’issue du 11e round la gloire russo-australienne Kostya Tszyu, pourtant largement favori des bookmakers. Bagarreur infatigable réputé pour son travail au corps sur le ring, « The Hitman » était fameux pour ses excès une fois qu’il en fut descendu, prenant autant de poids qu’un Roberto Duran entre ses combats.

On mesure mal depuis chez nous la popularité au Royaume-Uni de ce lad fameux pour son humour et sa simplicité autant que pour ses titres mondiaux. Quiconque se rappelle sa défaite des mains de Floyd Mayweather en décembre 2007 se souvient surtout des tribunes du MGM Grand acquises à la cause de l’Anglais, et s’époumonant 10 rounds durant à chanter qu’il n’y avait qu’un Ricky Hatton. Une seconde défaite en carrière subie contre Manny Pacquiao acheva de faire basculer « The Pride of Hyde » dans la dépression, une compagne encombrante qu’il ne quitta jamais vraiment. Honnête jusqu’au bout, il ne faisait pas mystère de ses addictions ni de ses tentatives de suicide. Ricky Hatton nous quitte alors que son retour sur le ring était prévu à Dubaï pour cette fin d’année. De l’avis d’un Pep Guardiola rompu à la tradition, la minute de silence précédant le derby City-United d’hier après-midi à l’Etihad Stadium fut la plus intense qu’il ait jamais vécue là-bas.